• Aucun résultat trouvé

Du cˆot´e des fondements, notre position s’ins`ere dans la continuit´e de ce qui a ´et´e pr´esent´e dans Peterson (2011, chap. 6). Afin de bien saisir les fondements philosophiques de notre approche, il faut d’abord comprendre quel est notre objectif. Tel que mention´e au d´ebut de cette partie, l’objectif principal de cette th`ese est de d´evlopper des outils formels pertinents `

a l’analyse des inf´erences l´egales. En ce sens, notre objectif n’est pas de d´evelopper des outils pertinents `a l’informatique ou `a la mod´elisation des nmas: l’objectif est de fournir une compr´ehension approfondie de la structure des inf´erences l´egales, et par le fait mˆeme de pr´eciser la structure du discours juridique. Une cons´equence directe de cet objectif est

1Par exemple, nous n’avons pas pris la peine de traiter explicitement des approches qui se qualifient de r´eductions andersonniennes, puisque l’id´ee de base derri`ere ces approches est similaire `a la r´eduction que l’on retrouve en logique d´eontique dynamique.

que notre tˆache n’est pas d’expliciter la structure des lois: le but est de d´eterminer la structure des inf´erences faites sur la base des lois.

D’entr´ee de jeu, nous sommes d’avis que si la philosophie formelle pr´etend ˆetre pertinente `a l’analyse du discours l´egal, alors celle-ci doit minimalement r´efl´echir sur les principes de base qui sont admis en droit. Ainsi, une logique d´eontique pertinente `a l’analyse des inf´erences l´egales doit `a tout le moins ˆetre fond´ee sur certains principes ou caract´eristiques que l’on retrouve au sein du discours juridique. En ce sens, pour qu’une logique d´eontique soit d’une quelconque utilit´e quant `a l’analyse des inf´erences l´egales, celle-ci doit ˆetre fond´ee sur des principes admis au sein de la l´egislation et de la jurisprudence.

En cherchant `a d´eterminer les conditions dans lesquelles les inf´erences l´egales sont valides ou non, on vise `a d´eterminer certains crit`eres de rationalit´e permettant de distinguer entre les inf´erences l´egales dont la forme est acceptable de celle dont elle ne l’est pas. L’objectif de cette th`ese n’est cependant pas de fournir une th´eorie de la rationalit´e, et par cons´equent notre conception de ce qu’est un argument dont la forme est rationnellement acceptable repose un crit`ere de rationalit´e plutˆot minimal.

Par un argument rationnel, nous entendons simplement un argument qui respecte le principe de non-contradiction. Le crit`ere de rationalit´e qui se trouve au fondement de notre analyse est donc la non-contradiction, voire la coh´erence ou encore la consistance. `A titre de pr´ecision terminologique, notons que l’usage du terme consistance est r´eserv´e `a son utilisation en logique, o`u la consistance est une propri´et´e (syntaxique) formelle d’un sys- t`eme. Le terme coh´erence sera utilis´e afin de r´ef´erer `a la coh´erence de la langue naturelle, lorsqu’une d´efinition formelle explicite n’est pas donn´ee. Soulignons aussi la distinction entre la coh´erence propositionnelle et la coh´erence normative. Alors que la premi`ere in- dique qu’une proposition ne peut ˆetre `a la fois vraie et fausse, la seconde implique qu’une action et son contraire ne peuvent ˆetre obligatoires en mˆeme temps. Formellement, la co- h´erence normative est r´eductible `a la coh´erence propositionnelle que si l’on admet le sch´ema d’axiome (D) de la logique d´eontique standard, qui est propositionnellement ´equivalent `a ¬(Oϕ ∧ O¬ϕ).

Or, il s’av`ere que la non-contradiction est non seulement un principe fondamental en droit, mais qu’il s’agit aussi d’un crit`ere de rationalit´e pour le discours juridique. ´Evidem- ment, quiconque est au fait du syst`eme juridique verra ais´ement que les lois sont souvent contradictoires, ou du moins incompatibles. Cela dit, r´eit´erons que notre objectif n’est pas d’´etudier la structure des lois mais que le but est plutˆot d’´etudier la structure des inf´erences l´egales. En ce sens, notre approche se place apr`es interpr´etation. `A supposer que le sens des lois est fix´e2, notre objectif est de d´eterminer les conditions de validit´e des inf´erences qui peuvent ˆetre faites sur la base de cette l´egislation.

Notre analyse prenant place apr`es interpr´etation, nous avons investigu´e du cˆot´e des principes qui guident l’interpr´etation des lois afin de fournir des fondements philosophiques solides `a notre approche. Malgr´e que les diff´erentes l´egislations soient souvent contradic-

2L’analyse de la signification de la loi se fait en fonction de l’acceptabilit´e des pr´emisses d’un argument. L’analyse de la validit´e d’un argument fait abstraction de la valeur de v´erit´e actuelle des pr´emisses.

toires, il n’en demeure pas moins que les lois sont pr´esuppos´ees coh´erentes apr`es interpr´e- tation, et donc la pr´esomption de coh´erence est un principe qui guide l’interpr´etation de la loi. Cette pr´esomption de coh´erence du syst`eme juridique r´esulte notamment du fait que le l´egislateur est pr´esuppos´e rationnel, et donc que sa pens´ee est pr´esupos´ee rationnelle et logique (Cˆot´e 2006, p.387). La coh´erence se veut une « valeur fondamentale des syst`emes juridiques, dont elle contribue `a assurer l’autorit´e, l’accessibilit´e et l’´equit´e (Cˆot´e 2006, p.387). »

La pr´esuppos´ee coh´erence d’un syst`eme juridique est triviale lorsque l’on consid`ere que l’objectif des lois est de guider l’action (Weinberger 2001, p.134). En effet, l’objectif d’un syst`eme juridique est de d´eterminer le cadre `a l’int´erieur duquel un agent peut ou doit agir. En l´egif´erant de mani`ere contradictoire, on obtient un cadre « vide », o`u aucune action ne peut ˆetre accomplie sans que l’on contrevienne `a la loi. Ainsi, sans le pr´esuppos´e de coh´erence, un syst`eme juridique ne pourrait atteindre son objectif: si l’objectif de la loi est de guider l’action du citoyen, alors les lois doivent minimalement ˆetre coh´erentes, sans quoi le citoyen ne pourra agir conform´ement aux actions qui lui sont prescrites.

La pr´esomption de coh´erence est non seulement fondamentale au discours juridique, mais est aussi un crit`ere de rationalit´e. D’une part, il s’agit d’un principe fondamental puisqu’elle permet de justifier d’autres principes d’interpr´etation des lois. Par exemple, la pr´esomption de coh´erence se trouve au fondement de la r`egle nemo intelligere possit antequam iterum perlegerit : nul ne saurait comprendre avant d’avoir lu et relu le tout au complet.3 Ce principe, qui dicte qu’une loi doit ˆetre comprise `a la lumi`ere de l’ensemble de la l´egislation, sert `a assurer que l’interpr´etation d’une loi n’engendre pas d’incoh´erence. D’autre part, la pr´esomption de coh´erence est un crit`ere assurant la rationalit´e du dis- cours juridique. En effet, la Cour suprˆeme, citant Sullivan (1994, p.176), affirme que la pr´esomption de coh´erence vise l’atteinte d’un « cadre rationel ».4 En ce sens, la pr´esomp-

tion de coh´erence des lois (apr`es interpr´etation) vise `a assurer et pr´eserver la rationalit´e du discours juridique.

Suivant la Cour suprˆeme5, la pr´esomption de coh´erence est reconnue en Common

law depuis le 16e si`ecle6 et a ´et´e reformul´e par le Conseil priv´e7. Cette reformulation, qui exprime essentiellement qu’une loi doit ˆetre interpr´et´ee de mani`ere `a pr´eserver la coh´erence de la l´egislation, a ´et´e r´eadopt´ee par la Cour suprˆeme en 1952 dans l’affaire The King c. Assessors of the Town of Sunny Brae8. Plus tard, dans 2747-3174 Qu´ebec Inc. c. Qu´ebec (R´egie des permis d’alcool), la Cour suprˆeme s’appuiera sur Sullivan (1994, p.176) afin de conclure que la pr´esomption de coh´erence vise non seulement l’obtention d’un

32747-3174 Qu´ebec Inc. c. Qu´ebec (R´egie des permis d’alcool), [1996] 3 RCS 919, paragraphe 207. 42747-3174 Qu´ebec Inc. c. Qu´ebec (R´egie des permis d’alcool), [1996] 3 RCS 919, paragraphe 209. 52747-3174 Qu´ebec Inc. c. Qu´ebec (R´egie des permis d’alcool), [1996] 3 RCS 919, paragraphe 207. 6Cf. Chamberlain’s Case (1611), Lane 117, 145 E.R. 346.

7Voir City of Victoria c. Bishop of Vancouver Island, [1921] 2 A.C. 384 (C.P.), p. 388. Le Conseil priv´e est l’un des plus haut tribunaux du Royaume-Uni, qui ´etait le plus haut tribunal au Canada avant que la Cour suprˆeme ne soit instaur´ee. Voir aussi 2747-3174 Qu´ebec Inc. c. Qu´ebec (R´egie des permis d’alcool), [1996] 3 RCS 919, paragraphe 208.

« cadre rationel », mais qu’il s’agit surtout d’un principe « virtuellement irr´efragable ».9 En cons´equence, la pr´esomption de coh´erence des lois (apr`es interpr´etation) est un principe fondamental qui ne peut ˆetre r´efut´e sans contrevenir `a la rationalit´e du discours juridique. En droit, ce pr´esuppos´e de coh´erence se r´ealise de diverses fa¸cons. D’abord, la co- h´erence est pr´esuppos´ee de mani`ere horizontale (Cˆot´e 2006, p.388). La coh´erence horizon- tale s’applique `a un mˆeme ensemble de normes, comme le Code civil, le Code criminel ou la Constitution canadienne. Ce type de coh´erence pr´esuppose que les normes `a l’int´erieur d’un mˆeme ensemble sont coh´erentes les unes avec les autres. Par ailleurs, il y a aussi une pr´esupposition de coh´erence verticale (Cˆot´e 2006, p.388). La coh´erence verticale s’applique entre les diff´erents ensembles de normes: on pr´esuppose que les diff´erents ensembles de normes sont coh´erents les uns avec les autres. Par exemple, le Code civil est pr´esuppos´e coh´erent avec la Constitution canadienne, tout comme le Code criminel est pr´esuppos´e coh´erent avec la Charte canadienne des droits et libert´es. Ainsi, l’ensemble des lois est pr´esuppos´e former un tout coh´erent (Cˆot´e 2006, p.433). La coh´erence du syst`eme juridique r´esulte du fait que l’on pr´esuppose « la volont´e d’un l´egislateur logique qui, `a l’int´erieur de l’ensemble des lois sur une mˆeme mati`ere, est cens´e proc´eder syst´ematiquement, c’est- `

a-dire sans contradiction, et donner `a des probl`emes semblables des solutions semblables (Cˆot´e 2006, p.439). »10

La pr´esomption de coh´erence a notamment deux corollaires jouant un rˆole important d’un point de vue fondationnel. Le premier est celui du principe de hi´erarchisation des lois. En effet, la hi´erarchie des lois permet de pr´eserver la coh´erence du syst`eme juridique, autant de mani`ere verticale que horizontale. Alors que cette hi´erarchie peut ˆetre explicite- ment mentionn´ee dans la loi, celle-ci peut aussi provenir de la construction des diff´erents ensembles de normes (Cˆot´e 2006, pp.45,450). Au Canada, par exemple, aucune l´egislation ne peut aller `a l’encontre de la Constitution canadienne. En ce sens, la Constitution pos- s`ede un statut sup´erieur aux autres l´egislations, et en cas de conflit entre certaines normes celles de la Constitution pr´evaudront. En philosophie formelle, cette strat´egie, qui consiste `

a introduire une (ou des) relation(s) de hi´erarchie `a l’int´erieur d’un mod`ele s´emantique afin de pr´eserver la coh´erence et de r´esoudre les conflits d’obligations a ´et´e utilis´ee notamment par Alchourr´on et Makinson (1981).

Le second corollaire est que le discours juridique est r´egit par une relation de con- s´equence « logique ». En pr´esupposant la coh´erence du discours juridique, on pr´esuppose par le fait mˆeme que les conclusions auxquelles on parvient par le biais d’inf´erences `a partir de la loi sont coh´erentes avec la l´egislation. Ainsi, en acceptant le pr´esuppos´e de coh´erence, on accepte du mˆeme coup un principe de « cons´equence logique », qui permet d’inf´erer ad´equatement certaines choses `a partir de la loi et des principes d’interpr´etation. De fait, en pr´esupposant que le discours juridique est coh´erent, on assume d’embl´ee que les inf´erences l´egales sont sujettes `a des r`egles « logiques » gouvernant leur bon usage. En ce sens, la coh´erence implique que l’on peut « d´eduire des normes express´ement formul´ees

92747-3174 Qu´ebec Inc. c. Qu´ebec (R´egie des permis d’alcool), [1996] 3 RCS 919, paragraphe 209. 10La coh´erence peut ´evidemment s’aper¸cevoir sous d’autres angles. Par exemple, il doit y avoir co- h´erence entre la loi, les faits admis `a un proc`es et le verdict d’un juge, tout comme il doit y avoir coh´erence entre les diff´erentes d´ecisions prises aux tribunaux.

certaines r`egles implicites qui s’en d´egagent logiquement (Cˆot´e 2006, p.422) ».

Cela dit, l’utilisation de l’expression « cons´equence logique » au sein du discours ju- ridique est au mieux m´etaphorique. En effet, cette notion est utilis´ee de mani`ere intuitive, sans qu’il y ait de d´efinition explicite de ce que signifie la cons´equence logique au niveau du discours l´egal. Ainsi, on pr´esuppose que le discours juridique est coh´erent et qu’il existe des r`egles permettant de d´eterminer ad´equatement les conclusions que l’on peut inf´erer, mais aucune d´efinition l´egale de la « cons´equence logique » n’est propos´ee.

Or, un des objectifs de cette th`ese est pr´ecis´ement de faire un pas de plus en faveur d’une telle d´efinition. Comme nous le verrons dans la prochaine partie, une des contribu- tions th´eoriques de cette th`ese est de fournir une d´efinition formelle explicite de la notion de cons´equence logique `a l’œuvre au sein des inf´erences l´egales. Pour ce faire, nous dis- tinguerons entre les inf´erences qui mettent en jeu des obligations inconditionnelles de celles qui se font sur la base d’obligations conditionnelles.

Du cˆot´e de la philosophie formelle, outre les relations de cons´equences implicites aux divers syst`emes qui ont ´et´e propos´es afin de rendre compte des inf´erences normatives (et qui ont donc tent´e de fournir une d´efinition formelle explicite de la relation de cons´equence logique `a l’œuvre au sein des inf´erences l´egales), il est g´en´eralement admis que les inf´erences normatives sont sujettes `a une forme ou une autre du principe de cons´equence d´eontique. En ce qui nous concerne, nous adopterons l’interpr´etation propos´ee par Casta˜neda (1968, p.13), `a savoir que si ϕ est obligatoire et que ϕ implique ψ, alors ψ est aussi obligatoire. Lorsqu’on le consid`ere en termes d’interdiction, la validit´e (intuitive) de ce principe est triviale d’un point de vue l´egal: il serait absurde que ϕ soit interdit, que ψ entraˆıne ϕ mais que ψ soit permis. Autrement dit, il serait absurde de permettre une action ψ qui viole directement une interdiction O¬ϕ.

Par ailleurs, une cons´equence directe de la pr´esomption de coh´erence est l’adoption du sch´ema d’axiome (D) de la logique d´eontique standard. Cela n’implique cependant pas que la logique qui sera propos´ee aux chapitres 11 et 16 soit une logique modale ou encore une logique fortement normale (au sens de ˚Aqvist 2002).11

Tout compte fait, il r´esulte de notre analyse que la coh´erence est non seulement un principe fondamental au discours juridique, mais qu’il s’agit aussi d’un crit`ere permettant d’en assurer le caract`ere rationnel. En outre, le principe de coh´erence permet de d´eriver d’autres principes fondationnels pertinents, notamment ceux de la hi´erarchie des lois afin de pr´eserver la coh´erence du syst`eme juridique et de la « cons´equence logique » r´egissant les inf´erences l´egales correctes. Ces principes seront utilis´es tout au long de la seconde partie, o`u notre tˆache sera de d´efinir une relation de cons´equence logique ad´equate aux inf´erences l´egales. La relation de hi´erarchie sera plutˆot utilis´ee lors de l’analyse de l’acceptabilit´e des pr´emisses.

Avant de poursuivre avec la contribution th´eorique de la th`ese, voyons d’abord quelques arguments que l’on peut avancer contre les principaux courants en logique d´eon- tique. Cela nous permettra de mettre en ´evidence plusieurs points `a prendre en consid´era-

tion pour la mod´elisation du discours juridique, qui seront repris aux chapitre 10 et 17 afin de montrer comment la th`ese permet de r´epondre `a plusieurs lacunes que l’on retrouve au sein de la litt´erature.