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Chapitre 2 : Détours méthodologiques

3/ Le niveau d’équipement essentiel

2.3 Rigueur et validité des choix méthodologiques

La recherche sociologique obéit à des règles méthodologiques. Pour autant, celles-ci ne sont pas données une fois pour toute ni applicables telles quelles. Il ne s’agit pas d’un procédé ou pis d’une technique (et d’outils) qui validerait, à coup sûr, et quel que soit le terrain d’enquête, la qualité du travail empirique. Il est vain de vouloir se cacher derrière ces règles académiquement apprises et scrupuleusement appliquées en bon apprenti-sociologue : des processus inconscients, notamment le contre-transfert553, viennent à bout de résistances factices aux composantes affectives et incontrôlables dans tout rapport humain. Il faut tenter d’objectiver nos choix méthodologiques ou plus précisément, à l’instar de Georges Devereux554, travailler sa subjectivité indubitable, qu’il faut reconnaître dans une posture fondatrice face à l’angoisse inhérente à la rencontre d’autrui dans les méthodologies en sciences sociales.

Plusieurs questions naissent de cet effort de « conscientisation » et de distanciation : Quelles sont les répercussions des choix des outils de recueils de données, qualitatives et quantitatives sachant bien qu’il n’y a pas d’indépendance entre les concepts et les méthodes555 ? Les modalités et les conditions de recueil de données n’ont-elles pas des incidences sur l’interprétation ? Comment utiliser les données recueillies différemment, entre celles glanées au cours d’entretiens ou d’observations informelles et celles issues d’enquêtes rigoureusement construites ? A quel moment pouvons-nous identifier des failles de la subjectivité ? Quelles précautions devons-nous prendre pour préserver la validité des données recueillies ? Comment prendre en compte l’implication du sociologue dans son objet ? Quelles sont les conduites à tenir pour tenter une réelle « objectivation

participante556 » ?

552 Ce nouveau club ne se situe sur aucun de nos terrains de recherche. Mais pour pouvoir confronter les observations, il

était nécessaire que ce club appartienne, selon notre typologie, à un village isolé relais, comme Saint Aubin. De plus, globalement, la structure et le fonctionnement des deux clubs est relativement similaire. Les infrastructures sont aussi vétustes dans l’un que dans l’autre, le niveau sportif est sensiblement le même. Et ces deux clubs se trouvent confrontés aux mêmes difficultés, notamment en terme de bénévolat, pour la composition de leurs équipes, et pour l’image qu’il renvoie vis-à-vis des clubs dits « de banlieue ».

553 Le contre-transfert désigne le sentiment inconscient qu'éprouve l'analyste en réaction aux sentiments inconscients

ressentis par l'analysé dans le travail d'analyse. Cette théorie est plutôt issue de la psychanalyse.

554 Devereux G., De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980 (1967). 555 Face à l’extrême difficulté à appréhender le monde social sans le scinder en deux (rural / urbain en l’occurrence) ou

le simplifier à outrance (ne retenir qu’une cause pour rendre compte de l’ensemble d’un processus ou d’un acteur), certains sociologues (notamment ceux de la première école de Chicago, Robert Park entre autres) ont préféré renoncer partiellement ou totalement à toute forme de réflexion théorique sur leur travail, faisant intégralement confiance à leur terrain. Mais il convient de se méfier des généralisations abusives étant entendu que théorie et pratique se complètent dans un va-et-vient permanent : il n’y a pas un temps pour le terrain et un temps pour la réflexion mais un entremêlement permanent des deux.

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2.3.1 Le positionnement du chercheur par rapport à son terrain

Certains chercheurs ont pris le parti de mettre à jour leur trajectoire sociale. Selon Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, « la sociologie de la pratique sociologique ne saurait faire

abstraction de l’origine sociale du sociologue, que celui-ci ait pour objet le monde ouvrier, les classes moyennes ou la grande bourgeoisie. Il est paradoxal que le silence sur cette origine, le cursus scolaire et les autres éléments de la biographie, en particulier professionnelle, soit habituel alors qu’il s’agit, selon les résultats les plus incontestables de la discipline elle-même, d’une dimension essentielle de la réflexion épistémologique. Aussi, pour rendre plus clair l’exposé de nos démêlés avec le terrain, nous a-t-il paru indispensable, dès le début (…) de dire, au moins succinctement, d’où nous venons557 ». Dans notre cas, cela signifierait dévoiler notre trajectoire sociale. Cependant, il nous semble que d’une part, il ne suffit pas de dire sa provenance sociale, pour en être quitte, encore faut-il pouvoir l’ (auto)analyser, ce qui demande du temps et certainement beaucoup d’expérience. D’autre part, en dévoilant son origine, nous prenons le risque que le lecteur oriente son regard sur un travail en fonction de la trajectoire de celui qui l’a produit.

De plus, « être du coin » ne signifie pas pour autant connaissance ou intérêt pour le coin. Cela ne constitue aucunement une garantie d’une certaine proximité avec l’objet sur lequel on travaille. Au contraire, nous pourrions croire qu’un chercheur, fraîchement arrivé sur un terrain qu’il ne connait pas, aurait l’avantage de porter un regard neuf sur le terrain qui lui permettrait de voir « ce à quoi nous ne faisons plus attention ». Cette naïveté renverrait davantage au positionnement choisi par le chercheur afin de le maintenir en alerte et le rendre réceptif à tel ou tel acte ou propos, quel que soit son parcours social et spatial, plutôt qu’à une bien aléatoire vision neuve, donc supposée dénuée d’intérêts et de jugements.

Toutefois, lors de la situation d’enquête, préciser que l’on est originaire de la même région, du même village, et que nous cumulons également le fait d’être sportif influence sans aucun doute les premiers échanges. Nous pouvons avoir des pratiques sportives, des sensibilités ou des sensations, des références en commun. Nous pouvons donc nous retrouver dans une sorte de communauté d’esprit, de connivence. Nous nous trouvons alors à l’aise pour nous représenter immédiatement certaines expressions ou références géographiques (endroits, villages, lieux-dits ou hameaux) ou purement sportives (techniques, comportements, attitudes, etc.) qui peuvent être évoqués par un enquêté. Il demeure alors plus simple pour le chercheur de relancer l’interviewé sur tel ou tel aspect, telle ou telle curiosité.

Néanmoins, nous ne pouvons nous appuyer sur des impressions d’étrangeté, en particulier, tout peut nous paraître naturel, évident. Dans la préparation de notre terrain, la proximité avec notre objet de recherche impose de se débarrasser des préjugés, des relations d’amitié, d’empathie, d’antipathie. Il faut bien avoir conscience de la difficulté de cette situation pour profiter de

156 cette immersion pour la convertir en objet d’enquête. Cela suppose donc une prise de distance558.

2.3.2 La posture de recherche

La passion est le moteur de la découverte559 et pour faire un bon travail de recherche, il faut d’abord avoir envie de le faire. Il parait difficilement concevable de mener un travail universitaire de longue haleine sur un objet pour lequel le chercheur n’a aucun intérêt. Cela ne signifie pas que nous devions nous laisser mener par notre enthousiasme et nos préjugés, au détriment d’une réflexion sociologique permanente, d’une objectivation de notre sujet. Finalement, l’important n’est pas tant de travailler sur un sujet, ici le sport en milieu rural, parce que nous sommes nous-mêmes pratiquants mais plutôt d’éprouver une certaine implication dans la distance. Jean Claude Passeron rappelle quelques traits essentiels de cette distanciation : « "rupture" avec les prénotions

du sens commun, "construction" théorique des "faits", vérification empirique des hypothèses formulées dans un langage unifié, et surtout répudiation catégorique de l’illusion positiviste de la "transparence" du monde en langage commun, c'est-à-dire dans nos disciplines, rejet de l’hypothèse que le sens des actes puisse être transparent aux représentations et intentions des acteurs sociaux.560 » De plus, d’après Norbert Elias, le sociologue est intégré dans un processus de distanciation dans le cadre d’un « auto-contrôle » et d’un « désenchantement émotionnel », subi par chaque acteur du social561. Le chercheur doit prendre un recul critique basé sur une discipline intellectuelle et un refoulement des dimensions affectives présentes dans tous rapports humains. « Cette posture est d’autant plus nécessaire pour le sociologue, lui-même sportif ou ancien sportif,

porteur de valeurs et de normes ambivalentes du sport, dont il doit progressivement se défaire, tout en les ayant vécu ou en les vivant de l’intérieur.562 » L’objectivation participante recherchée est alors le fruit de différentes formes d’engagements (empirique et théorique) mais c’est de retour dans son bureau que la distanciation prend le relais : les temps de réflexion et les phases d’écriture restent les voies essentielles vers l’objectivation.

Par ailleurs, dans une recherche inductive qui croise plusieurs types de méthodes, il reste à s’interroger sur le poids des différentes données recueillies. Quelle importance accorder à des données qualitatives et quantitatives, à des observations préparées ou spontanées, à des entretiens exploratoires ou construits, à des questionnaires parfois trop rapidement menés ? Il est inutile de

558

Beaud S. Weber F., Guide de l’enquête de terrain. Produire et analyser des données ethnographiques, op.cit. et Beaud S., Pialoux M., Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes Dangereuses, op.cit.

559 Bertaux D., « Fonctions diverses des récits de vie dans le processus de recherche », in Desmarais D., Grell P., Les

récits de vie. Théorie, Méthode et Trajectoires types, Montréal, éd. Saint Martin, 1986, p.21-34.

560

Passeron J-C., « Mort d’un ami, disparition d’un penseur », in Encrevé P., Lagrave R-M. (dir.), Travailler avec Bourdieu, Paris, Flammarion, 2003, p.77.

561 Elias N., Engagements et distanciation. Contribution à une sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993. 562 Vieille Marchiset G., Le sport entre intégration et exclusion. Normes et processus de transmission en question,

157 chercher une hiérarchie dans les relevés, l’essentiel étant de relier les éléments, ceux issus de l’observation in situ ou de l’expérimentation sociale, des « perturbations réduites ou provoqués », selon la distinction de Georges Devereux. Nous accordons une priorité aux données rigoureusement construites selon les canons méthodologiques en utilisant exclusivement celles-ci dans notre travail de recherche. Nous estimons que les données recueillies de manière informelle participe à l’accroissement et à l’amélioration des connaissances du chercheur sur l’objet, ce qui participe à le rendre « expert » de la question. Concernant le processus de construction et de déconstruction des connectivités sportives rurales analysé ici, les statistiques et le traitement quantitatif donnent les grandes tendances alors que les entretiens et les observations ont permis de préciser et de détailler les mécanismes intériorisés par les acteurs. La multiplicité des méthodes permet de saisir la réalité sociale et de donner une valeur heuristique aux résultats.

2.3.3 Questionnements éthiques

Notre posture méthodologique exige de passer du temps en compagnie des personnes étudiées, en valorisant des rencontres multiples, organisées ou improvisées auprès d’individus, de groupes choisis au préalable, et non de se contenter de rapides conversations ponctuelles, insuffisantes pour étayer un raisonnement sociologique, digne et honnête. Dès lors, il ne s’agit pas de travailler sur une population mais de travailler avec, selon le mot de Georges Devereux. Si l’accompagnement est fait tout au long des entretiens, il doit être poursuivi par la suite. Dans tous les cas, en toile de fond de cet accompagnement, il est indispensable de prendre une posture éthique fondatrice, bien noté par Olivier Schwartz563 : toutes les données recueillies (questionnaires, entretiens, observations ethnographiques, documents personnels) doivent être assimilées à des « œuvres », ces tranches de vie qui méritent le respect, l’anonymat et la protection dans un cadre éthique plus que juridique.

Dans notre cas, rejeter toute forme de responsabilité sociale reviendrait à ne pas tenir compte des implications locales de notre travail, à accepter finalement que, sous couvert d’une sorte de pureté sociologique, nous ne garantissions pas l’anonymat, au moins partiellement, des interviewés, en considérant que, d’un point de vue microsociologique, nous transformerions la vérité en transformant l’une ou plusieurs de ses composantes, d’autant plus que les acteurs rencontrés ne nous ont généralement pas demandé de garantir leur intimité ou leur anonymat. Dans ce cas, pourquoi chercher à les protéger ? Cette question est cruciale et d’ailleurs, une des règles élémentaires de déontologie scientifique est le respect de l’anonymat des personnes enquêtées. Cela paraît d’autant plus indispensable que nous travaillons sur des terrains restreints géographiquement et que nous abordons certains points qui relèvent en partie de la sphère privée. De plus, ce qui compte, ce n’est pas l’identité ou l’identification, mais des types de comportements, des manières

158 d’être ensemble, des relations qui dépassent les histoires individuelles. Le discours n’a d’intérêt que parce qu’il nous apprend sur notre objet d’étude et il n’en a peu, s’il relate du caractère singulier d’un individu. Tout en respectant chaque interviewé dans son intégrité, nous respectons son droit au secret sans pour autant nuire aux règles de la méthode sociologique. Nous ne ferons donc pas apparaître en référence aux extraits proposés, le prénom ou le nom des interviewés.

Enfin, nous pourrions très bien partir du principe que le sociologue ne devrait pas se préoccuper des conséquences sociales de son travail, et effectivement, la tentation est bien réelle de se laisser charmer par les berceuses de l’utilitarisme si prégnantes en économie. Pierre Bourdieu rappelle à ce propos qu’être utile à quelque chose, c’est toujours être utile à quelqu’un et que les critères qui définissent l’utilité ne vont pas de soi. Nous pouvons ainsi admettre qu’il faille faire de la sociologie pour la sociologie sur le modèle de l’art pour l’art564. Nous rentrons ici dans un débat récurrent dans la communauté scientifique autour de l’utilité des sciences sociales565. En ce qui nous concerne, il était clair que dans le cadre d’une thèse CIFRE, cette dimension était à prendre en compte. L’entreprise financeuse n’est pas un mécène au service de l’érudition mais attend clairement quelque chose en retour et notamment que les résultats du travail lui soient utiles. Pour la MSA FC, cela consiste notamment à améliorer et à renforcer les connaissances sur la société rurale en matière de constructions des liens sociaux dans une optique d’intégration et/ou d’exclusion à partir d’un domaine peu connu, celui des associations sportives. Toutefois, les exigences du monde professionnel et les attentes du financeur diffèrent de celles du cadre universitaire. Il est nécessaire de mettre en œuvre, d’un point de vue pratique, le fruit des résultats théoriques de la recherche, sur le terrain. Nous avons alors convenu avec la MSA FC d’élaborer un rapport de recherche de type professionnel (ou de type recherche-action), en l’adaptant aux problématiques rencontrées par l’entreprise et en soumettant un certain nombre de préconisations à mettre en œuvre sur le terrain. Pour autant, le problème n’est pas réglé puisque ce qui est en jeu ici, c’est la définition légitime de la sociologie.

564 Lahire B. (dir.), « Utilité : entre sociologie expérimentale et sociologie sociale », in A quoi sert la sociologie, Paris,

La découverte, coll. « Laboratoires des sciences sociales », 2002, p.53.

565

Voir à ce sujet le 5ème congrès de la Société de Sociologie du Sport de Langue Française (3SLF), « A quoi servent les sciences sociales du sport ? Recherches et utilité(s) sociale(s), qui s’est déroulé à Lyon du 27 au 29 mai 2009.

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2

ème

Partie

Les connectivités / dé-connectivités sportives

au sein d’une configuration particulière

La deuxième partie présente le cadre général de notre recherche où les connectivités / dé- connectivités sportives s’articulent suivant les pratiquants sportifs ruraux et les modes d’organisation des associations sportives rurales. Ces deux entités forment une configuration particulière, au sens de Norbert Elias. Le troisième chapitre apporte une description précise des ces deux entités et le quatrième chapitre fournit l’une des clefs de notre recherche puisqu’il concerne l’ « esprit club » qui demeure au cœur de la configuration.