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1.2 Pour une analyse des associations sportives en milieu rural à travers

1.2.1 La question du lien social en sociologie : entre individu et société

Dans ses travaux, Pierre Bouvier225 analyse l’histoire du vaste spectre que recouvre l’expression « lien social » dans les sciences humaines et propose une ouverture vers des questionnements nouveaux. L’auteur retrace l’histoire de la pensée intellectuelle des philosophes tels que Rousseau ou Hobbes autour de la question sociale. Il démontre que cette notion a toujours préexisté au mot, mais qu’elle prit de l’importance quand elle devint objet d’une discipline nouvelle : la science de la société. Pour l’auteur, la sociologie s’inventa en même temps qu’elle inventa l’expression « lien social ». Or, le concept et son objet paraissent difficiles à cerner en raison de l’association des termes « lien » et « social » qui, d’un point de vue étymologique peut paraître redondante226. Pour Pierre Bouvier, le lien social « apparaît plutôt comme un moyen que

comme une fin, celui de regrouper, en interne, des affidés en nombre suffisant.227 » Il s’agit alors de dégager les pratiques génératrices que les individus et les collectifs mettent en place, élaborées dans l’entre-soi et pour soi. L’auteur distingue trois catégories fondamentales de liens impliquant soit de la positivité, de la négativité ou une neutralité. Les liens sociaux positifs désignent des relations orientées vers l’émancipation, la liberté, l’égalité, la solidarité. Ils s’inscrivent plutôt dans les perspectives de Locke, Rousseau, Durkheim. Les liens sociaux négatifs s’attachent plutôt au conflit et renvoient à Marx ou Bourdieu avec des situations contraignantes, des rapports de domination et

225 Bouvier P., Le lien social, Paris, Gallimard, 2005. 226

Ibid.

73 de subordination. Les liens sociaux neutres se présentent comme vecteurs et pratiques, permettant aux individus de s’exprimer et d’atteindre les buts qu’ils se sont fixés, liens instrumentalisés par la finalité que poursuit l’individu : Weber, Goffman, Boudon228. Ainsi, dans une acceptation générale, le lien social pourrait être défini comme un ensemble de forces (analysant des rapports) ou de caractéristiques (décrivant des traits) ou des mécanismes (étudiant les interactions) qui permettent de relier les individus entre eux et, simultanément, de rattacher chaque individu à une collectivité. Le lien social décrit le mode selon lequel un individu invente en même temps qu’il reproduit son intégration dans les groupes auxquels il participe.

Par ailleurs, nous observons une montée en puissance des travaux traitant de cette problématique du lien social avec des questionnements autour de leur forme et de leur évolution. Toutefois, la particularité de ces travaux porte essentiellement sur une impression de dégradation, de décomposition et d’affaiblissement de ces liens. C’est comme si un vent de crise était en train de souffler229, comme si les changements sociaux entraînaient une glaciation des relations sociales dont le réchauffement passerait par la convivialité, notamment par les mouvements associatifs, censés être autant de facteurs de restauration du lien social. Pour Henri Mendras, le lien social est entré dans les discours de tout un chacun, notamment dans les expressions de perte, d’érosion, d’effritement des logiques d’attachement. « Dans les dictionnaires des idées reçues, le lien social

est apparu récemment230. Tout le monde aujourd’hui s’accorde à penser que « le lien social » se distend, s’affaiblit, se délite…231 ».

Pour autant, cette question du lien social est un phénomène plus ancien et date du tournant du XIXème au XXème siècle. Cette question demeure au centre des théories empreintées aux pères fondateurs de la sociologie inséparable d’une vision historique de la société et des conditions du changement social de longue durée. Ferdinand Tönnies, Emile Durkheim, Max Weber et surtout Georg Simmel appréhendent dans leurs travaux la place occupée par le lien social dans la compréhension des phénomènes sociaux et notamment du passage d’une société traditionnelle à une société dite moderne. Pour Dominique Schnapper, comme pour d’autres intellectuels232, le projet sociologique est né à cette période de ce questionnement et de « l’inquiétude sur la capacité

d’intégration des sociétés modernes : comment entretenir ou restaurer les liens sociaux dans les sociétés fondées sur la souveraineté de l’individu ? Comment entretenir et restaurer les liens

228 Ibid., p.35.

229 Nous pouvons lire les expressions de "crise du lien social", ou encore de "perte des repères", "d'affaiblissement des

valeurs" ou de "fracture sociale". Toutes ces expressions font référence, implicitement à la même chose, une difficulté croissante à construire le lien social dans notre société, un délitement de la société faute de cohésion entre ses membres. Voir à ce propos, entre autres : Farrugia F., La crise des liens sociaux. Essai de sociologie critique, Paris, L’Harmattan, 1993.

230

Henri Mendras montre que le lien social, qui avait une connotation plutôt négative, réapparaît aujourd’hui sous une forme enviable, positive et on déplore qu’il se distende sous l’effet d’une exacerbation des valeurs individualistes. Voir : Mendras H., « Le lien social en Amérique et en Europe », op.cit.

231 Ibid., p.179. 232

Voir à ce propos, entre autres : Simon P-J., Histoire de la sociologie : tradition et fondation, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2008. Aron R., Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967.

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sociaux quand la religion et les pratiques religieuses ne relient plus les hommes et que la citoyenneté constitue le principe de la légitimité politique en même temps que la source du lien social au sens abstrait du terme ?233 » Avec la révolution industrielle et l’avènement d’une société plus individualisée, les pères fondateurs se sont intéressés à l’évolution des formes du lien social. En général, leur problématique centrale consiste à s’interroger sur le fait que les hommes vivent ensemble et tissent des relations qui peuvent prendre la forme d’un groupe, d’une communauté ou d’une société et constitue ce débat classique sur le destin des communautés.

Ces pères fondateurs de la sociologie ont analysé chacun à leur manière la modernité et l’évolution des formes d’agrégation entre les individus. Leurs approches se différencient suivant qu’ils insistent sur la substitution d’une forme de lien social par une autre ou sur la recomposition, la transformation et non la disparition des modèles. Emile Durkheim234, Max Weber235 et Ferdiand Tönnies236, issus de traditions sociologiques différentes, font usage de typologies qui opposent sociétés traditionnelles et sociétés modernes du point de vue du lien social237. Pour Ferdinand Tönnies, l’organisation sociale évolue au cours de l’histoire où la modernité transformerait la structure sociale traditionnelle de la communauté en l’état de société. Le passage à la modernité porterait la marque d’un relâchement du lien social et d’une décomposition de l’ordre social. Les concepts de « communalisation » et de « sociation » que Max Weber mobilise dans son analyse ne sont pas sans rappeler la distinction faite par Ferdinand Tönnies entre « Gemeinschaft » et « Gesellschaft » (communauté et société)238. Pour Emile Durkheim, le rôle de la conscience collective dans la constitution du lien social est le signe d’un changement dans les fondements de la solidarité, du passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique239. Cette forme de lien

233 Schnapper D., La Relation à l’Autre, au cœur de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais »,

1998, p.15 in P. Bouvier, op.cit., p. 167-168.

234 Durkheim E., De la division du travail social, Paris, PUF, 2007 (1893).

235 Weber M., Économie et société ; traduit de l’allemand par Freund J., Kamnitzer P., Bertrand P., Dampierre E.de,

Jean Maillard J. et Jacques Chavy J. (sous la direction de Chavy J. et Dampierre E. de), Tome I, Paris, Librairie Plon, 1971 (1921).

236 Tönnies F., Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, PUF, 1977 (1887). 237 Voir par exemple l’analyse comparative réalisée par Serge Paugam entre les deux typologies de Durkheim et de

Tönnies dans : Paugam S, Le lien social, Paris, PUF, 2008. L’auteur souligne page 12, « lorsque Durkheim écrivait en 1889, qu’il faudrait un livre pour répondre à Tönnies, il pensait sans doute déjà à la structure de la démonstration que l’on retrouve dans « La division du travail social ». C’est la raison pour laquelle on peut dire que, en écrivant sa thèse, Durkheim, au-delà du thème traité, avait pour ambition d’affirmer le sens qu’il entendait donner à la sociologie, notamment par rapport à la sociologie allemande de son époque. »

238

Max Weber nous donne une définition de ces deux concepts : « Nous appelons communalisation [Vergemeinschaftung] une relation sociale lorsque, et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde – dans le cas particulier, en moyenne ou dans le type pur – sur le sentiment subjectif (traditionnel ou affectif) des participants d’appartenir à une même communauté [Zusammengehörigkeit]. Nous appelons sociation [Vergesellschaftung] une relation sociale lorsque, et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde sur un compromis [Ausgleich] d’intérêts motivé rationnellement (en valeur ou en finalité) ou sur une coordination [Verbindung] d’intérêts motivée de la même manière. » Weber M., Economie et société, op.cit., p.41.

239 Durkheim E., De la division du travail social, op.cit. La « solidarité mécanique » caractérise les sociétés

traditionnelles. Elle est créée mécaniquement par la similitude des consciences, la ressemblance des membres du groupe ou de la société. Les individus sont semblables et partagent les mêmes croyances, les mêmes sentiments et obéissent aux mêmes valeurs. Les individus sont interchangeables et unis par une conscience collective forte qui s’impose à eux. La « solidarité organique » caractérise les sociétés modernes. Elle est créée par la complémentarité des individus qui ont des fonctions et des rôles différents et qui ont besoin les uns des autres comme les organes du corps social. Chacun est libre de penser et d’agir indépendamment des autres, la conscience collective y est plus faible.

75 solidaire est à la base de la protection sociale dans notre société240. D’autres analyses permettent également d’appréhender la construction de la structure sociale, notamment celle des interactions individuelles dans le groupe, par Georg Simmel241. Donc les relations sociales se différencient suivant les types de structures sociales dans lesquelles elles s’inscrivent. Rapportés à une microsociologie des associations et des clubs sportifs ruraux, ces travaux restent très « modernes » dans le sens où ils viennent alimenter notre questionnement sur l’évolution des liens sociaux face aux mutations et aux changements de la société rurale. Le lien social aurait tendance à empreinter de nouvelles formes, notamment associatives, pour se reconstruire et se réinventer selon les contextes locaux. Plus largement, dans le sport, le lien social se développerait à partir de la singularité de l’environnement. Le terme « lien social » peut donc prendre des formes différentes mais son emploi en sociologie s’inscrit dans la polarité classique entre individu et société. L’histoire de la construction du concept montre qu’il est appréhendé de manière différente suivant les écoles sociologiques, française ou allemande, où chaque génération renouvelant avec ses particularités un débat qui semble appeler à durer242. Les chemins diffèrent en effet entre deux perspectives qui mettent l’accent, soit sur l’individu, soit sur le social, dans la construction des phénomènes sociaux. Cependant, il convient de souligner les limites de cette opposition classique en sociologie. Dans une perspective éliasienne, étudier la manière dont les individus se relient les uns aux autres implique de les considérer à la fois comme entités individuelles isolées et comme faisant partie de la société, d’un collectif composé lui-même d’individus : individu et société n’existant pas en tant qu’entités distinctes, indépendantes l’une de l’autre243.

Par ailleurs, si la construction du lien social doit s’envisager dans l’interaction entre individu et société, cette perspective est d’autant plus pertinente et indispensable dans le cas d’une étude sur le lien social associatif. Au sein de la typologie des types de liens proposée par Serge Paugam, le lien social associatif que nous étudions dans notre travail correspond au « lien de participation

élective244». Cette forme de lien relève de la socialisation extrafamiliale au cours de laquelle l’individu entre en contact avec d’autres individus qu’il apprend à connaître dans différentes sphères de la vie sociale, notamment celle de l’institution sportive. Contrairement au lien de filiation, au cours de son apprentissage social, l’individu est contraint par la nécessité de s’intégrer. Mais, en même temps, il est autonome dans la mesure où il peut construire lui-même son réseau d’appartenance à partir duquel il pourra affirmer son identité. La relation conjugale constitue une

240

Voir à ce propos l’analyse du solidarisme, soit le lien social dans une perspective durkheimienne effectuée par Serge Paugam, dans Le lien social, op.cit., notamment à partir de la page 40 jusqu’à la page 49.

241 Simmel G., Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, op.cit.

242 Le tableau présenté en ANNEXE n°2 est tiré de : Talleu C., « Etre ensemble » dans les associations sportives.

Contributions à une sociologie des sociabilités, op.cit., p.17.

243 Voir à ce propos : Elias N., La société des individus, Paris, Fayard, 1991.

244 S. Paugam, Le lien social, op.cit., p. 64. L’auteur propose quatre types de liens en fonction des formes de protection

et de reconnaissance : lien de filiation (entre parents et enfants) / lien de participation élective (entre conjoints, amis, proches choisis…) / Lien de participation organique (entre acteurs de la vie professionnelle) / lien de citoyenneté (entre membre d’une même communauté politique)

76 forme de ce lien, même si elle reste toutefois encadrée par une série de déterminations sociales, avec une tendance à l’homogamie245. Par contre, le lien d’amitié « correspond parfaitement à la

définition du lien de participation élective. »246. Ce lien d’amitié, basé sur la relation de confiance peut parfois être plus fort que le lien de filiation247. Les bandes, les groupes de pairs voire les équipes sportives, constituent également d’autres formes de participation élective. Ils reposent souvent sur une relation amicale, mais cette dernière est, dans ce cas, partagée au sein d’un groupe plus large. Il s’agit en fait d’une alliance qui peut avoir pour fonction principale de se distinguer des autres mais aussi et surtout de se créer un entre-soi.

Ainsi, on le voit, les formes d’agrégation des individus sont relativement larges. Il importe de préciser les termes employés qui sont proches de la sémantique du lien social. La difficulté comme le remarque Pierre Bouvier248, tient à ce que de nombreuses composantes peuvent s’y référer, par exemple l’amitié, le compagnonnage, l’union, sinon, la famille, le mariage, la parenté, la communauté, etc. « Face à cette porosité idiosyncrasique, il convient de privilégier les auteurs et

les problématiques faisant plus explicitement références séminales à la notion dans son sens premier, tourné non vers l’individu proche mais vers les interactions249 ».

1.2.2 Les associations sportives en milieu rural : support de