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Pourquoi un tel retard dans la formalisation et l’instrumentation?

EVOLUTION DU POSITIONNEMENT DU CHERCHEUR ET PHASE D’OBSERVATION

2. Analyse de la formalisation et de l’instrumentation tardives de la gestion interne d’Alpha Mode

2.1. Pourquoi un tel retard dans la formalisation et l’instrumentation?

Comme nous avons pu le voir précédemment (dans le chapitre 3), la PME, dans sa croissance, devrait connaître deux principaux seuils : la formalisation puis la délégation. Au lieu d’intervenir successivement, vers 50 salariés pour le premier et vers 250 salariés pour le second (c’est sur cet effectif qu’est d’ailleurs basée la définition européenne de la moyenne entreprise), Alpha Mode va devoir gérer ses deux seuils de façon simultanée et décalée par

150 rapport à ce que prédit la littérature, alors qu’elle a déjà presque atteint les 1000 salariés. On est donc dans notre recherche en présence d’un cas « contradictoire ». Le cas singulier d’Alpha Mode va être utilisé pour infirmer un énoncé universel. Après une première phase de type recherche action, ayant comme objectif de modifier le fonctionnement de l’entreprise par la mise en place d’un système de pilotage, l’observation participante développée dans la deuxième phase repose sur le falsificationnisme de Popper (1935) : inférer des énoncés universels à partir d’énoncés singuliers est impossible mais un énoncé singulier suffit à disqualifier une théorie. On rappelle que pour être scientifique, une théorie doit être falsifiable. Le falsificationnisme repose sur le fait que des énoncés singuliers peuvent invalider un énoncé universel. Un exemple fréquemment cité est celui des cygnes : l’énoncé théorique « Tous les cygnes sont blancs » peut être invalidé si l’on se trouve en présence d’un cygne noir. La démarche est scientifique en ce qu’elle permet la « falsification » de l’hypothèse qu’on soumet aux tests empiriques (Depelteau, 2000). Le retour à la théorie est pourtant fréquemment oublié alors qu’il s’agit de valider, de complexifier voire d’invalider grâce à une observation empirique originale (Albarello, 2003).

On est là clairement dans un contre exemple de la théorie des seuils. En rapprochant le cas d’Alpha Mode de la théorie des seuils, on voit clairement qu’il s’agit d’une PME ayant largement dépassé l’effectif quantitatif des deux seuils (puisqu’elle gère actuellement environ 1000 salariés) et qui n’a pourtant toujours pas connu ces deux étapes dans son développement. Son effectif est quatre fois supérieur à l’effectif théorique du deuxième seuil et on n’y trouve pourtant ni formalisation ni délégation. Si l’on reste dans une vision extérieure de l’entreprise (approche distanciée de l’organisation), on pourrait croire qu’avec un effectif si élevé, elle a déjà connu ces deux seuils en formalisant son fonctionnement puis en délégant se gestion interne. Toutefois, une intervention chez Alpha Mode (immersion longitudinale dans l’organisation) révèle le contraire et nous prouve que la formalisation et la délégation n’ont toujours pas été intégrées au fonctionnement de l’entreprise : les tâches ne sont pas formalisées, peu de spécialistes ont été recrutés, la structure n’est pas clairement identifiable, les outils de pilotage sont totalement inexistants, etc. Elle n’a pas encore abandonné les caractéristiques de la PME pour adopter les modes de fonctionnement habituels des grandes entreprises, ce que l’on retrouve classiquement après le passage du deuxième seuil. Dans une démarche falsificationnisme, nous rejetons la théorie selon laquelle la PME en croissance connaît une première crise dans sa croissance (seuil de formalisation) autour de 50 salariés puis une deuxième crise (seuil de délégation) autour de 250 salariés.

151 Nous pouvons mettre en évidence trois raisons qui modulent et infléchissent l’impact mécanique de la taille sur l’organisation : le positionnement stratégique, la fonction de production avec une organisation en réseau et le profil des dirigeants.

L’entreprise Alpha Mode se développe dans un secteur sinistré en France, dans lequel la production française ne fait que décroître. Les principaux acteurs du secteur ont quasiment tous la même histoire : ils ont hérité d’un facteur de production à gérer et ont dû pour ce faire mettre en place des politiques drastiques de réduction des coûts. Les dirigeants d’Alpha Mode, comme un nombre très réduit d’autres acteurs du secteur, suivent une trajectoire totalement différente de leurs concurrents. Vendeurs forains de vêtements sur les marchés et dotés d’un flair remarquable pour sentir les besoins de la clientèle à revenus modestes, ils sont capables de trouver des sources d’approvisionnement à bas coûts d’abord en Italie puis en Chine. Ils n’ont pas eu à gérer la production ni à s’occuper de restructurations. Ils positionnent immédiatement leur entreprise au cœur d’un des rares maillons rentables de la filière : l’importation et la distribution, dans des zones de chalandise et pour des types de clientèles négligées, de produits de mode à bas prix. Leur positionnement stratégique est très porteur et leur permet d’entrer dans une niche du marché avec une flexibilité totale et sans coûts hérités du passé à assumer. Cela a représenté pendant plusieurs années un avantage compétitif majeur dans leur secteur. Ils disposent d’une stratégie habile et d’un avantage concurrentiel pleinement utilisé par rapport à la concurrence permettant de retarder les contraintes de gestion interne. Il ne faut cependant pas négliger le fait que certains concurrents commencent à s’intéresser aux zones de chalandise recherchées par Alpha Mode bien qu’elle ne présentait pas d’intérêt majeur à leurs yeux jusqu’à présent.

La chaîne de valeur d’Alpha Mode ne nécessite par ailleurs pas un recours important à l’instrumentation de gestion. La nature du métier rend la valeur ajoutée par l’entreprise dans la chaîne de valeur globale assez réduite. Ce qui fait la réussite de l’entreprise Alpha Mode, malgré les faiblesses de sa gestion interne, est la connaissance par les dirigeants de leur ancien métier de commerçant. Ils savent sélectionner les emplacements géographiques porteurs, travailler avec des fournisseurs étrangers vendant des produits de qualité acceptable à coûts bas (maîtrise du marché amont) qui répondront aux attentes de leur clientèle (maîtrise du marché en aval) avec une grande flexibilité.

Les processus internes d’accroissement de la valeur sont très réduits. L’entreprise est focalisée sur le maintien de coûts bas et la diminution des frais fixes. Alpha Mode ne gère aucune

152 production, leur chaîne de valeur repose sur des achats, de la logistique et de la promotion- distribution. Ils ne souffrent d’aucun investissement dédié les empêchant de modifier leurs produits ou leurs sources d’approvisionnement et n’hésitent pas à s’inspirer des leaders. L’activité est simple et fondée sur des mécanismes de type marché. On a affaire à une entreprise légère, nœud de contrats et de transactions externes plus qu’acteur de processus internes complexes. Les fonctions support sont réduites au maximum. Par ailleurs si les effectifs sont importants (500 personnes en 2005, 1000 en 2006) il faut bien voir que l’organigramme est par nature très plat et les problèmes de coordination-spécialisation limités. Chaque point de vente regroupe 2 ou 3 personnes sous l’autorité d’un directeur de magasin qui rend comptes à son directeur régional, lui-même supervisé par un directeur national nommé en 2006. Le directeur national est étroitement lié au directeur des ressources humaines et au dirigeant, tous les deux rapidement avertis des évènements intervenus dans un de leurs points de vente. Il s’agit d’une organisation avec des entités similaires dupliquées, regroupées sous l’autorité des directeurs régionaux, qui permet une formalisation et une délégation retardée.

Des racines familiales et une grande distance par rapport à l’intellectualisation des pratiques constituent le troisième élément qui expliquer le retard dans la formalisation et l’instrumentation. Alpha Mode repose sur la réussite d’une famille aux valeurs autodidactes très éloignées de considérations gestionnaires rationnelles. Le succès est indéniable et fait la fierté des fondateurs, dans la plus grande discrétion toutefois. La famille des fondateurs est totalement impliquée dans la vie de l’entreprise (la maison des dirigeants se situe à proximité de l’entreprise au cœur d’un village isolé). Aucun membre n’a suivi de formation supérieure en gestion, la dimension rationnelle et ses aspects techniques sont très étrangers à la famille : « Il est bien votre tableau, cela va être un outil dont je vais me servir. Attendez, on se fait une petite révision, redites moi ce que ça veut dire que je sache le lire » (le dirigeant) ce qui n’incite pas à les intérioriser et à les faire passer dans la réalité de l’entreprise : « Chacun fait ses heures, personne n’a envie d’améliorer le fonctionnement de la société, il n’y a pas de projet ou de chose comme ça, ni d’objectif, et les gens ne sont pas motivés à mettre des choses en place car ils n’ont rien d’autres en plus, pas de prime sur objectif, les heures ne sont pas payées, etc. » remarque une assistante ressources humaines. Les dirigeants favorisent davantage l’intuition, la prise de risque, l’audace et la souplesse caractéristiques des bons vendeurs et transmettent cette culture familiale et entrepreneuriale à leurs salariés. Ceci est à

153 l’origine de la grande réticence à recruter et faire confiance à des professionnels extérieurs, à développer des instruments de gestion et des procédures qui remettraient en cause leur légitimité et leur pouvoir dans l’entreprise. La présentation des résultats financiers d’Alpha Mode préparée par le cabinet d’expertise comptable lors du pool bancaire insiste d’ailleurs sur le fait qu’il s’agit d’une entreprise présentant de fortes valeurs familiales. Pour la première fois en 2006, les résultats financiers d’Alpha Mode sont présentés aux chefs de service et membres de la famille. La volonté des actionnaires de rester une entreprise familiale est alors rappelée par le dirigeant : « On ne veut pas de gestionnaires dans notre entreprise, on veut rester une entreprise familiale commerçante » rappelle le président pour qui l’entrée d’investisseur dans le capital équivaudrait à une perte de son pouvoir de décision : « C’est bien de regarder chez les autres, on a vu ce que ça donnait alors on va éviter de le faire. Il faut donc donner confiance aux banquiers et leur donner envie de nous suivre. Faisons en sorte qu’Alpha Mode reste à nous ». C’est le caractère introverti propre à la PME qui souhaite conserver son autonomie et son indépendance.

Il y aurait dans ces trois facteurs, qui agissent tous dans le sens d’un retard à rationaliser la gestion interne de l’entreprise, les causes du décalage constaté chez Alpha Mode avec les prédictions de la littérature. Malgré la faiblesse de sa gestion interne, Alpha Mode continue à ouvrir des points de vente. Nous allons donc à présent nous intéresser aux éléments qui compensent ces insuffisances et offrent la possibilité à Alpha Mode de poursuivre sa politique de développement.

En nous appuyant sur le falsificationnisme de Popper (1935), nous rejetons la théorie des seuils selon laquelle la PME en croissance connaît un premier seuil (formalisation) autour de 50 salariés puis un deuxième (délégation) autour de 250 salariés. Le cas découvert lors de notre intervention chez Alpha Mode, en tant qu’énoncé particulier, nous permet d’invalider l’énoncé théorique à vocation universelle. Le positionnement stratégique (avantage concurrentiel d’une niche), la chaîne de valeur (pas de production, juste de la commercialisation) et le profil du dirigeant (autodidacte) concourent à retarder l’apparition des seuils organisationnels chez Alpha Mode.

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2.2. Comment l’entreprise pallie-t-elle le faible développement du