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REFLEXIONS SUR L’INTRODUCTION DU CONTROLE DE GESTION

3. Appropriation et diffusion des outils de gestion

3.2. Un processus complexe de légitimation

On sait que la dimension humaine est un facteur important à prendre en considération au cours de la construction d’un outil (Agro et al., 1996 ; Voyer, 1997) et on démontre, grâce à notre étude chez Alpha Mode, qu’il est d’autant plus un élément essentiel et indispensable à prendre en compte lorsque l’on cherche à introduire des dispositifs de gestion dans une entreprise qui en était jusqu’alors dépourvue. Selon Buisson (2006), la légitimation d’un nouvel outil de gestion est à la fois un processus cognitif et informationnel, un processus d’influence et un processus d’identification. Il faut donc auparavant légitimer le système de pilotage en le soumettant au jugement social, au même titre que l’introduction d’un nouvel outil de gestion (Zimmerman et Zeitz, 2002). Le facteur humain peut d’ailleurs être à l’origine des échecs de formalisation et d’instrumentation de l’organisation, les dispositifs de gestion mis en place n’ayant pas été ancrés dans les valeurs des acteurs : « Le succès d’un outil de pilotage réside dans son adaptation aux représentations des acteurs de l’organisation » (Arthus, 1996).

Parmi les cinq modèles de changement organisationnel recensés par Champagne et Denis (1990) : hiérarchique, développement organisationnel, structurel, politique et psychologique, on peut rattacher la démarche conduite chez Alpha Mode aux modèles politique et psychologique. Dans le modèle politique, le rôle du gestionnaire est de mobiliser les acteurs, après avoir identifié leurs stratégies, en prenant en compte leur pouvoir au sein de

185 l’organisation : c’est ce qui a été fait en nous appuyant sur l’analyse stratégique. Dans le modèle psychologique, on accorde une importance particulière aux croyances, aux comportements et aux attitudes des acteurs. Le rôle du gestionnaire est alors de créer un climat favorable à l’apprentissage, aux prises de responsabilité et à l’acquisition de nouvelles connaissances, ce qui a été fait en référence à la théorie des ressources. Ces deux modèles de changement accordent une place particulière à l’acteur, tant au niveau de ses connaissances que de ses comportements, mais cela n’a pas pour autant empêché les acteurs de développer de la résistance au changement.

La recherche menée nous permet de rappeler que la conduite d’une démarche de changement en entreprise n’est pas aisée et n’aboutit pas automatiquement à des modifications concrètes et flagrantes du fonctionnement. L’apprentissage est au cœur de la démarche, à la fois par les liens qu’il entretient avec le contrôle de gestion mais aussi avec la démarche de changement. Au même titre que le contrôle de gestion, le changement doit favoriser l’apprentissage organisationnel en accordant de l’importance aux représentations que les acteurs ont de la situation passée et future. C’est l’aspect psycho cognitif du changement. Sous un aspect sociopolitique, le changement doit passer par la formulation des réticences et résistances par les acteurs clés de l’organisation : « Il faut dépasser les blocages en redéfinissant certaines valeurs et en donnant un sens collectif et un ancrage organisationnel à la nouveauté » (Gervais et Moreau, 2004). On est dans un cas d’introduction du contrôle de gestion qui s’est heurté à des facteurs psycho cognitifs (rôle des acteurs) et sociopolitiques (rôle de la famille et des salariés) qui ont fait échouer la démarche : « Il n’est pas vrai que les outils de gestion s’appliquent mécaniquement, sans participation des salariés à leur mise en œuvre donc sans que ceux-ci les acceptent » (Bernoux, 2004). Ces trois échecs d’introduction d’un système de pilotage sont dus à de la résistance au changement développée par les acteurs de l’entreprise et non à des raisons systémiques qu’on aurait pu rattacher à l’organisation dans son ensemble. Plusieurs raisons peuvent être évoquées (Paillé, 2003) :

- Raisons psychologiques (Jabes, 1994) : peur de l’inconnu, crainte de perdre ce que l’on possède, remise en cause des compétences, préférence des individus pour la stabilité ;

186 - Raisons politiques : mutation des relations, perte de pouvoir (Crozier et

Friedberg) ;

- Raisons identitaires : mécanismes psycho cognitifs pour préserver l’estime de soi et l’identification ;

- Raisons psychiques.

Il s’agit de résistance stratégique et non de résistance naturelle (Bernoux, 2004). L’individu ne s’oriente pas automatiquement vers de la résistance au changement : c’est parce qu’il a conscience des risques qu’il encoure qu’il développe une telle attitude. Nous avons été confrontés à la plupart des résistances au changement recensées par Capet et al. (1986) :

- Le refus, par lequel la direction n’accepte pas de mettre en application les réformes. (Dans notre cas, la direction n’est pas allée au bout de sa volonté d’introduire un contrôle de gestion et n’a pas accepté de modifier ses propres habitudes) ;

- La réticence : rétention d’information nécessaire pour la mise en place de la nouvelle organisation par les divers responsables. (Chez Alpha Mode, la plupart des informations ne transitant que par voie informelle, il a été difficile d’obtenir les informations demandées, certains cadres bloquant volontairement leur diffusion) ;

- Le rejet : la quasi-totalité des acteurs n’a pas changé les méthodes de travail. (Ce fut le cas chez Alpha Mode, notamment lors de la deuxième tentative (démarche de type qualité), au cours de laquelle les salariés ont complètement ignoré les procédures rédigées pour se conformer à leurs anciennes méthodes de travail).

Seul le quatrième type de résistance (la rétorsion visant à utiliser la nouvelle organisation à des fins malveillantes) n’a pas été rencontré chez Alpha Mode puisque le fonctionnement de l’organisation n’a pas été foncièrement modifié. Il apparaît, à la lumière de notre étude de cas, que les difficultés liées à une démarche de changement reposent principalement sur des aspects humains, de par les comportements des différents acteurs de l’organisation (direction, responsables et salariés). La démarche conduite au sein d’Alpha Mode respectait la plupart des préconisations émises par la littérature ou par des cabinets de consulting sur la gestion du changement mais elle n’a pourtant pas abouti. Dans le but de

187 neutraliser la résistance au changement et en nous appuyant sur les recommandations de Crozier et Friedberg (1977), nous avons fait émerger du changement de l’apprentissage et de la formation en utilisant le contrôle de gestion comme un outil didactique. On espère être parvenu à faire émerger un changement de type incrémentaliste par la modification progressive d’éléments, à la condition que l’entreprise prenne en compte les éléments mis à jour par notre intervention : « A la longue, ceci peut finir par apporter un changement radical par accumulation mais à chaque instant, le raisonnement se fait par « incréments », très faibles modifications qui ne remettent pas fondamentalement en cause à chaque étape le statu quo, même si l’addition des étapes finit par avoir un effet de changement profond » (Lindblom 1959 repris par Rojot, 2000).

Les quelques travaux sur l’implémentation du contrôle de gestion dans les organisations s’accordent à montrer que la réussite dépend de facteurs humains (en opposition à la technicité du contrôle de gestion) et que les acteurs et la direction, jouent un rôle central auquel vient s’ajouter le rôle prédominant du contrôleur de gestion : « Si l’appui de la direction est indispensable, le contrôleur agent de changement doit encore bâtir une stratégie : quels sont ses concurrents ? Ses adversaires ? Ses alliés ? Comment va-t-il apporter une valeur ajoutée à ses interlocuteurs ? Obtenir la coopération de ceux auxquels il demande les informations de reporting, qui, souvent, ne servent pas à celui qui les transmet mais à son chef ? Comment va-t-il communiquer, s’imposer sans imposer ? Il doit amener chacun à comprendre le modèle économique de l’entreprise et le rôle qu’il y joue » (Bouquin, 2007). La résistance au changement intervient quand le changement modifie les habitudes, les coutumes, les rites. Ce type de résistance a été développé chez Alpha Mode, notamment par les acteurs dont l’ancienneté est élevée et qui ont développé un attachement personnel à l’entreprise et à son fonctionnement informel. Les individus n’assimilent pas les arguments rationnels pour justifier le changement et l’affectif l’emporte sur le rationnel (Lewin, 1966). Ce n’est qu’en contournant ou en prenant en considération ces facteurs qu’on parviendra à formaliser et instrumenter la gestion interne de l’organisation : « C’est ainsi que la gestion peut être modernisée si l’on encadre progressivement ce qui est jeux de pouvoir par ce qui devrait être rationalité économique » (Meyssonnier, 1995).

188 Notre intervention en entreprise nous a permis de voir le rôle central joué par les acteurs dans la mise en place d’outils de gestion et leur relation avec les dispositifs de gestion. L’appropriation des outils par les acteurs de l’organisation est indispensable à l’introduction d’un contrôle de gestion. Elle dépend des caractéristiques des conventions en place dans l’organisation, ce à deux niveaux : leur caractère évolutif ou non et leur codification plus ou moins aisée.

Pour faire suite aux enseignements issus de notre intervention, nous allons à présent émettre des préconisations à la fois pour les dirigeants qui souhaitent se lancer dans un processus de formalisation et d’instrumentation de leur gestion interne, par l’introduction d’un contrôle de gestion mais également pour les futurs contrôleurs de gestion ou directeurs administratifs et financiers qui auront à conduire ce changement. Le respect de ces préconisations permettra d’augmenter les chances de réussite de la démarche d’implémentation du contrôle de gestion. Il ne s’agit en aucun cas de préconisations naïves puisqu’elles sont issues d’une intervention de plus de trois ans sur le terrain. Elles se situent à plusieurs niveaux : les situations de gestion, notamment par le contexte de mise en œuvre, les outils et les acteurs. Tant pour le changement organisationnel que pour l’instrumentation de la gestion, ces trois niveaux sont liés.

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CHAPITRE 7.

PRECONISATIONS POUR LA MISE EN