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représentation et problématisation des agriculteurs dans le paysage (médiatique) français

Marie-Pierre Caquot-Baggett, Professor of French - marie-pierre.baggett@sdstate.edu

Department of Modern Languages and Global Studies, South Dakota State University (USA) Alexis Annes, Ph.D., Enseignent Chercheur en Sociologie

Département Sciences Sociales, Environnementales et Biodiversité, INP Toulouse -EI Purpan (France)

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Résumé.

Dans les représentations culturelles de l'agriculture en général, les agriculteurs sont souvent dans l'objectivation plutôt que dans la subjectivité. En effet, comme l'avait déjà suggéré Bourdieu (1977), la classe paysanne exemplifie la notion de "classe objet", une classe sociale dominée jusque dans la production de son image dont le contrôle lui échappe et fait appel à des enjeux identitaires plus larges. Cette objectivation de l'agriculteur se situe dans la continuité historique encore récemment signalée par Hervieu et Purseigle (2008) selon laquelle les agriculteurs français ont toujours eu un rôle particulier dans la construction de l'imaginaire national, qu'il s'agisse du paysan "républicain" du 19ème siècle ou du paysan chef d'entreprise "catholique" et "moderne" du 20ème siècle.

Encore plus récemment, les élections présidentielles de 2012 ont rappelé la particularité et la centralité de ce rôle de l'agriculteur : l'incontournable visite des candidats au Salon de l'Agriculture ou leurs discours avec la référence attendue aux valeurs et aux racines rurales de la France témoignent du rôle fondateur de l'agriculture et les agriculteurs dans l'identité collective française (Caquot Baggett, 2009, Nora, 1999). Pourtant, les images et les représentations associées à l'agriculteur se teignent d'ambivalence : à la pérennité de l'image fondatrice du paysan dans la mythologie nationale se greffent aujourd'hui des attitudes de plus en plus répandues envers l'agriculteur qui oscillent entre admiration (pour l'agriculteurpaysan vivant un rapport privilégié avec la terre) et compassion (pour l'agriculteurentrepreneur n'arrivant pas à survivre de sa terre).

De ce point de vue, le succès de l'émission de télé-réalité "L'Amour est dans le Pré" témoigne de cette fascination/commisération par rapport à l'agriculteur-paysan et vient confirmer par l'intermédiaire du paysage médiatique cette place unique de l'agriculteur dans l'imaginaire national. Initialement diffusé durant l'été 2006, le programme a été renouvelé chaque année depuis. S'intéressant à des agriculteurs (ainsi qu'à quelques agricultrices) à la recherche de l'âme sœur, le programme les suit dans leur quête amoureuse pendant toute une saison, créant ainsi des images que le spectateur consomme chaque semaine devant son poste de télévision. C'est à la consommation de cet artefact culturel (le programme de télé-réalité), et surtout à son dispositif de production de sens que nous nous intéressons. En effet, les images de l'émission produisent un sens qui devient partie intégrante du schéma de référence définissant les agriculteurs et leur place dans la société française actuelle. Nous nous proposons donc d'analyser comment ces représentations contribuent à la circulation et à la mise en place de normes sociales dans la sphère publique.

Thèse

En nous appuyant sur le travail de Blanchard et Bancel sur les "zoos humains", nous avançons l'idée que "L'Amour est dans le Pré" "essentialise" l'agriculteur à travers une mise en scène idéalisée dans un milieu "naturel" fantasmé qui s'apparente aux exhibitions coloniales des 19e et 20e siècles. En effet, l'agriculteur/"indigène" se retrouve placé dans son enclos "avec pour objectif qu'il soit vu, dans un espace spécifique reconstitué, non pour ce qu'il 'fait' (un artisan par exemple), mais pour ce qu'il 'est' (à travers le prisme d'une altérité réelle ou supposée)" (Blanchard, Bancel et Boëtsch, 2002).

En effet, notre analyse démontre que dans "L'Amour est dans le Pré" l'agriculteur se retrouve "objectifié" dans une hiérarchie spéculaire qui se construit médiatiquement avec d'un côté un regardant, de l'autre un regardé. La frontière matérialisée par l'écran de télévision renvoie à une autre frontière, la frontière (réelle ou imaginée) entre une France largement urbanisée où 80% de la population vit en milieu urbain--et connaît de moins en moins les mondes ruraux et agricoles (Le Goff, 2012)--et une France rurale où vivent et travaillent les agriculteurs, soit 3% de la population active (Insee, 2007).

De ce fait, l'agriculteur (le regardé) devient "l'autre", un individu appartenant à un "groupe subalterne" dont le devenir, l'existence même est menacée. Car le sujet de l'émission (la recherche d'un(e) partenaire) renvoie l'image d'une population/"espèce" en voie d'extinction- et ceci bien que le célibat parmi la population agricole soit sensiblement équivalent à celui du reste de la population française (Giraud et Rémy, 2008). Il s'en suit donc une relation spéculaire hiérarchisée qui fait du spectateur le dominant/la majorité et de l'agriculteur et de son exploitation agricole le dominé/la minorité. Par conséquent, à travers "L'Amour est dans le Pré", l'agriculteur passe de la figure "fondatrice" du citoyen français défini par un rapport privilégié à la terre à une figure menacée et aliénée dont l'unique identité sociale

tient justement à son identité professionnelle il n'est plus un homme pratiquant une activité agricole-et cherchant l'âme sœur-mais un "agriculteur», ce qui l'essentialise et réduit de manière plus générale l'agriculture non pas à une simple profession, mais au contraire à un mode de vie, un état.

Nous concluons avec l'idée qu'en instaurant un regard extérieur valorisant le divertissement et la mise en spectacle de la différence opposant le rural à l'urbain, l'agriculteur au non-agriculteur, l'émission n'"aide" pas les participants à (re)trouver l'âme sœur ni leur place au sein du paysage médiatique (et social) français, mais au contraire accentue leur marginalisation en les construisant comme "autres". Du point de vue de l'inconscient collectif, ce geste infériorisant légitime habilement l'émission et justifie ses multiples saisons. Méthodologie

À travers "L'Amour est dans le Pré", nous nous proposons donc d'analyser les représentations médiatiques des formes de dominations sociales des agriculteurs français, et de nous placer dans l'Axe 1 de l'appel à communication : "L'agriculture comme problème public". L'objectif principal de notre travail est de comprendre l'image des agriculteurs (re)produite par l'émission en nous basant sur une analyse de contenu et une analyse de discours des épisodes d'une saison de "L'Amour est dans le Pré"--la saison 7. En d'autres termes, il s'agit d'identifier comment, du point de vue des cultural studies, l'émission véhicule des représentations sociales et culturelles, et comment ces représentations illustrent et stabilisent les rapports sociaux de domination entre la population urbaine française et l'agriculteur. En particulier, comme cela a été fait dans le contexte suédois (Stenbacka, 2011), nous nous interrogeons sur la manière dont les médias contribuent à la construction/reconstruction, mais aussi à la perpétuation de l'altérité de l'agriculteur dans l'imaginaire collectif français.

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Références bibliographiques

Bourdieu P., 1977. Une classe objet. Actes de Recherche en Sciences Sociales, 17-18, 2-5.

Blanchard P., Bancel N., Boëtsch G., 2011. Zoos humains et exhibitions coloniales : 150 ans d'inventions de l'Autre. La Découverte.

Caquot Baggett, M.P., 2009. 'It Takes a Village'. Transgressing Rural Geographies in Sinapi's Camping à la ferme. Contemporary French and Francophone Studies, 13(5), 555-562.

Giraud C., Rémy J., 2008. Les choix des conjoints en agriculture. Revue d'Études en Agriculture et Environnement, 88 (3), 21-46.

Hervieu B., Purseigle F., 2008. Troubled Pastures, Troubled Pictures: French Agriculture and Contemporary Rural Sociology. Rural Sociology, 73(4), 660-683.

Le Goff J.P., 2012. La fin du village, une histoire française. Gallimard. Nora P., 1999. Les Lieux de Mémoire, Tome 3. Gallimard.

Stenbacka S., 2011. Othering the rural: About the construction of rural masculinities and the unspoken urban hegemonic ideal in Swedish media. Journal of Rural Studies, 27, 235-244.

Nouvelles formes d'agriculture

Pratiques ordinaires, débats publics et critique sociale

20-21 Novembre 2013 - AgroSup, Dijon

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