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Embourgeoisement agricole et critique sociale interne aux familles de l’agriculture dominante

Gilles Laferté, Inra-SAE2, UMR Cesaer, Dijon et chercheur associé au CMH, Paris – gilles.laferte@dijon.inra.fr

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Résumé.

La critique du modèle productiviste en agriculture est aujourd’hui également interne aux mondes agricoles, même au sein des familles qui en ont pourtant tiré le plus grand profit. En effet, à partir d’une enquête de terrain dans le Châtillonnais, nous voudrions montrer combien au sein des familles agricoles embourgeoisées, de la modernisation agricole à nos jours, les formes contemporaines de la rémunération agricole et la reproduction sociale des agriculteurs opposent des normes et des destinées sociales contradictoires, ouvertes par les reconfigurations institutionnelles au premier rang desquelles, la PAC et la démocratisation scolaire jouent un rôle central.

L’embourgeoisement né du productivisme

Les agriculteurs du Châtillonnais ont en effet connu une mobilité sociale intergénérationnelle importante. D’une agriculture pauvre au début du siècle, la spécialisation céréalière et le gigantisme agricole ont porté les revenus et le patrimoine de ceux qui ont pu rester au niveau des cadres. Dans des formes localisées de la structure sociale marquées par une forte surreprésentation populaire, ils font indéniablement partie aujourd’hui de la petite et moyenne bourgeoisie économique de ces campagnes.

La culpabilité de l’enrichissement agricole

Dans ces grandes structures, la modification de la PAC en 1992 fondée désormais sur la distribution de subventions directes a été très profitable. L’augmentation tendancielle des cours des céréales assurent toujours des revenus confortables aux agriculteurs enquêtés. Cette politique a conduit à un enrichissement patrimonial. Mais l’enrichissement agricole contemporain renvoie à une triple tension normative.

La première, tient à la culpabilité diffuse de l’enrichissement dans la société française, modèle français pris dans une troisième voie républicaine entre communisme et socialisme. Cette difficulté politique est alors renforcée pour l’agriculture par le modèle républicain toujours présent bien que déclinant de l’agriculture familiale et de la construction de la profession agricole, fondé sur le mutualisme, le mouvement coopératif et syndical, avec l’horizon d’un développement harmonieux de tous les agriculteurs. S’enrichir et grossir, s’est de fait s’insérer et exceller dans un modèle libéral d’agriculture, réussite qui se bâti contre la construction historique de la profession. La seconde tension plonge ses racines dans le modèle méritocratique. L’enrichissement naît d’un mode de reproduction sociale extrêmement fermé, fondé sur le patrimoine, patrimoine familial, que les intéressés se représentent toujours comme collectif, fruit d’une histoire et des efforts familiaux, à l’inverse du diplôme, pensé comme pleinement personnel. Ce mode de reproduction vient heurter le modèle méritocratique dominant dans la société des diplômes, tout d’abord au sein des fratries, puisque les plus méritants scolairement et généralement les filles quittent l’agriculture avec des revenus parfois plus fragiles, et plus largement, au sein de la structure sociale locale, puisque les agriculteurs accèdent à des franges de la bourgeoisie sans en passer par l’excellence scolaire. La troisième tension vient finalement de ces subventions. La politique actuelle de la PAC apparaît comme une rente déplacée de revenus, un détournement de l’Etat providence, même pour les intéressés, ceux aux plus grosses structures, qui taisent le montant de ces subventions à la légitimité contestée. A cela s’ajoute la blessure dans l’estime entrepreneuriale de ces agriculteurs. Etre un "assisté", être rémunéré par subvention, fonctionne comme une dévalorisation professionnelle et sociale culpabilisante, toujours sujette à critique au sein des fratries et dans l’espace local et public.

Démocratisation scolaire, socialisation critique et départ vers le haut des enfants d’agriculteurs embourgeoisés

La démocratisation scolaire a profondément bouleversé les mécanismes de la reproduction sociale agricole. En effet, si les familles agricoles jouent désormais le jeu de l’école avec un niveau d’étude chez les enfants d’agriculteurs en forte progression absolue et relative par rapport aux classes populaires, elles ont par contre limité l’ouverture professionnelle induite par la société des diplômes. Les enfants d’agriculteurs sont surreprésentés dans les filières agricoles, techniques et scientifiques, mus par un modèle de l’oscillation agricole dans les premiers temps de la vie active, pour se garantir un repli toujours possible vers la reprise de l’exploitation, au grès des bifurcations scolaires puis professionnelles des divers membres de la fratrie et des départs prévus ou accidentels des parents de l’exploitation. Les enfants qui ont les plus fortes réussites scolaires, même dans les filières agricoles, notamment au sein

des écoles supérieures d’agronomie et au gré de leur vie estudiantine, peuvent alors être socialisés à des modèles alternatifs d’agriculture et à un modèle de loisirs, entrant alors en conflit avec leurs parents sur le projet de la reprise et la reconfiguration souhaitée de l’exploitation productiviste. Ainsi, la réussite scolaire technique et agricole conduit finalement une partie d’entre eux à préférer la destinée de cadre urbain à celle d’agriculteur à la tonalité encore trop col bleu, dans un univers rural éloigné des services et des loisirs, pour un modèle agricole et une vie sociale qu’ils ne désirent pas. Ceux qui ont finalement le mieux réussi la reconfiguration culturelle du capital économique familial par l’école, soit normalisent l’exploitation pour la comprendre comme une firme ou une entreprise en s’en faisant le patron col blanc employant des ouvriers agricoles (trajectoire réservée aux plus importantes exploitations), soit quittent l’agriculture ou la réinventent sur des modèles alternatifs.

"C’est le plus con qui reprend" ou l’éthos du faire adapté à l’esprit entrepreneurial

Comme le disait en rigolant un enquêté agriculteur, "c’est finalement le plus con qui reprend". Il voulait dire par cette formule provocatrice, que c’est principalement ceux qui n’ont pas réussi à embrasser la destinée de cadre par les études qui reprennent, ceux qui n’ont pas réussi à se conformer à la naturalisation ou certification scolaire des compétences intellectuelles. L’exploitation et le patrimoine professionnel fonctionnent finalement comme une garantie sociale pour éviter aux membres de la fratrie scolairement fragiles les déclassements ouvriers. Et ce sont donc finalement les moins embourgeoisés culturellement par la socialisation scolaire, estudiantine, la jeunesse urbaine, qui reprennent. Les repreneurs et plus encore les GAEC familiaux se forment alors principalement dans les familles au plus faible capital culturel. Ces repreneurs, que l’on pourrait qualifier de "classes populaires argentées" tant le capital économique surplombe le capital culturel légitime, défoulent alors un ethos populaire particulièrement bien adapté à l’esprit entrepreneurial, ethos d’indépendants depuis des générations à l’écart de la société salariale, ce que nous avons appelé un ethos du faire. L’exploitation agricole est alors l’élément historique d’un développement entrepreneurial plus large (sociétés immobilières, de transport, de travail à façon, achat de commerces…).

A la lecture de ces trajectoires, il semble que les mécanismes scolaires de la reproduction sociale agricole conduisent les plus dotées culturellement à la plus forte critique du modèle productiviste et les moins dotés au développement entrepreneurial productiviste et capitalistique. ───────

Nouvelles formes d'agriculture

Pratiques ordinaires, débats publics et critique sociale

20-21 Novembre 2013 - AgroSup, Dijon

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