• Aucun résultat trouvé

Enjeux autour de l’émergence d’une chaudière biomasse : une volonté avant tout politique, présentée comme un atout économique auprès des agriculteurs

Le projet de chaudière biomasse et la coopérative Lin 2000

Dès la fin des années 1990, dans un contexte où la filière lin a été touchée par une dégradation des prix, une valorisation via les anas de lien est envisagée par a coopérative Lin 2000. Cette petite coopérative de proximité comprenant environ 300 adhérents et se situant à Grandvilliers dans l’Oise, tente ainsi de renouveler ses débouchés pour assurer à ses agriculteurs un meilleur revenu. Dans cette perspective, la recherche de nouveaux débouchés pour la valorisation du lien constitue une mission régulière des responsables de la coopérative. C’est dans ce contexte que la chaudière a été installée "pour faire plus de valeur ajoutée", comme le rappelle l’ancien directeur de la coopérative.

Le contexte semblait opportun, dans la mesure où plusieurs établissements publics de la commune envisageaient le changement de leurs équipements de chauffage afin de réduire leur dépendance vis-à-vis des augmentations tarifaires de l’énergie fossile, et dans l’idée de remplacer les dispositifs existants par d’autres utilisant des énergies renouvelables. La rencontre des préoccupations de la coopérative avec celles des établissements communaux a ainsi permis l’installation d’une chaudière polycombustible, c’est-à-dire capable de brûler des coproduits agricoles de la coopérative (anas, pailles de céréales et de lin, ficelles des balles de lin textile) mais également d’autres types de produits pour contrer une éventuelle rupture d’approvisionnement (cultures dédiées à la production de biomasse, coproduits de bois,etc.). La position du directeur de la coopérative, aussi maire de la commune, a aussi contribué à l’éclosion du projet.

L’enjeu principal de cette chaudière biomasse est en premier lieu économique : la chaudière doit permettre de consolider le revenu des agriculteurs liniculteurs par la création d’un débouché local, porteur d’une valeur ajoutée plus importante. En parallèle la chaudière devait permettre une réduction de la facture énergétique de la municipalité et des habitants.

Une forte publicisation du projet : Optabiom

Cette initiative est ainsi saluée, dans la mesure où elle correspond bien aux attentes sociétales et environnementales du moment ; ainsi, les comptes-rendus institutionnels se multiplient en incarnant ce projet dans une rhétorique associée au développement durable. Les journaux et revues tels le Parisien, l’Usine Nouvelle ou encore Paysan Breton contribuent à la publicisation du projet.

Cela se traduit par l’élaboration de documents de restitution propres à chaque projet, ainsi que la réalisation de plaquettes explicatives s’adressant aux agriculteurs. L’aide à la décision est le registre utilisé par ces documents, se présentant comme des guides. De même, ils apparaissent sous forme de conseil individualisé1

1

OPTABIOM, Bien choisir sa culture dérobée. Un guide pour vous aider à sélectionner pas à pas les cultures dérobées correspondant le mieux à votre

cas, OPTABIOM, juin 2011.

: ainsi, les tableaux et schémas techniques sont incarnés suivant "votre rotation", "votre type de sol", "votre calendrier de travail", "vos objectifs de rendement", "votre marché", etc. Les guides qui apparaissent sont représentatifs du mouvement d’individualisation du conseil opéré à partir d’une logique de ciblage. Il s’agit de procurer aux acteurs des messages adaptés mais reposant sur des analyses standardisées. Le registre de l’aide à la décision s’affirme alors comme "un moyen de convaincre, par le choix du cours de la "démarche rationnelle" et des domaines d’informations jugées nécessaires […]".

La mise en place d’une chaudière biomasse, même si elle émane d’acteurs de terrain, a été réappropriée par les institutions régionales, via un dispositif regroupant un ensemble de projets lié à la problématique énergétique. Ce projet de recherche s’intitule OPTABIOM. De ce fait, la chaudière biomasse a bénéficié d’une forte publicisation. La reconnaissance politique pour le

développement d’une nouvelle filière existe donc bien, notamment en mettant en valeur les initiatives fournies par les acteurs de terrain, ainsi que par la réalisation de documents de restitution propres à chaque initiative lancée par des acteurs de terrain et intitulés "Vers un approvisionnement en biomasse durable".

Dans ce contexte, il apparaît que le développement d’une nouvelle filière telle la biomasse est encouragé par les instances

institutionnelles ; de même, toute initiative de terrain est reprise et valorisée, de façon à appuyer et valoriser l’émergence de la filière. L’exemple de la chaudière biomasse de la coopérative Lin 2000 offre donc de multiples pistes pour l’analyse de l’émergence de la filière de valorisation de la biomasse. La chaudière est l’illustration d’un phénomène de mise sur agenda politique de la volonté de développer cette filière autrefois négligée. Cette mise sur agenda exprime dans le même temps le renouvellement des attentes adressées à l’agriculture et l’affirmation d’une nouvelle donne, celle de la transition énergétique.

Toutefois, cette problématique de la transition énergétique, relativement nouvelle, n’est pas sans susciter des remous et des réactions négatives de la part de l’opinion publique.

Des écueils multiples, qui ont conduit à ce que ce projet soit un semi-échec

Ainsi, cette vision "idyllique" des choses ne peut masquer les écueils qui ne tardent pas à apparaître ; ainsi, en décembre 2011, la chaudière est contrainte à l’arrêt suite à des défauts de fabrication, sa remise en marche est contrainte par le décès de son

constructeur. Pour honorer le contrat de fourniture d’énergie passé avec la ville, la coopérative linière installe une chaudière alimentée au fioul puis au gaz. Actuellement cet approvisionnement en chaleur est toujours en vigueur et assuré par la coopérative.

Ainsi, les entretiens réalisés auprès des directeurs successifs de la coopérative mettent en évidence les tensions internes que le projet d’installation de la chaudière a suscitées. Au niveau de la coopérative, les avis des adhérents apparaissent mitigés, puisque selon le directeur actuel de la coopérative, "50% des adhérents étaient pour, 50% étaient contre".

Plusieurs adhérents vont ainsi mettre en évidence le fait que le projet de chaudière leur a uniquement été communiqué à l’occasion d’une Assemblée Générale, parmi d’autres projets. De ce fait, elle n’a pas constitué un enjeu majeur pour une partie des agriculteurs ; en effet, les informations à leur disposition concernant ce projet ont été relativement faibles. De plus, le projet semble avoir été conçu et négocié au sein de l’instance décisionnaire uniquement. Ce projet innovant est d’autant plus mal vécu que le mauvais choix du constructeur est avancé : "on va vendre des kilowatts à toute la ville, c’est une production en plus mais on savait pas qu’elle était la fiabilité du système qu’on allait construire, parce que le gars en question c’était pas Alstom, c’était un bricoleux qui arrivait. Il avait les mains pleines de cambouis, presque une clé à molette qui dépassait de la poche, donc on est parti là dedans, c’était gonflé" (L. D., agriculteur).

A cela s’ajoute un ensemble d’éléments qui aboutissent à ce que l’émergence potentielle d’une filière biomasse soit rendue difficile. En premier lieu, la fonction énergétique et les débouchés non alimentaires apparaissent ainsi comme de potentielles sources de

controverses. Ainsi, plusieurs inquiétudes à l’égard d’une agriculture "énergétique" apparaissent du côté de certains agriculteurs : "Peut-être qu’il faut laisser crever les gens, je sais pas, mais l’agriculture c’est nourrir la planète à l’origine. Qu’on valorise les déchets qu’on valorisait pas avant pourquoi pas, c’est bien, mais qu’on parte vers une agriculture énergétique… On a mis du miscanthus dans les champs et on le fauche une fois par an, je vois pas le métier d’agriculteur comme ça" (Bernard, agriculteur). C’est donc toute la question de la légitimité d’une agriculture "énergétique" qui se pose. De plus, les débouchés non alimentaires ont, par le passé, suscités des controverses, à l’instar des biocarburants de première génération.

En second lieu, des risques économiques et sociétaux sont perçus par les agriculteurs, ce qui ne facilite pas la consolidation d’une telle filière à vocation énergétique. En premier lieu, la coopérative est pionnière dans l’installation d’une chaudière alimentée par des anas de lin, ce qui met en évidence les risques économiques que ces nouvelles filières comportent, impliquant un risque de

déstabilisation pour la structure impliquée : "on n’a pas les reins assez solides et ça s’est toujours répercuté sur la recette de nos agriculteurs, on a toujours impacté de l’argent, donc la lassitude de nos agriculteurs face à nos projets a fait qu’ils se sont tous mis à arrêter de façon presque unanime après la récolte 2010, on a perdu près de 40%, 30% de nos surfaces en 3 ans. On a du mal au jour d’aujourd’hui à s’en relever et le développement, la recherche de… est pas toujours une bonne solution, il faut pas se tromper quand on va dans ce genre de projets, un peu comme dans le projet Pivert par exemple, parce que les agriculteurs eux vous font pas de cadeaux" (Nicolas Defransure, directeur de la coopérative Lin 2000). Les agriculteurs mettent donc en avant "l’échec que les agriculteurs ont payé" et présentent le projet comme "démesuré financièrement".

Enfin, on peut s’interroger sur les modalités de mise en œuvre de cette filière et si celle-ci s’établit sous forme de nouveaux registres d’action, à savoir sur une logique bottom-up comme cela semble valoriser. Rien n’est moins sûr, et nous faisons l’hypothèse que l’institutionnalisation du projet de la coopérative se traduit par l’apposition de normes qui encadrent le développement de la filière biomasse et guident l’organisation des initiatives des acteurs de terrain, agriculteurs et organisations professionnelles agricoles, et ce afin de les labelliser. Mais il existe peu d’aides pour que les agriculteurs se lancent dans des dispositifs "biomasse". Dans notre cas, la chaudière biomasse a été encouragée par le président de la coopérative mais aussi maire de la communauté. Le projet d’installation de la chaudière est le fruit de l’initiative d’un même acteur, présent à la fois dans la sphère professionnelle et politique locale. Nous sommes face à un acteur "multi-positionné" ; mais au vu de l’échec de cette chaudière, cette situation n’a pas réellement constitué un avantage.

D’ici à l’automne prochain, une nouvelle chaudière alimentée en biomasse sera installée. La coopérative réintègre le rôle de

fournisseur de matières premières et perd de vue l’objectif premier de la chaudière, la création d’une valeur ajoutée au bénéfice total de ses adhérents. Ce semi-échec pose ainsi des questions quant à l’émergence et la consolidation d’une filière énergétique ; de même, ses implications sociales sont à évaluer.

In fine, il existe derrière cette question de l’émergence d’une nouvelle filière énergétique de véritables interrogations sur sa pérennité. De même, se posent de véritables enjeux identitaires : ceux de savoir ce qui définit un agriculteur "légitime".

Des identités professionnelles agricoles en tension

A travers le repositionnement de l’activité agricole via ses fonctions énergétiques, c’est la question des identités professionnelles qui se posent. Cela se traduit par une représentation du métier qui est de plus en plus différenciée parmi les agriculteurs, et par là même une redéfinition des pratiques agricoles, plus ou moins innovantes parmi les agriculteurs. Ainsi, le fait que la coopérative valorise des résidus et s’engage sur un nouveau segment d’activité contribue à repenser et redéfinir le positionnement identitaire des agriculteurs. Ainsi, le rôle de l’agriculteur est-il seulement de produire ? Ou doit-il être en charge de la transformation ?

La chaudière s’inscrit donc dans le cadre de la diversification des attentes exprimée à l’égard de l’agriculture qui induit un processus de relocalisation de la transformation et de l’utilisation des matières agricoles. Dans un contexte marqué par l’épuisement des ressources fossiles, nous pouvons émettre l’hypothèse que la chaudière réactive certains principes de l’agriculture paysanne à travers une forme, certes partielle, d’autoproduction et d’autosubsistance énergétique. Dans ce cadre, l’initiateur du projet de chaudière invite les agriculteurs à ne plus seulement se considérer comme de simples producteurs de matières premières, mais à intégrer dans leur activité la transformation des denrées. C’est une reconfiguration de la définition du métier d’agriculteur qui est ici appelée : "Les agriculteurs ont énormément de difficultés à comprendre qu’il y a nécessité d’aller faire de la recherche pour créer des nouveaux produits et y mettre de l’argent. Ils disent nous on produit après vous vous débrouillez. La majorité de la production agricole, la transformation ne se fait pas par les agriculteurs, ça se fait chez l’industriel et la valeur ajoutée elle se fait chez l’industriel, elle est pas chez l’agriculteur. Il faut continuer, il faut persévérer pour dire aux agriculteurs qu’il faut absolument mettre des capitaux pour faire de la valeur ajoutée sur leurs propres productions et que ce soit eux qui le gèrent quoi" (J. L., ancien directeur de la coopérative Lin 2000). De ce fait, nous sommes face à une nouvelle filière biomasse encore fragile. Dans notre cas, la performance économique du lin n’est pas encore optimal, et le système de gouvernance régionale ne propose pas de dispositifs suffisamment consolidés. Cela limite, au niveau local, une refonte forte de l’organisation du travail et des pratiques. A ce titre il n’existe pas encore, à notre sens, l’existence d’un nouveau segment professionnel au sens d’Anselm Strauss. Il existe donc un décalage entre la volonté politique – avec une institutionnalisation du projet de la coopérative – et la réalité vécue par les acteurs impliqués dans cette démarche innovante. Ainsi, l’appropriation de cette nouvelle fonction énergétique est diverse parmi les agriculteurs, et implique des logiques d’action plurielles. L’exemple de la chaudière biomasse de la coopérative Lin 2000 offre donc de multiples pistes pour l’analyse de l’émergence de la filière de valorisation de la biomasse. La chaudière est l’illustration d’un phénomène de mise sur agenda politique de la volonté de développer cette filière autrefois négligée. Cette mise sur agenda exprime dans le même temps le renouvellement des attentes adressées à l’agriculture et l’affirmation d’une nouvelle donne, cette de la transition énergétique. Mais cette "mutation identitaire" apparaît encore inachevée. C’est toute la question de nouvelles fonctions attribuées à l’agriculture et de leur légitimité qui est donc ici en jeu.

───────────────────────

Références bibliographiques

Innovations et alternatives en agriculture. Pour, 212, décembre 2011.

Baszanger I., Strauss A., 1992. La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, L’Harmattan, 319 p. Darré J.P., 1996. L’invention des pratiques dans l’agriculture. Vulgarisation et production locale de connaissance, Karthala,

194 p.

Hervieu B., Purseigle F., 2013. Sociologie des mondes agricoles, Armand Colin.

Lemery B., 2003. Les agriculteurs dans la fabrique d’une nouvelle agriculture. Sociologie du travail, 45, 9-26. Zélem M.C., 2012. Mondes paysans. Innovations, progrès technique et développement. L’Harmattan.

Nouvelles formes d'agriculture

Pratiques ordinaires, débats publics et critique sociale

20-21 Novembre 2013 - AgroSup, Dijon

___________________________________________________________________

Outline

Documents relatifs