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Introduction générale

Partie 2. Corpus et méthodes d’analyse

5. M ETHODES D ’ ANALYSE ET CODAGES

5.1. Remarques sur les corpus denses

5.1.1. Comment analyser un corpus longitudinal dense ?

Un corpus longitudinal dense présente l’avantage de fournir des données linguistiques en nombre important et d’examiner leur évolution dans le temps. Il est alors possible d’étudier l’émergence, le développement et la mise en place des marqueurs linguistiques avec d’une part, une richesse quantitative (en raison du nombre important d’énoncés) et d’autre part, une finesse qualitative (en raison de l’ancrage développemental des données recueillies). Pour le chercheur, cet avantage est aussi un inconvénient, surtout dans le temps imparti d’une thèse. À titre d’exemple, le corpus de Thomas se compose de 510 000 énoncés pour l’enfant (et 2 000 000 pour l’adulte !). Si le chercheur passe en moyenne entre 2 et 5 minutes pour analyser un énoncé (de manière informelle), cela signifie qu’il aura besoin de 2 à 5 ans (en temps complet, le jour et la nuit…) pour analyser l’ensemble des énoncés, pour l’enfant uniquement. En d’autres termes, la tâche est impossible dans le temps alloué à la préparation d’une thèse. Il faut donc trouver des stratégies pour pallier ce manque de temps, tout en exploitant de manière optimale la richesse du corpus. Pour ce faire, il nous semble qu’une alternance entre l’utilisation raisonnée d’échantillons représentatifs du corpus pour certains phénomènes observés et son utilisation totale pour d’autres, offre une solution scientifique satisfaisante que nous allons déployer dans l’élaboration de nos protocoles d’analyse et nos codages que nous présentons ici.

5.1.2. Le present perfect, un « événement langagier rare » ? 5.1.2.1. Approche quantitative

De manière générale, concernant les résultats quantitatifs, nous partageons les questionnements de Sekali (2013 :73) :

 À partir de quand la fréquence indique-t-elle la confirmation d’une tendance qui permet la mise au jour d’une fonction « principale » ?

 Est-ce que les phénomènes moins fréquents doivent-être considérés comme des exemples

« marginaux » ou réintégrés à l’ensemble de l’analyse ?

 Comment rendre compte de la richesse d’un phénomène avec un codage systématique et contraignant ?

PARTIE 2 – Chapitre 5 – Méthodes et codages

 L’oral présente-t-il davantage de variations (dont il faut tenir compte) que l’écrit ? Nous devrons prendre en compte ces questionnements dans l’analyse de nos résultats quantitatifs.

Par ailleurs, faire l’hypothèse que le PP est un « événement langagier rare » (Parisse, 2014) implique que d’autres formes verbales sont bien plus fréquentes. Une étude sur deux enfants francophones (Parisse & Morgenstern, 2012) révèle qu’en terme de fréquence, les marqueurs dédiés à l’ici et maintenant sont majoritaires. En effet, les formes de présent et d’impératif sont les premières formes produites par les enfants et ce sont aussi les formes les plus fréquentes chez les adultes et chez les enfants sur les deux périodes étudiées (période 1 : 1;06 – 2;00, période 2 : 2;01 – 3;01), surtout chez les adultes (77,9 % des formes chez la mère d’Anaé et 58,3 % des formes chez la mère de Madeleine).

Nous avons observé, sur le corpus de Thomas, que le taux de fréquence du PP est très faible par rapport au présent simple, comme le montre le tableau ci-dessous :

Tableau 17. Pourcentage moyen des énoncés au PP et au présent simple par session chez l’adulte et chez l’enfant (Thomas)

Age de Thomas 2;0 3;0 4;0

Enfant Adulte Enfant Adulte Enfant Adulte Nombre moyen d’énoncés au PP / session 0,04 13 0,3 12 1,8 7,5

Nombre moyen d’énoncés au présent simple / session

62 141 175 177 130 178

Nombre moyen d’énoncés / session 528 876 618 1066 614 1020 % des énoncés au présent simple / session 11,7 16 28,3 16,6 21 17,5

% des énoncés au PP / session 0,008 1,5 0,05 1,1 0,3 0,7

Cela met au jour la nécessité d’approches différentes quant à l’exploitation quantitative des corpus denses de Thomas et de Lara. L’analyse d’une forme fréquente comme le présent simple peut se faire sur un nombre restreint de sessions d’enregistrement (toutefois sélectionnées à des périodes de développement différentes) tandis qu’une forme rare comme le PP appelle à l’exploitation d’un échantillon représentatif plus important pour l’adulte et doit porter sur l’ensemble du corpus pour l’enfant.

5.1.2.2. Approche qualitative

Nous considérons que la mise en œuvre d’un travail qualitatif permet de conserver toute la richesse des données en s’intéressant notamment à des phénomènes moins fréquents mais tout aussi utiles à l’élaboration de conclusions plus générales (en évitant toutefois de sur -interpréter les résultats qualitatifs). Les résultats quantitatifs présentés dans cette thèse seront donc systématiquement doublés d’analyses quantitatives (qui prendront la forme de vignettes présentant un extrait de conversation) afin de pouvoir compléter, contrebalancer, équilibrer et interpréter plus pertinemment les résultats quantitatifs obtenus.

5.1.3. Pourquoi s’intéresser à d’autres marqueurs ?

Notre revue de travaux a souligné que les modalités de l’expression de la temporalité correspondent aux traces linguistiques de diverses opérations énonciatives et de catégorisations sémantico-cognitives (Culioli, 1978 ; Desclès, 1994) :

 la catégorisation sémantico-cognitive des procès (ce que nous avons appelé aspect sémantique) ne correspond pas à la réalité mais à « la façon dont cette réalité est conçue, conceptualisée » (Vetters, 1996 :105) ;

 au niveau temporel, l’énonciateur ancre la relation prédicative dans un référentiel spatio-temporel ;

 le « point de vue » de l’énonciateur (que nous avons appelé aspect grammatical) renvoie à des opérations de repérage effectuées au sein de ce référentiel spatio-temporel.

Du point de vue de l’enfant, nous considérons que l’étude de ces traces linguistiques doit se faire en lien avec son développement cognitif et les rapports socio-affectifs qu’il entretient avec l’adulte. L’émergence et la mise en place de ces opérations et de ces catégorisations naît du langage qu’il entend et de la découverte des intentions communicatives des productions qui lui sont adressées. Une démarche basée sur l’usage (Tomasello, 2003) nous permet d’étudier comment l’enfant appréhende ces opérations et catégorisations pour développer son propre usage de la langue dans le but de communiquer et d’interagir à son tour.

Nous nous proposons ainsi d’étudier les premières productions du marqueur HAVE + V-EN chez deux enfants britanniques et dans le langage qui leur est adressé en nous appuyant sur les opérations et catégorisations à l’œuvre dans les productions précoces de la forme. Il nous faut ainsi rappeler l’opération de repérage que l’énonciateur effectue lorsqu’il produit un énoncé au PP par rapport à d’autres marqueurs (Culioli, 1978 ; Bouscaren et Chuquet, 1988).

Le PP est repéré à T0 par le truchement de l’auxiliaire HAVE au présent. Lorsque l’énonciateur

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produit une forme au PP, il effectue une opération de repérage à valeur de différenciation par rapport à T0. Le participe passé porte la marque de cette opération et renvoie à un procès passé.

En revanche, le prétérit marque une opération de repérage à valeur de rupture par rapport à T0

et les formes de présent (présent simple, présent BE + V-ING) une opération de repérage à valeur d’identification par rapport à T0. Ainsi, le PP se situe à l’interface de deux temporalités : l’ici et maintenant (par son ancrage grammatical à T0) et le passé. Au niveau fonctionnel, le PP permet ainsi de reverser, de rattacher, de lier un ou une série d’événements passés au T0 de l’énonciateur.

Les phénomènes que nous avons décrits dans notre revue de travaux (typo logie des lectures, present perfect puzzle, current relevance, inférences pragmatiques) sont liés à la singularité fonctionnelle (Corre, 2008 :175) de cette forme qui interroge aussi bien la conception et l’expression linguistique de l’ici et maintenant (qu’est-ce que l’énonciateur rattache à T0 ?) que, par contraste, celles du passé (qu’est-ce qu’il présente comme décentré de T0 ?). Finalement, cela revient à considérer que les opérations énonciatives et les catégorisations sémantico-cognitives sont des ressources linguistiques que l’(apprenti-) énonciateur va solliciter, paramétrer, distinguer et entrecroiser pour déployer les fonctions communicatives propres à cette forme.

Au niveau de l’adulte, qui produit dans notre étude, du langage adressé à l’enfant13, quelles sont les valeurs des marqueurs dédiés à l’ici et maintenant ? Nous répondrons à cette question en étudiant trois formes verbales où le repéré est identifié à T0 : l’impératif14, le présent simple et le présent BE + V-ING. Les résultats obtenus seront envisagés comme un repère pour comparer le langage de l’enfant à son input. Au niveau de l’enfant, la littérature souligne que son langage précoce se caractérise par une limitation de l’expression linguistique à l’ici et maintenant (Smith, 1980 ; Weist et al., 1991), même si l’on trouve des traces de décentrement ou du moins des comportements langagiers que l’adulte arrive à interpréter comme étant décentrés. Il faudra donc analyser les premières productions verbales de l’enfant afin d’observer si les premières productions verbales font uniquement référence à l’ici et maintenant ou s’il y a déjà des traces linguistiques de la production d’autres (proto-)marqueurs (notamment du PP) qui assurent d’autres fonctions.

Concernant le décentrement dans le passé, Parisse & Morgenstern (2012) se sont intéressés à la référence chronologique des formes en français (passé, présent, futur) en adoptant

13 Notre but n’est pas de mener une étude sur le langage adulte, il s’agit d’étudier le l angage adressé à l’enfant en tant que repère, pour comparer le langage de l’enfant à son input.

14 Rappelons que l’impératif est un mode grammatical.

un codage portant sur l’examen de la situation extralinguistique et du référent le plus saillant (concret ou abstrait) de l’énoncé afin d’assigner une référence chronologique à l’événement décrit. Ainsi, leur codage n’a pas été établi par rapport à la production de marqueurs spécifiques.

Dans cette perspective, les auteurs ont montré que les enfants montrent une capacité à faire référence au passé et au futur de manière précoce, avant la production de marqueurs spécifiques dédiés à cet effet.

Dans la littérature dédiée au PP, l’expression du passé « récent » est associée à sa production (Leech, 1971 ; Comrie, 1976, Gathercole, 1986). Dans notre étude du décentrement dans le passé, il serait alors intéressant d’observer s’il existe un rapport entre le passé chronologique et sa représentation langagière assurée par le prétérit, à savoir si le prétérit est produit, chez l’adulte et chez l’enfant, pour faire référence à un passé récent et dans le cas échéant, à quelle fréquence. Plusieurs questions se posent alors :

 chez l’adulte, quelle est la distance chronologique entre T0 et l’événement du passé auquel réfère la forme au prétérit ?

 Par qui sont initiées les références aux événements du passé (l’adulte ou l’enfant) ?

 Lorsque la référence à un événement du passé est initiée par l’adulte, quelles sont les contributions de l’enfant à l’expression de cet événement ?

 Chez l’enfant, sous quelle forme est initiée cette référence dans les productions les plus précoces ?

 Lorsque le prétérit est davantage produit chez l’enfant, quelle est la distance chronologique entre T0 et l’événement du passé auquel réfère la forme au prétérit ?

 L’enfant montre-t-il une capacité à faire référence à des événements du passé de plus en plus distants (chronologiquement) de T0 ?

 Si les deux marqueurs, PP et prétérit, sont produits pour faire référence à un passé récent, comment sont-ils distingués ?

5.2. Méthodes d’analyse et codages : les productions de present