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L’aspect grammatical, mise en perspective temporelle du procès par l’énonciateur l’énonciateur

Introduction générale

Partie 1. Revue de travaux

I. L ES MODALITES D ’ EXPRESSION DE LA TEMPORALITE EN ANGLAIS

3. L’aspect grammatical, mise en perspective temporelle du procès par l’énonciateur l’énonciateur

3.1. Définition et mises au point

La notion d’aspect grammatical (ou formel) est empruntée aux langues slaves. Le terme russe vid fait référence au marquage morphologique de la distinction perfectif (accompli) / imperfectif (inaccompli) qui existe dans ces langues (Corre, 2009 :11). Par exemple, en russe, la forme imperfective du verbe « lire » est citat’ et la forme perfective du même verbe est procitat, le préfixe pro- est dans ce cas utilisé pour former le perfectif (il en existe d’autres ; Binnick, 1991 :137). Il est important de souligner que cette réalité morphologique n’existe pas en anglais où l’on ne trouve pas d’équivalent exact, « [le russe et l’anglais] ont deux façons complètement différentes d’exprimer l’aspect grammaticalement » (Hancil, 2003 :57). On ne peut donc pas considérer qu’il existe un marqueur anglais exclusivement réservé au perfectif (comme en russe) mais plutôt des marqueurs grammaticaux qui peuvent – aussi, entre autre chose – effectuer une opération de type aspectuel sur la notion prédicative. Cela signifie que

« l’anglais manque d’affixes grammaticaux aspectuels [mais qu’il ne] possède pas [non plus]

d’affixe grammatical lexicalement spécifié pour le temps » (Guéron, 2008 :114). Par exemple, le temps passé des verbes faibles (communément appelés réguliers) « porte la même morphologie que le participe passé » tandis que la forme passée des verbes forts (ou irréguliers)

« est incluse idiomatiquement dans la racine lexicale » (ibid., 114). Par ailleurs, il n’est pas

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cohérent de parler uniquement d’aspect perfectif/accompli pour renvoyer au marqueur HAVE + V-EN car il peut en effet présenter un procès comme accompli mais pas uniquement, c’est d’ailleurs ici que réside l’une de ses particularités (cf. infra, IV.1.). De même, BE + V-ING ne marque pas toujours le caractère inaccompli (ex. I am seeing Ann tomorrow).

En anglais, l’aspect grammatical ne fait pas donc référence à une distinction morphologique perfectif / imperfectif telle qu’elle existe en russe. Le terme désigne de façon large dans cette langue « la perspective dans laquelle le procès exprimé par le verbe est envisagé » (Lapaire & Rotgé, 1991 :359). Cela signifie que certains marqueurs, grammaticaux ou lexicaux, offrent la possibilité à l’énonciateur de présenter un procès de différentes façons, en lui attribuant un certain regard ou « point de vue » (c’est pour cela que l’on parle également de viewpoint aspect). Cette définition est large car ces marqueurs sont de plusieurs types :

 lexical, ce sont principalement les verbes aspectuels ou aspectualizers (Freed, 1979) qui permettent à l’énonciateur de présenter le début (begin par exemple, aspect inchoatif), le milieu (go on, par exemple, aspect continuatif) ou la fin d’un procès (end par exemple, aspect terminatif) ;

 grammatical, où la terminologie imperfectif / perfectif est utilisée, maladroitement pour les raisons exprimées ci-dessus. En effet, les marqueurs BE + V-ING (aspect imperfectif, progressif ou inaccompli), et HAVE + V-EN (aspect perfectif, accompli) constituent des marqueurs grammaticaux qui offrent la possibilité de matérialiser respectivement l’aspect imperfectif et l’aspect perfectif.

3.2. Invariant, potentiel d’invariant pour HAVE + V-EN ?

Dans l’approche énonciative, la plupart des questionnements concernent le rôle de HAVE dans la construction et les effets de sens qui en découlent en partant du principe qu’il existe un invariant (Guillaume, 1929), une fonction invariante ou une valeur centrale de HAVE.

Cependant, en français comme en anglais, il semble difficile de trouver « le lien entre tous [les]

emplois [de la forme HAVE] » (Bouscaren, 1982 :55) puisque « qu’ils sont multiples : possession, état du sujet, obligation, présent de parfait (passé composé) » (Adamczewski, 1982 :112), sauf si l’on part de la fonction invariante de HAVE et du statut de son sujet grammatical pour appréhender le PP comme une opération de type HAVE. Les travaux de Benvéniste, Guillaume, Tesnière et Culioli ont établi que AVOIR/HAVE fonctionne comme l’image inversée de ETRE A. Dans cette perspective, AVOIR/HAVE renvoie à une relation asymétrique entre un « sujet de type locatif » qui apparaît comme le lieu, le siège de la

localisation, et un objet qui est différent du sujet mais qui est défini par rapport à lui, le sujet apparaît alors comme le repère privilégié de cet objet. Il est donc naturel que l’ensemble de la construction en HAVE (Mary has a car) ait pour effet de sens privilégié la possession car l’énoncé décrit une propriété extrinsèque du sujet grammatical qui n’a pas besoin d’être imposé

« puisqu’elle est déjà logée en lui » (ibid., 115). Cependant, HAVE ne fonctionne pas exactement comme une image inversée de BE puisqu’il faut qu’un « rapport de compatibilité soit préétabli, au moment de la mise en discours, entre les deux groupes nominaux » (Corre, 2002 :20) qui l’entourent.

Dans cette perspective, le PP est envisagé comme un énoncé complexe (Adamczewski, 121) où le sujet grammatical de l’énoncé est mis en relation avec un énoncé passé (I have written a letter = I have (I-write-a-letter)) qui est le résultat d’une opération de type HAVE qui

« crédite le sujet grammatical d’une relation prédicative versée au passé » (122). Benvéniste (1966) insiste sur ce point :

« La nature profonde du parfait [est] une forme où la notion d’état, associée à celle de possession, est mise au compte de l’auteur de l’action ; le parfait présente l’auteur comme possesseur de l’accomplissement ». (Benvéniste, 1966 :200)

Cette vision est également à l’œuvre dans la théorie développée par Bach (1967) qui envisage l’auxiliaire HAVE comme appartenant à la catégorie Aux (Chomsky, 1957), une catégorie syntaxique stricte « universelle » (même si certaines langues la codent Ø) :

Aux  Temps (Modal) (have -en) (be -ing) Figure 10. La catégorie Aux (Chomsky, 1957)

Le soulignement successif de HAVE, -EN, BE et -ING vise à montrer le caractère indépendant des formants de la catégorie Aux dont cette représentation constitue la chaîne de base sur laquelle diverses règles transformationnelles vont être opérées pour réagencer et recombiner les formants au niveau de la structure de surface. Ainsi, Bach (1967 :468) considère qu’en dépit des différents rôles que peut prendre HAVE en surface (auxiliaire ou verbe), il n’apparaît pas dans la structure profonde mais est toujours inséré de manière transformationnelle, il élimine ainsi HAVE de la chaine chomskyenne de base (il fait la même chose pour BE mais cela ne concerne pas notre propos) et en fait un « élément de surface qui porte, comme d’autres affixes, la catégorie temps » (Corre, 2005 :5). Un énoncé au PP tel que I have broken a chair serait donc le résultat d’une dérivation d’un énoncé en

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profondeur mettant en relation une propriété abstraite dont le sujet est le siège (ibid., 5) avec un énoncé enchâssé au prétérit dont le sujet est identique à la matrice (I have – I broke a chair) ; en ce sens, Bach (1967 :477) fait du PP un présent simple dans lequel un prétérit est enchâssé (“past in the present”) et met en lumière « la nature complexe des énoncés [au present perfect]

(Adamczewski, 1982 :121).

Dans cette perspective, un énoncé au PP a une fonction métalinguistique de « rappel d’une relation prédicative » (Souesme, 1992 :75), son apparition est liée à une opération de type

« épuisement de visée » (Delmas cité par Corre, 2006 :202) pour le programme prédicatif. En effet, si dans un discours, des formes au PP succèdent à des formes au prétérit (pour en faire le bilan), le PP a pour fonction de rappeler ces relations prédicatives (ce qu’Adamczewski nomme une « opération de recyclage d’une relation prédicative »), permettant à l’énonciateur de commenter la situation présente. Au-delà du commentaire, l’énonciateur qui produit un énoncé au PP « marque qu’il est en mesure de se prononcer pour un rattachement de la notion prédicative dans la sphère du sujet grammatical » (Corre, 2002 :35). Les lectures qui en découlent (résultat, expérience…) apparaissent comme des effets de sens qui en seraient la conséquence directe car cette relation asymétrique est fondamentalement axée sur le sujet grammatical (Adamczewski, 1982 :121). Adamczewski reconnaît cependant le « caractère abstrait » de l’opération de repérage qui est toujours présente « même si la localisation est à un niveau abstrait [et] n’a plus que des liens assez lâches » (Bouscaren, 1982 :67).

Si le PP désigne une relation prédicative passée assignée au sujet grammatical, il est possible de l’envisager comme la « réélaboration d’un prétérit » (Cotte, 1998 :421). Cotte considère qu’il y a deux opérations sous-jacentes au PP, la première porte sur le repère, qui est, contrairement aux énoncés exprimant la possession, un « instant » et non le référent du sujet.

La première opération consiste à situer le procès I-write-a-letter dans l’avant de l’instant-repère (qui est le présent de l’énonciation) et de valider ce procès au présent par la conjugaison au présent de l’auxiliaire HAVE, le présent de l’énonciation renvoyant « avant tout à celui de l’énonciateur plutôt qu’à celui du sujet grammatical » (Adamczewski, 1982 :125). La seconde opération est de déterminer le procès validé en le rapportant à l’instant-repère (ici et maintenant, j’ai écrit une lettre, je peux l’envoyer, je peux faire autre chose, j’attends une réponse…). Sur le rapport entre le prétérit et le PP, Cotte (1998 :421) considère que le PP réunit le repère et le repéré « en un même espace » dont le repère constitue « le centre, le domaine [dans lequel] le repéré est inclus à nouveau » à l’opposé du prétérit où la rupture est nette. En ce sens, en dépit des effets de sens propres au PP, cette constructio n « explicite l’implicite du prétérit » et c’est pour cela qu’elle peut souvent introduire le prétérit dans un texte en soulignant la pertinence

d’un procès passé dans la situation présente, sa « raison d’être […] n’est absolument pas de dater les [procès], serait-ce de façon indéterminée » (Adamczewski, 1982 :122), les adverbes que l’on peut trouver, qui sont aussi divers que des adverbes de fréquence (always), des repères (up to now) ou des groupes prépositionnels qui quantifient la validité (for five days), ont pour rôle de « caractériser l’état du sujet ». La réflexion se poursuit en se demandant si finalement, le prétérit pourrait être envisagé comme le « préconstruit, et l’antérieur du PP», Cotte (1998 :421) y répond par l’affirmative. Lorsque le PP apparaît avant le prétérit, il sert de cadre en plaçant au premier plan un procès passé en raison de son « incidence à la situation présente ».

Le cas contraire est possible (le prétérit avant le PP) car si le prétérit incarne la rupture,

« l’antérioté générale », il est logique que le PP assure le retour au repère implicite, à savoir le présent de l’énonciation, où il peut alors fournir des informations sur les participants ou les circonstances du procès comme l’indique la définition du parfait français fournie par Benvéniste :

« Le parfait établit un lien vivant entre l’événement passé et le présent où son évocation trouve place. C’est le temps de celui qui relate les faits en témoin, en participant ; c’est donc aussi le temps que choisira quiconque veut faire retenir jusqu’à nous l’événement rapporté et le rattacher à notre présent. » (Benvéniste, 1966, p.244)

 Il est important de réfléchir autour de la notion de point de vue pour saisir ce qui est à l’œuvre dans l’aspect grammatical, que nous pouvons rapprocher du temps (cf. supra, I.1.) en revenant sur la notion de topic time introduit par Klein (1992). L’aspect grammatical permet à l’énonciateur de mettre en relation un procès donné, une situation (ex. eat an apple) et une occasion donnée (topic time). Comme le temps, l’aspect grammatical « fait en sorte que l’assertion que l’énonciateur s’apprête à effectuer pour l’occasion donnée corresponde à son intention de communication au sujet de cette situation» (Corre, 2008 :144). En cela, l’aspect grammatical constitue « l’ensemble des moyens spécifiques dont dispose les langues [(ou devrions-nous dire ‘une langue telle que l’anglais’ pour faire écho à l’introduction de notre revue de travaux)] pour marquer la relation entre [le topic time et un procès donné] » (ibid., 144). La

« mise en perspective temporelle du procès par l’énonciateur », qui constitue le titre de cette partie, désigne finalement « le point de vue inhérent à toute inclusion d’une situation dans le temps » (ibid., 146).

PARTIE 1 – Chapitre I – Modalités d’expression de la temporalité

Nous allons maintenant nous pencher sur deux théories qui croisent les trois modalités d’expression de la temporalité que nous avons décrites pour rendre compte de ce qui se joue au niveau de la production des énoncés et de leur mise en discours. Les termes et les représentations que nous avons rencontrés auparavant seront largement mis à profit pour présenter et discuter ces théories.