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Chapitre 3. Concepts, données et mesures

3.3 Religion et religiosité

3.3.1 Définitions

Dans sa présentation de l'ouvrage "Qu’est-ce que le religieux?" dans la revue Mauss, Alain Caillé désigne d'emblée l'absence d'unanimité des sociologues comme la première difficulté lorsqu'il s'agit de définir ou de conceptualiser la religion. Pour lui, "la tradition sociologique n’a jamais réussi à produire une conceptualisation à peu près admise et partagée de la religion" Caillé (2003).

Depuis Durkheim (1897-1898), qui définit la religion comme un ensemble "plus ou moins organisé et systématisé" de phénomènes consistant en des croyances obligatoires et connexes de pratiques, l'éventail de définitions s'est encore élargi. Cependant, deux définitions bien choisies permettent de préciser les contours de ce concept:

a) Pour Michelat et Simon (1977), "on entend généralement par religion un système de croyances et de pratiques relatives au sacré, croyances et pratiques qui se trouvent également en relation avec la conduite profane de la vie, et qui unissent dans une même communauté l'ensemble des individus qui y adhèrent".

b) Clarck (1998) définit la religion comme "un ensemble de croyances, de réflexions et d’actions que partagent les adeptes et qui leur procurent un objet de dévotion; comme un code d’éthique qui régit les conduites personnelles et sociales; et comme un cadre de référence qui aide les personnes à se situer par rapport à leur groupe et à l’univers".

Cette définition de Clarck présente l'avantage d'établir les liens entre le système de croyance, l'action ou la pratique qui en découle ainsi que les conséquences qui s'en suivent en termes de comportements individuels. Elle convient à la posture des études empiriques qui visent à établir un lien entre l'emprise de la religion sur les individus et certains aspects de leurs vies comme, dans notre cas, leurs comportements reproductifs.

Préciser les contours de la religion n'est qu'une étape vers la définition du concept plus pratique et plus opérationnel de religiosité. Le dictionnaire Larousse la définit comme une "expression du sentiment religieux marqué par la sensibilité et conduisant à une vague religion personnelle". Mais la religiosité est aussi un "aspect purement sentimental de la religion chez une personne", une

"attirance pour la religion en général" (dictionnaire Petit Robert). Cette notion d'attirance rejoint l'acception de la religiosité en sciences sociales, où, le concept revêt l'expression d'une caractéristique individuelle mesurable à partir d'une ou plusieurs dimensions ou variables. Ces dernières peuvent relever de la foi, de la confession, de la pratique d'un culte, des attitudes ou opinions par rapport à des valeurs religieuses données, etc.

Mesurer la religiosité revient donc à établir une échelle suivant laquelle les individus peuvent être classés selon leur attachement à la religion ou selon leur niveau d'engagement religieux  donc selon l'influence effective que celle-ci exerce sur leurs choix et comportements dans la vie quotidienne. Il s'agit de s'interroger à la suite de Michelat (1990), si tous les adeptes d'une même

religion adhèrent de la même manière ou au même degré à "l'ensemble de croyances, de réflexions et d’actions" qui constitue cette religion. Dans le cas de l'Islam, et pour paraphraser Michelat (op. cit.), cela revient à se demander si toutes les personnes qui se disent musulmanes le sont au même degré.

Finalement, la religiosité peut se définir comme le niveau d'engagement d'une personne à respecter l’ensemble des principes, fondamentaux et élémentaires, d'une religion de laquelle cette personne se réclame. Cela implique, et c'est un postulat important, une relation entre le niveau de religiosité et le degré d'influence qu'exerce la religion sur tous les aspects de la vie de la personne.

3.3.2 Religiosité: un concept multidimensionnel

La possibilité de mesurer la religiosité au moyen d'une ou plusieurs variables conduit inévitablement à la coexistence d'une multitude de définitions opérationnelles du concept (selon les auteurs et les domaines de recherche).

Dans ses travaux sur les liens entre l'Islam, la famille et la fécondité, Kouaouci (1995) fait recours à la pratique des prières quotidiennes pour distinguer les femmes pratiquantes et non pratiquantes, les premières considérées comme plus religieuses que les secondes. Analysant le rapport entre la pratique religieuse et la vie de famille, Clarck (1998) définit simplement la religiosité comme un "engagement religieux" et la mesure par "la fréquence de la participation aux services religieux". Ces deux définitions ont en commun la référence à une seule dimension de la religion que Glock (1961) qualifie de ritualiste. En cela, ces définitions intègrent l'approche traditionnelle selon laquelle le fait religieux a longtemps été défini à travers des concepts unidimensionnels relevant soit de la pratique d'un culte, soit de la confession.

Cette dichotomisation basée sur un seul critère est une simplification poussée de la réalité. A ce titre, elle présente un important risque d'erreur dans la classification des individus selon leur vrai niveau de religiosité, et pourrait même conduire à des conclusions erronées (Bergan, 2001).

A l'opposé, une mesure basée sur plusieurs critères a aussi ses inconvénients.

Elle élargit le choix des combinaisons possibles de variables, ce qui conduit à une diversité d'indicateurs de religiosité. Cela pourrait même conduire à des conclusions différentes entre les auteurs, bien que l'objet de leurs études soit le même et les contextes sociaux de référence similaires ou identiques. Ce fut vraisemblablement le cas dans un exemple donné par Glock (1961), où, plusieurs auteurs travaillant sur l'importance du fait religieux dans la société américaine parvinrent à des conclusions différentes, voire contradictoires. Glock expliquait alors ces écarts par des différences d'ordre méthodologique, notamment les écarts dans les définitions et les mesures des concepts ainsi que la diversité des données utilisées. Tout de même, les chercheurs s'accordent aujourd'hui que le phénomène religieux est avant tout multidimensionnel (Bergin, 1991) et que la diversité des dimensions prises en compte est indispensable pour saisir la complexité du fait religieux (Mokhlis, 2009).

Dans le courant des approches multidimensionnelles de la religiosité développées dans les années 1960, Glock (1961) propose une définition de

"l'objet religieux" basée sur quatre dimensions: une dimension expérientielle

traduisant "les sentiments, perceptions et sensations expérimentés par un sujet", une dimension idéologique qui "inclut toutes les représentations sur la nature de la réalité divine", une dimension ritualiste qui "concerne les actes que les gens accomplissent dans le domaine religieux", et une dimension conséquentielle qui touche à "ce que font les gens, ainsi que les attitudes qu'ils adoptent, par suite de leurs croyances, de leurs pratiques et de leurs expériences religieuses". Plus tard, sera ajoutée une cinquième dimension, celle intellectuelle, pour prendre en compte le niveau de connaissance qu'a l'individu des dogmes fondateurs de sa foi (Stark et Glock, 1968).

Si le caractère multidimensionnel de la religiosité a acquit une certaine notoriété, la nature des dimensions qui la définissent reste plurielle et variable. Cela rend sa définition complexe lorsqu'on s'intéresse à plusieurs confessions à la fois, ou, comme c'est souvent le cas, lorsqu'il s'agit de transposer une conceptualisation basée sur les religions judéo-chrétiennes dans une autre religion comme l'islam.

3.3.3 Spécificités de la religiosité islamique

La littérature sur la mesure de la religiosité était récemment encore dominée par des études anglo-saxonnes, avec comme principal champ d'investigation les religions de tradition judéo-chrétienne (Ghorbanie et al, 2000). Aujourd'hui, spécifiquement en démographie et dans les études de marché, les spécificités de la fécondité des populations musulmanes et le potentiel d'influence de l'Islam sur les choix du consommateur musulman ont entraîné un regain d'intérêt pour l'analyse de la religiosité islamique.

Néanmoins, d'un point de vue méthodologique, la conceptualisation et la mesure de la religiosité en Islam repose sur des travaux développés pour l'analyse des religions judéo-chrétiennes (Spilka et al, 2003 cité par Krauss et al, 2007). Or, comme le soulignent certains auteurs, le concept islamique de la religion est fondamentalement singulier et n'est donc pas comparable à d'autres concepts religieux (Shamsuddin, 1992). Au-delà de ses points communs avec les autres religions en matière de culte et des valeurs, l'Islam a une sphère d'influence jugée plus large. Celle-ci englobe aussi bien l'organisation politique et sociale que la gestion interne de la famille (procréation, filiation, héritage, etc.).

Plusieurs auteurs ont donc proposé des indicateurs de religiosité spécifiques à l'Islam.

Dans une étude comparant le niveau de religiosité islamique entre les citadins et les ruraux en Malaisie, Krauss et al (2006) proposent un modèle spécifique à la communauté musulmane malaisienne appelé MRPI, "The Muslim Religiosity-Personality Inventory". L'examen de ce modèle souligne toute la complexité d'une évaluation rigoureuse du niveau de religiosité en Islam (figure 3.1).

L'inventaire de la "religiosité-personnalité musulmane" dressé par Krauss et ses collègues est mené autour de deux principaux axes qui sont: la vision islamique (Islamic Worldview) et la personnalité religieuse (Religious personality). Le premier axe mesure le niveau d'acceptation ou d'assimilation des piliers de la foi musulmane (arkan al-Iman) alors que le second évalue l'alignement des comportements, motivations et attitudes aux enseignements et commandements

de l'Islam, le rapport de l'homme à Dieu (adoration) et à ses semblables

Si ce modèle a l'avantage de faire ressortir le caractère complexe et singulier de la religiosité en Islam, son opérationnalisation semble difficile et exige des données très précises, spécialement collectées à cette fin. Mais d'autres propositions de mesure de la religiosité islamique existent, notamment dans le domaine des études sur les comportements du consommateur. Khraim (2010) dresse un bref aperçu des mesures adoptées dans ce domaine. Avec un nombre de dimensions allant de 1 à 4, ces mesures se basent très souvent sur la croyance et la pratique (Beliefs and practice) (Taai, 1985; Alsanie, 1989;

Albliakhi, 1997). A l'instar d'Albehairi et Demerdash (1988), d'autres font recours à un classement en dimensions intrinsèques (religion comme finalité) et dimensions extrinsèques (religion comme moyen) de la religion développé par Allport et Ross (1967).