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Chapitre 2. Problématique et questions de recherche

2.2 Pistes explicatives du maintien d'une fécondité élevée au Niger

2.2.1 Quelques signaux de la métamorphose en cours

La population du Niger est passée d'environ 3 millions en 1960 à plus de 17 millions en 2012, presque 6 fois plus importante qu'à l'indépendance. En élaborant des scénarii démographiques pour le Niger, Guengant et May (2015) préviennent que la poursuite des tendances démographiques actuelles implique un doublement de la population tous les 16 à 17 ans. Plus précisément, "selon les hypothèses retenues concernant les comportements reproducteurs, le Niger pourrait avoir en 2035 une population comprise entre 40 et 46 millions d’habitants, et entre 60 et 90 millions en 2050" (Guengant et May, 2015). Dès lors, les enjeux autour du changement des comportements reproductifs sont majeurs. Comprendre et analyser les aspirations reproductives des individus, en lien avec leur capacité à opérer des choix reproductifs calculés revêt alors une importance toute particulière. Car, au-delà du niveau actuel de la fécondité et de ses facteurs, la plus grande préoccupation est justement celle de l'avenir démographique du pays, un avenir intimement lié à son développement socioéconomique.

Mais pour plusieurs raisons, le scénario de la continuité des tendances actuelles n'est pas inéluctable. La baisse de la mortalité des enfants et les transformations des structures familiales en cours sont des éléments qui suggèrent la possibilité d'un avenir différent en matière d'aspirations et de comportements reproductifs

au Niger. On peut également ajouter la prise de conscience des effets de la forte croissance démographique, laquelle se manifeste à travers un dialogue social de plus en plus ouvert sur le contrôle des naissances, ce qui n'était pas le cas il y a seulement quelques années. L'accès aux nouvelles technologies de communication contribuera sans doute à une plus grande ouverture du débat en la matière. Un exemple illustratif est la publication récente en ligne et dans le journal le Souffle (Maradi) d'un article assez explicite sur les enjeux et les défis de la croissance démographique (Démographie/développement : on n’est pas dernier par hasard!, annexe 2.1).

De la baisse de la mortalité des enfants

Une hypothèse implicite mais largement admise parmi les démographes est celle du lien entre les baisses de la mortalité et de la fécondité. Cette hypothèse repose sur l'idée que "avec une mortalité plus basse la dimension souhaitée de la famille est atteinte avec moins d'enfants" (Coale, 1973). Mais l'auteur souligne que l'histoire démographique des pays européens regorge d'exemples (Allemagne notamment) où la fécondité et la mortalité ont baissé presque simultanément. Par contre, il laisse ouverte sa question de savoir lequel des deux phénomènes cause l'autre ou s'ils ont des causes communes.

L'hypothèse qu'une baisse de la mortalité engendre celle de la fécondité ne trouve pas d'échos favorables dans les travaux de Sara Randall et Thomas LeGrand. Examinant qualitativement les raisonnements à propos des

"motivations de remplacement et d'assurance" au Sénégal, ils ne trouvent que peu d'éléments en faveur de cette vision. Leur conclusion est que "la mortalité des enfants n'est pas une composante majeure dans le discours portant sur la prise de décision en matière de procréation" (Randall et LeGrand, 2003). Même parmi l'élite urbaine et instruite, il n'y a pas de preuves suffisantes en faveur de l'existence de stratégies explicites visant à combler ou à prévenir les pertes liées à la mortalité des enfants. En extrapolant ces conclusions au contexte nigérien, on peut conclure que la forte fécondité du Niger ne s’explique pas par une non-prise en compte de la mortalité des enfants dans les arbitrages reproductifs, puisque, semble-t-il, cela est aussi le cas pour les autres pays de la sous-région.

Même si ce modèle d'ajustement rationnel est accepté, les inégalités socioéconomiques dans la réduction de la mortalité constitueraient une entrave majeure à son effet sur les aspirations reproductives. En effet, les couches sociales défavorisées, donc des franges majoritaires de la population, semblent en marge de la réduction récente de la mortalité des enfants enregistrée. L'EDS 2012 montre que le taux de mortalité infanto-juvénile est de 91‰ parmi les mères ayant au moins un niveau d'instruction secondaire alors qu'il remonte à 158‰ parmi celles non instruites. Or, d'après la même source, 80% des femmes de 15-49 ans sont non instruites. Ce taux monte de 83‰ à 163‰ lorsqu'on passe, respectivement, du milieu urbain en milieu rural où vit 83% de la population. Même en acceptant l'hypothèse de causalité entre les deux phénomènes, la prise de conscience d'une meilleure survie des enfants, et donc l'ajustement de la demande d'enfants, ne serait possible que quand la mortalité des enfants aura nettement baissé dans les larges couches sociales défavorisées.

Il reste l'hypothèse des causes communes pour les baisses de la mortalité et de la fécondité. Rappelons que les réductions de 2/3 pour le taux de mortalité infanto-juvénile et de 3/4 pour le taux de mortalité maternelle entre 1990 et 2015 figurent ensemble parmi les Objectifs du développement du millénaire (OMD). Et d'une manière générale, les efforts en matière de la promotion de la santé materno-infantile profitent aussi bien à la santé reproductive de la mère qu'à la survie de l'enfant. Parallèlement à la survie des enfants et la diminution de la mortalité maternelle, la proportion de femmes ayant reçu des soins prénatals par un prestataire formé a plus que doublé entre 1998 et 2012 (39% à 83%). On pourrait postuler, qu'à termes, cette amélioration globale de la situation sanitaire du pays, laquelle va de pair avec un contact plus fréquent entre les femmes et le personnel de santé, entrainera une maitrise ou un meilleur contrôle de la procréation. Son effet initial positif sur la fécondité, via l'amélioration de la santé de la femme, céderait place à un "effet de confiance": la méfiance et l'aversion envers les méthodes contraceptives reculent lorsque les individus se rendent compte de l'importance et de la qualité des services de santé, surtout en milieu rural. Nous postulons qu'une meilleure perception des services de santé, couplée à une plus grande scolarisation de la femme, aura l'avantage de favoriser l'adoption d'une culture contraceptive, laquelle va au-delà d'une simple utilisation temporaire ou occasionnelle de la contraception.

Si le recul de la mortalité des enfants ne modifie pas les préférences reproductives, comme proxy d'une bonne performance du système sanitaire, il annoncerait au moins un meilleur rapprochement entre les populations et les services de santé. En favorisant l'autonomie de la femme en matière de santé reproductive, par l'acceptation et la proximité, et en favorisant une vision plus pragmatique de la santé, ce rapprochement constitue un pilier, peut-être relativement lointain mais important, de l'adoption d'une culture contraceptive.

Mutations des structures sociales et familiales

En matière des structures sociales et familiales, le Niger partage de nombreuses réalités avec les autres pays africains, particulièrement ceux qui lui sont historiquement, géographiquement et culturellement proches, à l'instar du Mali et du Burkina Faso. Ainsi, certains constats effectués ailleurs dans la sous-région peuvent apporter un éclairage utile dans le contexte nigérien.

Depuis les années 1990, et peut-être bien avant, la métamorphose des sociétés africaines fait l'objet d'un riche débat. Locoh et Mouvagha-Sow (2005) évoquent des mutations qui devraient induire une transition de la famille traditionnelle étendue vers une famille moderne et nucléaire. Aujourd'hui encore, ce changement semble toujours incertain. Il reste modeste même en milieu urbain où il est le plus attendu, notamment sous l'effet de la scolarisation et de l'activité économique et de l'autonomisation des femmes. Plutôt que vers une nucléarisation, les stratégies de survie adoptées par les ménages face à la crise économique ont conduit vers une évolution plurielle de la structure familiale9

9 Selon Vimard (1997), "l’idée de transition, qu’elle s’établisse de la famille traditionnelle à la famille nucléaire ou de celle-ci à la famille post-moderne, qui implique l’idée d’une transformation uniforme d’un modèle familial dominant à un autre modèle familial

(Vimard, 1997), avec tantôt des ménages urbains de grande taille (Wakam, 1997), tantôt une faible nucléarisation émotionnelle au sein des couples (Locoh, 2012). Certaines politiques de "promulgation de législations familiales favorables à la famille nucléaire", lesquelles ont joué un rôle important dans les transformations familiales en Europe et en Amérique Latine, n'ont pas eu un grand effet lorsqu'elles ont été adoptées par certains États africains (Vimard, 1991 et 1993)10.

L'hypothèse d'un affaiblissement des formes familiales traditionnelles sous l'effet du développement économique et de la modernisation contraste avec les résultats de Wakam (1997) qui vont "totalement à l'encontre des thèses évolutionnistes sur la convergence universelle et quasi inéluctable des modèles familiaux vers le modèle nucléaire occidental". Par ailleurs, dans le cadre de nos travaux sur les systèmes familiaux et la qualité de vie au Mali, il apparait clairement que les ménages élargis (aux personnes avec ou sans liens avec le chef du ménage) ont une meilleure qualité de vie en milieu urbain comme en milieu rural (Nouhou et al. 2016). La diversité des profils des membres au sein du ménage est donc positivement associée à sa qualité de vie, sans qu'il ne soit possible de préciser le sens de la causalité entre cette qualité de vie et la taille du ménage. Toutefois, dans les grands ménages élargis, plus fréquents en ville qu'en milieu rural, les inégalités sont par contre plus importantes.

Finalement, comme dans la parabole du roseau (La Fontaine), "la famille étendue plie, se déforme, mais ne rompt pas..." (Pilon et Vignekin, 1996). Elle s'adapte et se recompose en fonction des contraintes et des opportunités nouvelles. Mais les contraintes de la vie urbaine pèsent sur le système de solidarité familiale, engendrant une métamorphose des rapports individus-société et des rapports entre individus. On assiste de plus en plus à une certaine individualisation (Marie 1997, eds) qu'on ne peut toutefois pas assimilée à une "individualisation à l'occidentale" (Calvès et Marcoux, 2007). Les rôles de l'individu au sein de sa famille et son rapport à la société sont dorénavant négociés, mis en balance avec des objectifs et des préoccupations d'ordre personnel. Les dictats de la famille et de la société, sans être niés ou rejetés, font l'objet d'un arbitrage dans ce contexte nouveau, où les rapports de dépendance entre les jeunes et les anciennes générations s'érodent, le contrôle traditionnel sur le mariage diminue et la structure des rapports de pouvoir entre hommes et femmes est mise à l'épreuve (Locoh, 2002b). Dans le centre urbain de Dakar, Tall (2009) ajoute que "les liens statutaires, acquis une bonne fois pour toutes, sont concurrencés par des liens interpersonnels construits plus que dominant, se trouve clairement infirmée, au profit de la mise en évidence d’une transformation plurielle".

10 "Cette évolution demeure cependant encore limitée, car les nouvelles législations familiales, promulguées sur le modèle des codes de la famille européens dans certains pays africains dans les années soixante, restent inégalement suivies. Ainsi ces règles, qui devaient se substituer aux coutumes locales dans le domaine du mariage, des relations parents-enfants et de la transmission des biens, sont plus facilement adoptées dans le domaine de l'héritage, en ligne paternelle directe, que dans celui du mariage monogame, contrarié par la persistance de la polygamie, et plus fréquemment diffusées dans les groupes urbanisés et instruits que dans les communautés illettrées ou rurales."

(Vimard, 1993).

spontanés, acceptés plus qu’imposés, sélectifs plus qu’ouverts". On retrouve la manifestation d'une dynamique d'individuation, laquelle privilégie l'appartenance symbolique qu'elle réinvente au détriment d'un sentiment d'affiliation.

Ces changements affectent aussi bien les modalités de formation des couples (choix de conjoint) que la communication entre les conjoints (rôle de la femme).

Ils touchent ainsi à l'autonomisation de la femme en matière de ses choix