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Chapitre 3. Concepts, données et mesures

3.1 Préférences en matière de fécondité: terminologies et définitions

3.1.2 Les préférences à travers les enquêtes EDS

Les premiers programmes de collecte de données en matière de fécondité, notamment les enquêtes KAP (Knowledge, Aptitude, Practice) et les enquêtes EMF (Enquête mondiale de fécondité) posaient déjà des questions sur les préférences en matière de fécondité. En réservant une section spécifique à ces questions, les Enquêtes démographiques et de santé (EDS) ont largement favorisé la vulgarisation des analyses sur les aspirations en matière de fécondité. Diverses, précises et bien détaillées, les questions sur les préférences incluses dans ces EDS rendent possible l'examen des multiples facettes des aspirations reproductives. En l'occurrence, une partie de notre travail repose sur l'une de ces facettes telles qu’appréhendées par les EDS réalisées au Niger entre 1992 et 2012: la descendance idéale.

Fécondité désirée

Pour évaluer la réussite des couples en matière de contrôle des naissances, des questions sont posées aux femmes à propos de leurs naissances ou grossesses contractées au cours des cinq dernières années. Ces événements sont alors classés comme désirés ou non selon les déclarations des femmes. La soustraction des naissances non désirées du nombre total de naissances permet de calculer un Indice synthétique de fécondité désirée (ISFD) dont la comparaison à l'ISF "normal" permet de mesurer l’impact de la prévention des naissances non désirées sur le niveau global de fécondité. Mais l'interprétation de l'ISFD reste délicate du fait de la rationalisation ex-post. Il est difficile, surtout dans le contexte africain de déclarer non désiré un enfant devenu dorénavant

membre de la famille. D'un point de vue méthodologique, sa mesure reste imprécise, du fait notamment de la difficulté de se rappeler avec exactitude des circonstances de la naissance de chaque enfant, condition nécessaire pour le déclarer voulu ou non à sa naissance.

Cet indicateur présente d'autres inconvénients soulignés par Bongaarts (2012):

il peut diverger du nombre d'enfants réellement désiré pour des raisons non liées aux préférences (stérilité secondaire, absence de mariage, etc.). Lorsque les femmes substituent des nouvelles maternités aux enfants décédés, l'ISFD peut alors être supérieur au nombre d'enfants réellement désiré. En outre, contrairement à d'autres métriques comme le nombre idéal d'enfants, l’ISFD ne peut jamais être supérieur à l’ISF qui sert de référence à son calcul.

Souhait d'enfants supplémentaires

Les EDS interrogent les hommes et les femmes sur leur souhait d’avoir ou non des enfants (supplémentaires) dans l’avenir. Les questions posées sont en général formulées comme suit:

- Aux femmes : "Voudriez-vous avoir un (autre) enfant, ou préféreriez- vous ne pas avoir d'(autres) enfants du tout?". Pour une femme enceinte, la question devient: "Après l'enfant que vous attendez, voudriez-vous avoir un autre enfant, ou préféreriez-vous ne pas avoir d'autres enfants du tout?".

- Aux hommes: "Voudriez-vous avoir un (autre) enfant, ou préféreriez-vous ne pas avoir d'(autres) enfants du tout?". Pour un homme dont la femme ou une des femmes est enceinte, la question devient: "Après l’enfant que votre femme/partenaire attend, voudriez-vous un (autre) enfant ou préféreriez-vous ne pas avoir d'autre enfant du tout?".

Les réponses à ces questions distinguent les femmes ne voulant plus d'enfants, les indécises et celles qui souhaitent un enfant (supplémentaire). Les intentions de ces dernières sont par la suite nuancées et situées dans le temps. Via une nouvelle question, elles sont invitées à spécifier si elles souhaitent un enfant bientôt (dans 2 ans) ou plus tard (plus de 2 ans). Naturellement, certaines femmes hésitent sur le moment. Cela conduit à une large gamme d'intentions allant du souhait convaincu d'enfant à un refus confirmé d'une (nouvelle) naissance. D'une manière générale, leurs résultats soulignent la place importante qu'occupe l'incertitude aussi bien dans la formulation des intentions que dans le choix de l'horizon temporel de leur planification. Cela renvoie à l'une des limites du souhait d'enfants à un moment précis de la vie. Il est en effet tributaire de plusieurs facteurs conjoncturels qui peuvent compromettre sa pertinence à rendre compte de la fécondité à plus ou moins longue échéance.

Des femmes qui ne souhaitent pas d'enfants se retrouvent heureuses d'avoir un enfant suite à un échec de la contraception (Trussell et al, 1999). Aussi, des femmes ne souhaitant pas d'enfants (supplémentaires) à court terme peuvent paradoxalement ne pas utiliser de méthodes contraceptives (Sable et Libbus, 2000). Cela confirme la limite d'un modèle rationnel, à caractère déterministe, pour l'analyse des intentions en matière de fécondité. A cela s'ajoute certaines limites méthodologiques soulevées par Bongaarts (2012). Il fait remarquer que

la proportion de femmes désirant arrêter ou poursuivre leur maternité n'est pas convertible en un indicateur standard ou usuel des préférences. Aussi, avec un même niveau de fécondité désirée, deux populations ayant des traditions différentes en matière d'espacement des naissances (intervalles inter-génésiques courts ou longs) peuvent présenter différentes proportions de femmes voulant poursuivre ou arrêter leur maternité.

Descendance "idéale"

La mesure de la taille idéale de la descendance a d'abord été perçue comme un moyen pouvant servir à l'élaboration des perspectives démographiques. En effet, les préférences semblaient fournir une indication précieuse sur les réalisations futures de fécondité. C'est ce que montre la "correspondance manifeste entre les tendances de la fécondité, connues par l'observation statistique, et la dimension idéale de la famille, telle que la révèlent des études de plus en plus nombreuses sur les attitudes de la population à l'égard de la fécondité" (Girard, 1976). Mais comme la baisse de la fécondité réelle s'écarte considérablement de l'expression du nombre idéal d'enfants avec le temps (Philipov et Bernardi, 2011), cette vision a vite été délaissée; sans pour autant que le concept d'idéal ne perde de son importance, notamment comme moyen de comparaison géographique des tendances sociétales de préférences en matière de fécondité par exemple.

 Définition et signification

Le concept de descendance idéale a fait et continue de faire l'objet d'une controverse, notamment à propos de sa formulation et de sa signification. Que comprennent les individus interrogés à travers le terme "idéal" de fécondité?

Ont-ils tous la même compréhension de la question posée? Que mesure-t-elle ou autrement, quelle information fournit la notion d’idéal? Idéal, par rapport à quoi, à qui?

Quand De Jong (1965) interrogeait les Américains sur leur nombre idéal d'enfants, il précisait: ... pour un "couple moyen", pour un "couple aisé" ou pour un "couple pauvre" ... aujourd'hui. Cela montre les deux principaux paramètres de la définition de l'idéal: le contexte et le référant (individu ou groupe social par rapport auquel se définit l'idéal). Il peut s'agir du contexte actuel et réel avec ses contraintes économiques, sociales, etc., dans lequel vit l'individu, comme dans le cas de De Jong (traduit par la précision "aujourd'hui"). Il pourrait aussi s'agir d'un contexte théorique, sans contraintes par rapport à la prise en charge de la descendance, un contexte dans lequel seuls les penchants individuels (goût ou aversion) pour la taille de la famille définiraient le choix. Le contexte est alors qualifié de "contexte idéal" et prédispose ainsi l'individu à exprimer, sans référence à ses conditions de vie actuelles (sociales, matérielles ou spirituelles), son souhait de descendance.

Pour le référant, l'individu peut être interrogé sur ce que représente la descendance idéale pour lui-même. Il peut aussi être questionné sur ce qui, selon lui, serait la descendance idéale pour une "famille moyenne", définie par rapport à un groupe social donné (De Jong, op. cit.) ou par rapport à la société

globale dans laquelle il vit. A titre d'exemple, dans l’enquête sur la fécondité et la famille réalisée en Suisse la question relative au nombre idéale d’enfants est

"quel est le nombre d’enfants que vous estimez comme idéal pour une famille dans notre pays? " (Sauvain-Dugerdil, 2005a). Depuis 1936, le sondage Gallup se réfère à "une famille", sans plus de précision; ce qui suppose une famille américaine moyenne ("What do you think is the ideal number of children for a family to have?")12. Se référant à Toulemon (2001), Testa et Grilli (2006) parlent de "nombre idéal d’enfants à situation comparable" pour parler de la taille idéale de la famille pour des personnes vivant dans les mêmes conditions sociales (groupe social, niveau de vie, etc.). Ce type d'appellation suppose explicitement l'importance des conditions externes dans l'expression des idéaux. Selon la nature de la référence, l'idéal est qualifié "d'idéal personnel" ou "d'idéal social".

Philipov et Bernardi (2011) discutent des nombreuses possibilités de formulations de ce concept ainsi que les interprétations qui en découlent.

Quelle est la nature de la descendance idéale telle que définie et mesurée dans les EDS? L'indicateur mesuré par ces enquêtes correspond au nombre total d'enfants que les individus souhaiteraient avoir au cours de leur vie et est recueilli à travers les questions suivantes:

Aux individus qui n’ont pas d’enfant:

"Si vous pouviez choisir exactement le nombre d'enfants à avoir dans votre vie, combien voudriez-vous en avoir?".

Aux individus ayant déjà au moins un enfant:

"Si vous pouviez revenir à l'époque où vous n'aviez pas d'enfant et choisir exactement le nombre d'enfants à avoir dans votre vie, combien auriez-vous voulu en avoir?".

Au vue de la référence directe au répondant, il est immédiat que l'idéal ainsi mesuré correspond à un idéal individuel. Si le référant semble sous-entendu, la question ne fait en revanche aucune référence explicite au contexte. L'individu pourra donc répondre en se référant à sa situation actuelle ou à une situation idéale. Plutôt qu’une mesure de l’idéal, ces questions renseigneraient sur ce qu’on peut appeler le "souhait en absence de contraintes". Cela constitue une limite, dans la mesure où, l'idéal tel que défini par les EDS est souvent agrégé à des niveaux supérieurs, alors même que les penchants individuels exprimés peuvent ne pas avoir le même sens.

 Descendance idéale: choix personnel ou "nombre social"?

Certains auteurs qualifient la descendance idéale de "nombre social", traduisant ainsi le fait que les réponses individuelles sont le reflet d'une norme sociale tacite, convergence des valeurs sociales à l'égard de la taille de la famille. C'est dans le souci de laisser plus de marge à l'expression d'un idéal individuel en matière de fécondité que Hin et al. (2011), dans le cadre d'une étude empirique réalisée au Pays-Bas, recommandent l'introduction de questions

12 Voir le lien: http://www.gallup.com/poll/9091/desire-children-alive-well-america.aspx

supplémentaires (une à quatre) afin de nuancer les réponses individuelles et saisir ainsi d'autres aspirations alternatives plausibles.

Si elle peut se justifier dans certains cas, la qualification de la descendance idéale de "nombre social" n'est pas toujours défendable. Lorsque les individus tiennent compte de leurs conditions de vie pour répondre à la question par exemple (telle que formulée dans les EDS), l'indicateur gardera alors une dimension individuelle (ci-dessus). De plus, on peut avancer l'hypothèse d'une convergence des aspirations individuelles vers un type donné d'aspiration qui est largement répandu dans la société. En effet, une homogénéisation de certains facteurs socioéconomiques (résidence, éducation, richesse, etc.), si ceux-ci sont déterminants pour les aspirations reproductives, peut expliquer une homogénéisation de la descendance idéale. Dans un contexte où l'enfant est perçu comme une source de richesse, une paupérisation généralisée des ménages pourrait par exemple justifier une convergence vers le souhait d'une descendance nombreuse. En somme, la norme sociale n'est qu'un déterminant des aspirations reproductives parmi d'autres. Son rôle peut être moindre ici mais important et voire dominant ailleurs.

 Non-réponse et rationalisation

Au-delà des écueils autour de la signification du concept de descendance idéale, des difficultés surgissent lors de son opérationnalisation. Les réponses que donnent les individus aux questions posées ne sont pas toujours celles attendues. Selon le contexte socioculturel, une part non négligeable d'individus ne donne pas de réponse numérique. Au Niger, lors de l'EDS 2006, environ 15%

de femmes et 16% d'hommes n'ont pas donné de valeur numérique à la question sur la descendance idéale. Ces individus ont plutôt répondu soit "je ne sais pas", soit "autant que Dieu voudra", soit "Dieu seul sait", soit "autant que possible", etc. Ce type de réponses est qualifié de "non numérique".

En général, ces réponses non-numériques sont systématiquement exclues lors des analyses et traitées comme des valeurs manquantes. Mais cette pratique présente des inconvénients majeurs. Elle entraine d'abord une réduction de la taille de l'échantillon d'analyse. Ensuite, l'exclusion de ces réponses pourrait biaiser les résultats. Les individus qui donnent ce genre de réponses pourraient constituer un groupe particulier avec des caractéristiques propres (effet de sélection). Ils auraient en commun des traits qui les prédisposent soit à un refus, soit à une incapacité à préciser leurs aspirations en matière de taille de la descendance.

Enfin, le phénomène de rationalisation est un autre problème qui entache la mesure de la descendance idéale. En déclarant le nombre idéal d'enfants qu'ils souhaitent, les individus tiennent probablement compte du nombre d'enfants vivants qu'ils possèdent déjà. Il n'est pas évident qu'une femme fasse complètement abstraction du nombre d'enfants qu'elle a, comme le suggère la question, et qu'elle déclare de manière impartiale le nombre d'enfants qu'elle aurait souhaité indépendamment de sa descendance actuelle. Pour certaines femmes, déclarer un nombre idéal d'enfants inférieur à sa descendance actuelle reviendrait à renier une partie de sa progéniture. Ainsi, les individus

déclareraient consciemment une descendance idéale supérieure au nombre d'enfants qu'ils ont au moment de l'enquête: c'est de la rationalisation ex-post.

Ce phénomène s'observe au Niger à travers les données des différentes EDS.

La descendance idéale augmente presque linéairement avec la parité. Ce constat est valable même pour les pays européens à propos desquels Girard et Roussel (1981) affirmaient qu'"il y a de manière très générale concordance de rang entre le niveau de la fécondité dans un pays et la dimension de la famille, estimée comme idéale dans ce même pays". Et l'idée selon laquelle cette corrélation entre la descendance idéale et la parité traduirait une réussite du projet fécond (Pritchett, 1994) ne semble pas défendable dans un pays à tradition nataliste et avec un faible niveau de contrôle des naissances (prévalence contraceptive) comme le Niger. Dans les analyses, existe-t-il des solutions aux problèmes de rationalisation et des non-réponses?

 Des pistes de solutions

Pritchett (1994) propose deux solutions possibles pour juguler le problème de rationalisation ex-post. D'une part, à partir de la notion de "fécondité voulue"

("wanted fertility") introduite par Bongaarts (1990), il estime un taux de fécondité voulue qui soit exempt de rationalisation, puisqu'il utilise le besoin d'enfants supplémentaires pour isoler les naissances ou des grossesses précédentes voulues des non voulues. D'autre part, il propose une solution économétrique alternative s'appuyant sur le recours à une variable instrumentale13. Il retient la proportion des femmes ayant 4 enfants vivants et qui ne veulent plus d'autres enfants, une variable supposée corrélée au niveau de fécondité dans un pays et exempte de la rationalisation ex-post. Cependant, ces techniques sont utilisées pour contrôler l'effet de la rationalisation dans des analyses agrégées, et ne sont donc pas directement applicables à des analyses centrées sur l'individu.

Pour les réponses non-numériques, l'étude des profils de tels répondants semble la solution la plus adéquate. Elle permet d'éviter une perte d'information en renseignant les caractéristiques socioéconomiques propres des individus concernés. Cela est d'autant plus convenable que l'hypothèse d'une baisse progressive du taux des réponses non-numériques avec le temps (Andro, 2007) ne semble pas vérifiée, au moins pour le moment, dans le contexte Nigérien. En effet, ce taux a même augmenté entre 1992 et 1998 aussi bien chez les femmes (13,8% à 23,8%) que chez les hommes (20,4% à 21,9%). Néanmoins, son déclin semble définitivement amorcé avec 7,4% de réponses non numériques chez femmes et 8,1% chez les hommes à la dernière EDS de 2012.

13 "Even if these indicators are observed with error, a straightforward econometric solution to this problem is the use of instrumental variables. An adequate instrument for the purpose is a variable that is correlated with the "true" desired fertility but free of ex-post rationalization. In this case we have an excellent instrument because in addition to asking women about their ideal family size and about the wantedness of previous children, the household surveys also ask women if they want more children and these responses are tabulated by the number of living children. The final column of the Data Appendix reports the fraction of women with 4 living children who want no more children" (Pritchett, 1994).

3.2 Nature contextuelle des préférences, ambivalence et