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Le recul du critère organique dans le droit administratif en général

Section I- L’affectation des biens à l’utilité publique : une notion finaliste

A- Le recul du critère organique dans le droit administratif en général

En droit administratif général, droit fortement jurisprudentiel, la recherche d’un critère unique a toujours été une préoccupation majeure. Ce critère doit permettre une lecture unifiée de la matière, une simplification de la jurisprudence et finalement, permettre un fondement solide à l’ensemble du système. Ce critère a suscité en doctrine de nombreuses querelles et de nombreuses théories, toutes plus ou moins influentes, qui ont eu des échos en jurisprudence.356

Or, les deux grands courants et deux grands critères qui ressortent de manière récurrente est le critère organique, dit de la personne publique, ou le critère matériel relatif à l’objet à savoir le service public.

Depuis plusieurs années, on constate dans des domaines autres que le droit administratif des biens, un recul général du critère organique. En, effet, le mouvement de recul du critère organique a d’abord touché le domaine du service public. Le rayonnement du critère organique est dû à plusieurs facteurs notamment à celui de la prédominance à cette époque de la théorie de la puissance publique élaborée par M. Hauriou. La présence d’une personne publique emporte l’application du droit administratif et donc la compétence du juge administratif. Ainsi, à cette époque, le triomphe de la personne publique, est perceptible. Dans la plupart des manuels de droit administratif, nous pouvons lire les raisons sous-entendues par les différentes thèses.357 Le passage de l’administration publique au service public s’opère lentement à la fin du 19ème et au début du 20ème siècles. C’est la naissance du droit administratif contemporain. La question principale qui se pose est de savoir si le service public doit ou non devenir le critère principal du droit administratif.

Il s’agit véritablement d’un débat politique et d’un débat d’idées. M. Hauriou est un conservateur, hostile à toute intervention inutile de l’Etat, anti socialiste. Pour lui, l’Etat ne doit intervenir dans la sphère privée que pour accomplir ses fonctions régaliennes. A l’inverse, L. Duguit défend l’idée d’un Etat providence, d’un Etat service public. Il est très influencé par les thèses d’Emile Durkheim358et par celles de Léon Bourgeois. Pour lui, le but d’une société est « d’établir la solidarité sociale, et dans cette perspective, l’Etat doit jouer un rôle fondamental, un rôle qui ne saurait être réduit au seul maintien de l’ordre ».

356J. Rivero, « Existe-t-il un critère du droit administratif ? », RDP, n°2, Avril-Juin, 1953, p. 279.

357M. de Villiers, Droit public général, 3èmeédition, Litec, 2006, p. 440 et s.

358Les deux auteurs se côtoient à la faculté de Bordeaux.

Le critère organique a le mérite de la simplicité car il suffit de prouver la présence d’une personne publique quelconque pour que cela emporte l’application de règles et de régimes juridiques de droit public. On a pu observer ce mouvement non seulement en droit des biens publics, sur le domaine public mais aussi dans les contrats et dans les services publics. En matière de service public, on observe une prédominance du critère organique sur le critère matériel. Plus généralement à cette époque, on a aussi une conception plus large des missions de l’Etat. C’est l’idée que l’Etat providence prend en charge un certain nombre d’activités que le secteur privé ne juge pas rentable ou qui ne peuvent pas être assurés par des prestataires privés. L’Etat va assumer, au nom de la collectivité, ces activités avec ses propres moyens, ses propres agents et ses propres structures juridiques. Par conséquent, ses agents, ses missions ainsi que les biens nécessaires au fonctionnement et à la mise en place de ces nouvelles politiques ont été soumis au droit administratif en général.

Progressivement, on assiste au recul de l’Etat. A partir des années cinquante, on a pu constater que beaucoup de personnes publiques se sont détachées de leurs missions de service public pour les confier à des personnes privées sans que cela ne nuise à la gestion de ces services publics. Ces personnes privées se sont donc vues gérer ou confier certaines missions d’intérêt général sans que cela ne nuise au bon fonctionnement des services publics en général. L’Etat n’a pas complètement abandonné ces services publics ou ces agents mais il a développé d’autres moyens de contrôle et de gestion de ces services. On a alors vu des organismes privés prendre en charge certaines missions de service public359, des personnes privées susceptibles d’être bénéficiaires de travaux publics360 ou de gérer le fonctionnement d’un ouvrage public. Des contrats ont été qualifiés de contrats administratifs alors même que l’une des parties est une personne privée. Cela ne concerne que des cas limités de contrat de mandat, de transparence ou encore d’activité par « nature » publique361. Ce qui importe à chaque fois c’est l’objet du service ou du contrat. Le critère matériel est donc décisif.

Un auteur s’est penché justement sur le constat du recul du critère organique en droit administratif.362 Il explique, qu’auparavant, le critère de la puissance publique ou de l’organe

359CE, Ass. 13 mai 1938, Caisse Primaire « Aide et Protection », Rec. Conseil d’Etat, p. 417.

360CE, 12 avril 1957, Mimouni, Rec. Conseil d’Etat, p. 262.

361Voir respectivement et dans l’ordre les arrêts rendus par le Conseil d’Etat en date du 30 mai 1975, Société d’équipement de la région montpelliéraine, Rec. Conseil d’état, p. 326 et TC 8 juillet 1963, Société entreprise Peyrot contre société de l’autoroute Estérel-Côte d’Azur, Rec. Conseil d’Etat, p. 787.

362P. Sabourin, « Peut-on dresser le constat de décès du critère organique en droit administratif français », RDP, 1971, p. 589 et s.

public servait autant que le critère du service public. Mais les régimes juridiques changent en fonction de l’évolution de la société, des réalités économiques et sociales.

A l’époque où l’auteur écrit, il constate qu’un recul du critère organique est à l’œuvre depuis vingt ans car la jurisprudence y fait moins référence. Cela a bouleversé le droit administratif.

Les causes sont multiples. L’Etat délègue ses tâches à des personnes privées mais celui-ci reste de tradition jacobine et impose malgré tout des contrôles. L’Etat imposera de manière indirecte des contrôles, des cadres, des autorisations par exemple.

Ce recul du critère organique est à mettre en relation avec la crise du service public. L’Etat se désengage partiellement de certaines de ses missions. Du coup, le juge administratif se trouve

« pris entre deux » et doit le plus souvent adapter les textes aux réalités sociales et économiques, ce que l’Etat se refuse à faire. Pour conférer le caractère administratif à un acte, le juge administratif constate l’auteur fait de moins en moins référence au critère organique car des personnes privées peuvent prendre des actes administratifs unilatéraux ou même réglementaires.

Ces personnes privées sont habilitées à émettre de tels actes car elles poursuivent un but d’intérêt général363.

Le juge administratif va progressivement dissocier la qualité juridique de la personne de celle des actes pour déterminer leur nature. En analysant la jurisprudence, la conclusion de l’auteur est frappante : « l’analyse de la jurisprudence contemporaine conférant à l’organe privé ou de nature incertaine le droit exorbitant de prendre des décisions administratives ayant force obligatoire pour des tiers montre combien le critère organique non seulement ne sert plus de contre-épreuve au critère matériel mais est actuellement abandonné. »

Une autre étape a contribué à ce recul c’est la dissociation du statut d’établissement public et des activités exercées par l’établissement public. Le juge estime qu’il « paraît indifférent à la qualité de la personne qui gère les services publics industriels et commerciaux et se limite à la seule prise en considération de l’activité elle-même. (…). La nature de l’activité exercée n’a plus aucun rapport avec la nature de l’organe qui gère cette activité. »

Il convient, cependant, de nuancer ce constat car il n’y a pas de disparition totale du critère organique. Il y a encore des arrêts et des domaines où on applique le critère organique notamment en droit administratif des biens et particulièrement sur le domaine public.

363TC, 15 janvier 1968, Epoux Barbier, Rec. Conseil d’Etat, p. 789 et CE, Ass. 13 mai 1938 Caisse Primaire Aide et Protection, Rec. Conseil d’Etat, p. 417.

Le recul du critère organique laisse donc place au critère matériel en général, dans des domaines autres que le droit des biens administratifs. Au sein de la catégorie des contrats administratifs ou même au sein de la catégorie de la fonction publique, on a aussi observé une évolution en faveur du critère organique. On a privilégié l’aspect matériel, soit du contrat, soit de l’activité du fonctionnaire, sur le critère organique à savoir la présence de la personne publique.

C’est une tendance générale qui affecte les grands domaines du droit administratif, qui s’est notamment répandu après les années cinquante, grâce au triomphe durant ces années des thèses du service public emmenées par L. Duguit, et aussi durant ces dernières années par un souci d’efficacité de gestion, de rentabilité et de performance publique. Les années cinquante sont un retour en force du service public. Le juge administratif intègre dans le paysage administratif français le passage de l’Etat gendarme à l’Etat Providence. Trois arrêts importants le montrent : Celui du Tribunal des conflits du 28 mars 1955, Effimieff364 en matière de travaux publics, les deux autres concernent les contrats administratifs à savoir l’arrêt du Conseil d’Etat du 20 avril 1956, Epoux Bertin et Ministre de l’Agriculture contre Consorts Grimouard365 du même jour qui concernent la nature juridique du contrat liant les personnes privées à l’administration. Dans les deux cas, ce sont des contrats de droit public en raison de l’exécution d’un service public et non pas de la présence de clauses exorbitantes de droit commun. Le simple fait de participer à l’exécution au service public suffit.

La focalisation sur le critère organique fait perdre de vue le fondement de l’existence d’un domaine public, d’une fonction publique ou encore d’un contrat administratif. Le but, que doit remplir un bien pour appartenir au domaine public ou pour qu’un contrat soit considéré comme administratif, est important. Si un bien intègre le domaine public, c’est qu’il va servir un but d’utilité publique, comme la personne qui intègre la fonction publique, c’est bien parce qu’elle va participer à l’exécution de la mission de service public en jeu. Enfin, s’agissant du contrat administratif, ce n’est pas tant les parties qui nous intéresse, mais plutôt la raison pour laquelle il est conclu à savoir son objet, son but.

Ces bouleversements minimisent l’importance du critère organique : L’important est moins la qualité de la personne qui exécute le service public que la finalité de l’activité en cause, c’est l’idée de « service public par nature ».

364C. Blevoet, note sous TC, 28 mars 1955, Effimieff, JCP G, 1955, n°8786.

365CE, 20 avril 1956, Epoux Bertin, Rec. Conseil d’Etat, p. 167 et CE, 20 avril 1956, Ministre de l’Agriculture contre consorts Grimouard, Rec. Conseil d’Etat, p. 168.

L’élément matériel devient donc un moyen important. C’est justement cet élément matériel qui retient notre attention. On observe le même mouvement, décrit auparavant pour le domaine public, même si le critère organique est encore présent. Aussi, serait-il possible d’aller plus loin en démontrant que ce critère organique pourrait être évincé de la définition même du domaine public pour ne retenir essentiellement que l’affectation du bien.

B- Le recul récent du critère organique en droit