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Section I- L’affectation des biens à l’utilité publique : une notion finaliste

B- Les conclusions de l’analyse jurisprudentielle

Ces jurisprudences montrent en quoi le critère de l’aménagement était initialement quasi inexistant. En effet, à partir du moment où l’affectation ne faisait pas de doute, le critère de l’aménagement n’était pas véritablement exigé. Le résultat de cette « politique » jurisprudentielle, qui perdura pendant plusieurs dizaines années, s’est traduit par une hypertrophie du domaine public. Un nombre très important de biens se sont trouvés inclus dans le domaine public avec les conséquences qui en découlent, auxquelles nous accorderons d’ailleurs des développements ultérieurs. Une fois incorporé au domaine public, un bien est soumis au régime juridique de la domanialité publique. Or, cela implique que le bien soit soumis à la fois au principe de l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité. Une fois incorporé au domaine public, le bien est ainsi tenu de respecter différentes contraintes juridiques et les personnes publiques propriétaires ne peuvent pas l’utiliser comme bon leur semble. Les personnes publiques propriétaires d’un domaine public ont eu à faire face à des patrimoines importants à entretenir, gérer et rentabiliser.

Il arrive tout de même, dans cette période jurisprudentielle où le critère de l’affectation semble présumé, que le juge administratif développe davantage l’affectation. Ce sont des cas d’espèce isolés au sein de la jurisprudence, illustrant le fait que pour le juge, ce critère de

277CE, 6 juin 1986, Siméon, D.A, 1986, n°399.

l’affectation doit être omniprésent et que la création du critère de l’aménagement spécial n’a pas à le dépasser. Le juge ne va alors pas hésiter à rechercher l’intention de la personne publique. C’est dans une jurisprudence du 25 novembre 1964, Société du Vélodrome du parc des Princes278, que le Conseil d’Etat, décide de rechercher cette intention. En l’espèce, la ville de Paris, avec ce vélodrome, a voulu réaliser un ensemble immobilier affecté dans un but d’utilité générale à la pratique et au développement des activités et manifestations sportives.

Le juge fait référence à des dispositions précises du contrat, et bien sûr vérifie aussi que des aménagements spécialement adaptés ont été prévus. Nous pouvons d’ailleurs lire dans ce jugement que «cette affectation ressort plus précisément des dispositions des articles 4 et 17 du contrat selon lesquelles (…) », le juge administratif énonce alors les longues dispositions de ce contrat et en déduit que «les susdites activités et manifestations sportives, expressément énoncées ou définies par le contrat, présentaient, dans leur ensemble et compte tenu de la situation particulière du Vélodrome du Parc des Princes pour l’agglomération parisienne, une valeur éducative et populaire conférant à leur organisation le caractère d’une mission d’intérêt général ; que du fait de cette affectation à un service public et des aménagements spéciaux qu’il comportait, ou devait comportait par application de l’article 8 du contrat, l’ensemble immobilier dit Vélodrome du Parc des Princes s’est trouvé incorporé dans le domaine public communal. Dans le même registre, le Conseil d’Etat, dans un arrêt du 5 février 1965, Société Lyonnaise des Transports279admet que le garage terminus de la gare de Lyon-Perrache fasse partie du domaine public car ce dernier est affecté au service public des chemins de fer et le Conseil d’Etat détaille ce point. Les aménagements spéciaux sont aussi présents et soulignés par le juge comme étant situés à proximité de la gare et d’offrir des commodités particulières aux voyageurs.

D’autres jurisprudences vont également dans le sens d’une recherche de la présence nécessaire de l’affectation, même dans les années où prédominent pourtant la recherche d’éventuels aménagements spéciaux. Quelques jurisprudences du Conseil d’Etat se démarquent comme celle du 17 novembre 1976280, Epoux Leduc-Moranval où le juge administratif recherche l’intention de la commune en allant jusqu’à examiner les délibérations du conseil municipal. La preuve en est «que c’est seulement à la suite de la délibération en date du 28 juin 1974 du conseil de la communauté urbaine de Strasbourg, prise en application de l’article 4, 16, de la loi du 31 décembre 1966 relative aux communautés

278 Cf. supranote n°264 pour l’arrêt Société Vélodrome du parc des Princes.

279CE, 5 février 1965, Société Lyonnaise des Transports, Rec. Conseil d’Etat, p. 76.

280CE, 17 novembre 1976, Epoux Leduc-Moranval, Rec. Conseil d’Etat, p. 487.

urbaines, que la rue Charles Brauer s’est trouvée incorporée au domaine public ; que les alignements auxquels il a été procédé par cette délibération ont eu pour conséquence de modifier la configuration initiale de l’impasse et d’en exclure la parcelle qui formait antérieurement son extrémité ; que de ce fait, cette parcelle n’a pas cessé d’appartenir au domaine privé de la commune d’Illkirch-Graffenstaden»

L’arrêt du Conseil d’Etat du 14 octobre 1977281, procède de la même façon en allant rechercher l’intention de la commune en question. Un peu plus tard, c’est dans un arrêt du Conseil d’Etat du 21 janvier 1983, Association maison des jeunes et de la culture de Saint-Maur282 que le juge va alors constater les éléments allant dans le sens d’une affectation à un service public culturel. En effet, la commune en louant à une maison des jeunes des locaux pour l’exercice de ses activités fait de ces dépendances, des biens appartenant au domaine public et en plus des aménagements spéciaux avaient été effectués. Il prend le temps de rechercher la preuve de cette affectation.

Un autre exemple peut aussi illustrer ces propos, c’est l’arrêt du Conseil d’Etat du 8 mars 1993, Consorts Villedieu et SARL Villedieu Pneus283. Là encore le juge administratif se livre à une étude assez approfondie de l’affectation. En l’espèce, la passerelle sur laquelle est implantée une station service contiguë et non détachable des bureaux du port autonome de Papeete, concourt à l’utilité générale qui a déterminé l’affectation de ce terrain à l’établissement public du port autonome. Des aménagements spéciaux étaient certes présents.

Enfin, nous pouvons terminer ce constat par une jurisprudence de la Cour Administrative d’Appel de Marseille en date du 2 juillet 1998284. Il est d’abord constaté la présence d’activités sportives et de loisirs qui sont d’utilité publique. Ainsi, les installations sportives et de loisirs qui sont à côté d’un camping sont incorporées au domaine public de la commune évidemment propriétaire du camping. Ces installations sont affectées au service public touristique et des aménagements spéciaux de ces lieux étaient évidemment présents.

Si ces exemples de jurisprudence restent des cas isolés, cela va devenir plus contestable aux abords du 21èmesiècle. Il est à noter que la doctrine pense majoritairement qu’il faut réduire le domaine public et qu’il faut davantage de sévérité dans l’appréciation du critère de l’affectation. Cela va progressivement « faire son chemin » en jurisprudence. Le critère de

281CE, 14 octobre 1977, n°00344.

282CE, 21 janvier 1983, Association maison des jeunes et de la culture de Saint-Maur, Rec. Conseil d’Etat, p. 14.

283 CE, 8 mars 1993, Consorts Villedieu et SARL Villedieu Pneus, mentionné aux tables du recueil Lebon, p. 759 et 930.

284CAA de Marseille, 2 juillet 1998, n°97MA05318. Non publiée et ni mentionnée au recueil Lebon.

l’affectation semble reprendre de son importance. Non seulement la recherche de ce critère et de l’intention de la personne publique va être de plus en plus rigoureuse mais en outre, le critère de l’aménagement va retrouver sa fonction première. Il va se contenter de traduire et mettre davantage en avant le critère de l’affectation. Les aménagements ne vont servir qu’à transcrire explicitement cette affectation des dépendances. Nous l’avions vu précédemment avec la jurisprudence Hild du Conseil d’Etat de 1958, mais les exemples vont devenir plus fréquents dans la période du début du 21èmesiècle. La décision du Tribunal des Conflits du 22 octobre 2007, Mlle Doucedame contre département des Bouches-du-Rhône285 s’inscrit notamment dans ce mouvement. Ce n’est ni la question de la propriété publique, ni celle de la présence d’une affectation à l’utilité publique qui posent problème en l’espèce. La grotte en question se trouvait dans un massif forestier protégé et était affectée au service public de l’environnement. Cependant, les aménagements en question n’ont pas été jugés suffisants au regard de leur nature et de leur importance. Ils n’ont pas été considérés comme spécialement adaptés à l’exploitation du service public. Nous pouvons lire que les aménagements «sous la forme exclusive de panneaux d'information et de balisage de sentiers de promenade ou de randonnée » n'apparaissent pas « comme des aménagements spécialement adaptés à l'exploitation du service public », et cela en raison de « leur nature et [de] leur importance » Par conséquent, ils n’ont pas, en l’espèce, été considérés comme suffisamment révélateurs de l’intention du département de faire de cette grotte une dépendance du domaine public et de mettre en avant son affectation. Ces aménagements ne révélaient pas véritablement l’affectation de cette grotte au service public de l’environnement. Cela rappelle la jurisprudence de 1938 déjà citée qui faisait référence à cette nature et à l’importance de l’aménagement.

Dès le début du 21èmesiècle, la recherche de cette intention est de plus en plus fréquente. Dans un arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Marseille du 25 septembre 2001286, il est dit

«que la commune manifeste ainsi la volonté que ce bâtiment soit affecté à un service public » et les aménagements ont été prévus en vue de servir le centre de vacances. C’est la même Cour qui le 12 juin 2006287 a considère que la parcelle faisait partie d’un ensemble qui avait fait l’objet d’un aménagement spécial par la commune en 1945 en témoignaient les cabines de bains, les magasins, les hangars à bateaux, les toilettes et les douches. Cet ensemble était affecté à la fois à l’usage du public et à l’exécution du service public des bains de mer.

285 TC, 22 octobre 2007, Mlle Doucedame contre département des Bouches-du-Rhône, Rec. Conseil d’Etat p. 607.

286CAA de Marseille, 25 septembre 2001 n°98MA00239. Non mentionné au recueil Lebon.

287CAA de Marseille, 12 juin 2006, n°04MA01638. Non mentionné au recueil Lebon.

Cela fait donc partie du domaine public communal. La recherche des aménagements spécialement adaptés pour mettre en valeur cette affectation sont donc visibles. En recherchant cette intention des personnes publiques, le juge administratif tient à s’assurer concrètement que cette volonté s’est traduite par des aménagements réels et spécialement conçus pour cette affectation. La volonté et la réalité des aménagements sont liées car le deuxième élément est le prolongement du premier et permet son effectivité.

Cette tendance semble se confirmer en jurisprudence à la suite de l’adoption par le législateur du GGPPP. En effet, la volonté législative affichée dans ce code est de réduire la consistance du domaine public. L’appartenance au domaine public immobilier impose aujourd’hui un aménagement indispensable en ce qui concerne les biens qui seront affectés à l’exécution d’une mission de service public. Ainsi, le CGPPP, dans son article L. 2111-1 exige un aménagement indispensable à l’exécution du service public auquel le bien est attaché. En revanche, en ce qui concerne l’affectation des biens à l’usage direct du public, le critère de l’aménagement a totalement disparu. Il semble que le législateur exige plus de sévérité sur l’appréciation de cette condition ce qui veut dire que l’affection à l’utilité publique est de nouveau mise en avant et ne doit plus être implicite ou simplement présumée.

Ce code ayant été adopté relativement récemment, les exemples jurisprudentiels censés appliquer cette nouvelle orientation, sont peu nombreux. Au contraire, il apparaît que même si le juge administratif est plus enclin à apprécier plus sévèrement les aménagements nécessaires à l’affectation d’un bien, il n’emploie pas pour autant la formule adoptée par le Code à savoir la présence « d’un aménagement indispensable ». Il s’avère, comme nous l’avons vu auparavant avec la décision du Tribunal des Conflits de 2007, que le juge va surtout s’attarder sur sa nature et son importance. Cependant, il est nécessaire de relativiser cette analyse relative à cette décision du Tribunal des conflits car elle est très ambigüe. A priori, il semble apprécier de manière plus sévère ces aménagements mais ne fait pas une application très franche du CGPPP. Le Tribunal vise ce code mais il ne reprend pas le terme d’aménagement indispensable. La raison paraît évidente car les faits qu’il doit juger sont antérieurs à l’entrée en vigueur du CGPPP. Il applique donc les règles jurisprudentielles antérieures à cette époque. Différents commentaires ont été écrits, plusieurs conclusions ont été rendues à la suite de cette jurisprudence. Il semble que sans emprunter la notion « d’indispensable », le juge des conflits applique tout de même l’esprit de la nouvelle définition du domaine public

immobilier en recherchant si les aménagements sont spécialement adaptés à l’exploitation du service public en cause.288En conséquence, une appréciation un peu plus sévère se dessine.

L’analyse de la jurisprudence de ces dernières années est difficile à interpréter même si l’attitude du juge administratif manifeste sa volonté d’être plus attentif à l’affectation et sur les aménagements qui sont susceptibles de la révéler. Récemment, la Cour Administrative d’Appel de Versailles, le 29 octobre 2009289 a surpris. En effet, le code du domaine de l’Etat est visé. Dans les considérants, la Cour constate que la ferme en question ne fait pas partie du domaine public car à la date où le recours est opéré, le bien n’avait reçu aucun aménagement spécial. La commune ne rapporte pas suffisamment de preuves puisqu’elle joint seulement à la requête un devis et une délibération. Pour ces raisons, la Cour n’établit pas de manière certaine l’affectation et les aménagements.

Or, quelques années auparavant, une solution inverse aurait pu être prononcée car ce type d’aménagements aurait pu suffire à permettre de déclarer que la ferme en question appartenait au domaine public. Si des doutes sont encore permis, il semble néanmoins que le juge administratif exige une affectation évidente et relevée par des aménagements indispensables ou, au moins, spéciaux.

Cet aménagement est seulement censé constater l’affectation du bien et la renforcer. Pour P. Delvolvé290, l’aménagement indispensable ne fait que révéler et mettre en avant l’affectation. Il y a une réaffirmation de l’importance du critère de l’affectation, car c’est la réalisation certaine et effective d’un aménagement indispensable pour concrétiser l’affectation qui compte. Bien évidemment, ces propos sont à mettre en relation avec ce qui a été dit auparavant sur la première jurisprudence relative à la nouvelle définition du domaine public et sur l’appréciation faite par le Tribunal des Conflits de ce critère de l’aménagement indispensable. Il faudra attendre davantage de jurisprudence en la matière pour savoir si celle-ci est prête à traduire la volonté du législateur, c’est-à-dire à réduire la consistance du domaine public par une appréciation plus restrictive et plus sévère du critère de l’aménagement.

Il semble ainsi que nous assistions à un recentrage sur l’essentiel, sur le fondement de l’existence du domaine public à savoir un domaine affecté à une utilité publique. Finalement, ce qui est essentiel, c’est l’affectation et elle ne doit faire aucun doute.

288M. Canedo-Paris, « Feu le critère de l’aménagement « indispensable » », AJDA, 2008, p. 1145.

289CAA de Versailles, 29 octobre 2009, n°08VE02560. Non mentionné au recueil Lebon.

290P. Delvolvé « Regard extérieur sur le Code », RFDA, 2006, n°5, p. 899.

Ce critère encore bien vivant en jurisprudence ne cesse de prouver la raison d’être de l’existence du domaine public et la jurisprudence semble reprendre conscience de cet élément, tout comme le font ces derniers temps le législateur291 et la doctrine. Cette notion est essentielle même si la jurisprudence ne renie pas le premier critère qui doit toujours être rempli à savoir l’appartenance du bien à une personne publique. Une jurisprudence est venue confirmer cet état du droit positif.292 En l’espèce, il s’agissait d’un organisme de droit privé sui generisqui ne pouvait donc pas revendiquer la propriété d’un domaine public.

La tâche qui reste à réaliser est de dissocier les deux notions de propriété publique et d’affectation et de démontrer qu’elles sont indépendantes. L’enjeu est capital car il s’agit de soutenir que les deux notions sont autonomes et peuvent très bien exister l’une sans l’autre.

L’affectation fonctionnera ainsi de manière autonome avec ses propres principes et règles de fonctionnement.

291Voir les développements qui suivent dans ce chapitre.

292CE, avis, 10 juin 2004, Agence-France-Presse, Conseil d’Etat, Rapport public 2005, jurisprudence et avis, 2004, études et documents n°56, Responsabilité et socialisation du risque, la Documentation Française, 2005, p. 184.

Section II : L’affectation : un critère indépendant et autonome de la propriété du bien.

Pendant longtemps, on a fait un amalgame entre la propriété publique et la domanialité publique. Or cette dernière ne concerne pourtant que le régime s’appliquant aux biens affectés à une utilité publique du domaine public. Les deux notions étaient confondues par la doctrine mais également par la jurisprudence. (§1)

Pourtant, ces deux notions ne recouvrent ni les mêmes choses, ni les mêmes situations et n’entraînent pas non plus les mêmes conséquences. Cela s’est fait progressivement et l’apport majeur est dû à P. Yolka. (§2)

§1- L’affectation : une notion indépendante de la propriété publique.

Pour rendre exactement compte la situation, il faut expliquer pourquoi on a souvent et pendant longtemps confondues les deux notions. (A) Mais ces dernières années, on a mis en évidence le fait qu’elles ne concernent pas le même registre. On s’aperçoit que plusieurs personnes publiques ne sont plus propriétaires d’un domaine public car leurs biens ont été

« privatisés ». Ces biens sont cependant pour la plupart restés affectés à l’utilité publique, souvent à un service public. Le législateur s’est montré de plus en plus soucieux de cette affectation dans les lois dans lesquelles il a prévu de déroger aux principes de la domanialité publique. (B)

A- Une opposition historique dans la théorie générale