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Section I- L’affectation des biens à l’utilité publique : une notion finaliste

A- L’échelle de l’affectation

Il est sans doute possible d’envisager qu’il existe des degrés dans l’affectation des biens à l’utilité publique. Il apparaît que lorsque le bien est affecté à un simple usage du public, les restrictions, les contraintes sont moindres et la protection aussi. Alors que pour l’affectation à un service public, la protection est plus grande.

On peut, sans doute, élaborer une échelle d’affectation à l’image de l’échelle de la domanialité. Ce ne serait plus ici le régime juridique qui varierait mais l’affectation en elle-même selon son importance.

Les différents degrés ne sont pas chose aisée à construire et notamment les critères de passage du glissement d’un échelon à un autre. De la même manière que ce qui se produit pour l’échelle de la domanialité publique.

Peut être y a-t-il des biens qui ont plusieurs affectations en eux et on pourrait alors distinguer l’affectation principale, l’affectation secondaire. Si le bien est utilisé pour son affectation principale, alors un régime spécifique propre s’applique, à caractère coercitif au regard de l’importance de l’affectation principale. S’il est utilisé pour son affectation secondaire, alors un régime juridique spécifique un peu plus souple apparaît : on pourrait dire que l’on a des degrés d’affectation suivant l’utilité du bien. La protection du bien est étroitement liée à l’importance de l’affectation.

Le problème est comment déterminer cette importance, comment reconnaît-on l’importance de l’affectation d’un bien : est-ce la présence d’un service public ou l’usage direct du public seulement ? Pour la présence d’un service public, la jurisprudence en reconnaît beaucoup et il faut se référer à la définition jurisprudentielle d’un service public mais dans le cas de l’usage direct du public, la reconnaissance est plus complexe.

C’est dans les années quatre-vingt, en pleine crise du domaine public137, qu’ont été remise au goût du jour les théories sur l’échelle de la domanialité publique. En fait, en plein désarroi sur la gestion du domaine public et la volonté de valoriser les biens appartenant aux personnes publiques, l’idée d’une distinction entre le domaine public et le domaine privé est controversée. C’est alors que la doctrine de Duguit138 notamment, ressort à cette époque.

Cette théorie prônait non pas une distinction entre le domaine public et le domaine privé mais plutôt une échelle de domanialité publique. L’idée consiste à établir et appliquer des règles sensiblement différentes aux biens suivant « la nature de la chose, la catégorie du service, le mode d’affectation ou d’emploi». Cette théorie correspond à l’idée qu’il existe en haut de l’échelle des biens formant un noyau dur pour lesquels les règles de protections sont au maximum. Au fur et à mesure que l’on descend de l’échelle, les règles de protection sont de moins en moins contraignantes pour finalement, assimiler les biens des personnes publiques à

137Voir l’analyse de cette crise du domaine public dans le chapitre suivant.

138L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, de Boccard, Tome III, 2èmeédition, 1923, p. 344 et s.

de simples biens relevant du droit privé. L. Duguit distingue six catégories de biens correspondant à son échelle de domanialité publique. Il y a les choses « affectées au libre usage du public », « les chemins de fer », « les divers ouvrages militaires, forts, forteresses, murs et fossés d’une place forte », « les forêts de l’Etat », « les immeubles bâtis ou non, affectés au fonctionnement d’un service public » et les « objets mobiliers classés ». Si cette distinction aujourd’hui ne correspond pas à la réalité, elle est pourtant d’actualité. Elle mérite que l’on y accorde de l’importance au regard des différents changements affectant le droit public des biens. En effet, l’échelle de domanialité existe, matériellement parlant, en droit positif. En effet, au sein du domaine public, il y a des biens qui ne sont pas tous soumis aux mêmes règles. Alors que la domanialité publique illustrée par le principe d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité devrait s’appliquer à tous les biens, il y a des exceptions de plus en plus fréquentes. Le contournement le plus significatif de la règle d’inaliénabilité se traduit par toutes les dérogations législatives apportées à l’interdiction de constituer des droits réels sur le domaine public139. Par conséquent, au sein du domaine public, il y a des degrés dans l’application des règles de la domanialité publique. Au sein du domaine privé, il y a aussi un certains nombres de biens qui sont soumis pratiquement aux mêmes règles que les biens privés tandis que d’autres se voient appliquer un certains nombres de règles exorbitantes du droit commun140.

La distinction entre le domaine public et le domaine privé, si elle reste utile dans la logique binaire du droit en général, ne reflète cependant pas la réalité. Il n’y a pas un régime juridique unique et identique pour les biens appartenant soit au domaine public ou au domaine privé.

Mais, chaque bien et chaque affectation commande un régime juridique adapté à ses propres besoins. C’est notamment ce qu’il faudra démontrer et c’est ce que R. Capitant démontre dans sa célèbre note sous l’arrêt Commune de Barran en 1932141. C’est également un peu cette idée que soutient M. Duverger dans sa thèse sous la différenciation de domanialité publique complète ou restreinte142.

Cette théorie a eu plusieurs échos143 mais elle n’a pas été entérinée car la distinction entre le domaine public et le domaine privé est toujours en vigueur144. Elle a eu pour effet de faire

139Voir pour ces dérogations, les explications dans la Partie II.

140Voir pour ce constat, F. Melleray, « L’échelle de la domanialité », Mouvement du droit public, Mélanges en l’honneur de Franck Moderne, Dalloz, 2004, p. 294 et s.

141R. Capitant, note sous CE, 17 février 1932, Commune de Barran, D.1933, IIIème partie, p. 49.

142M. Duverger, L’affectation des immeubles domaniaux aux services publics, Thèse, Bordeaux, 1940.

143Cf. supranote n°76. Ce sera également l’objet de développements, surtout dans la Partie II.

dire au Conseil d’Etat dans son rapport de 1986145, et notamment par M. A Latournerie contribuant à ce rapport, qu’une échelle de la domanialité publique permettrait aux collectivités publiques d’avoir une gestion plus souple de leurs biens. M. A. Latournerie proposait d’ailleurs de faire disparaître la notion de domaine privé et de soumettre les biens des personnes publiques à des régimes juridiques différents. A de nombreuses occasions, elle a défendu ce point de vue146. Elle explique tout le paradoxe de l’existence du domaine privé, d’ailleurs ignoré par le Code Civil et par beaucoup de pays étrangers comme l’Allemagne ou les pays du Common-Law. Pour cette dernière, le domaine privé n’est qu’un souvenir des querelles doctrinales au moment de la construction de la théorie du domaine public147mais ne reflète pas du tout le droit positif.

Elle est surtout aujourd’hui une théorie qui pourrait avoir tout son rayonnement d’une part, parce que les notions de propriété et de domanialité publiques sont distinctes grâce à l’apport de P. Yolka dans ce domaine148.

Cela permettrait aussi d’expliquer et d’intégrer les nombreux cas comme ceux des biens pourtant affectés à l’utilité publique, essentiellement à un service public, comme par exemple, les biens de La Poste ou encore ADP. En effet, ces biens étant sortis du domaine et a fortiori de la propriété publique à cause de leurs appartenances à une personne privée, sont pourtant soumis à un régime marqué de ressemblances avec les règles de la domanialité publique. Ces biens sont tout simplement commandés par leurs affectations qui engendrent un minimum incompressible de règles afin de préserver l’utilité publique en jeu. Par conséquent, bien qu’appartenant à des personnes privées, les biens reçoivent une protection quasi identique aux biens appartenant au domaine public. Le régime de quasi domanialité publique149 est hybride comme nous le verrons par la suite.

Par conséquent, l’échelle de la domanialité dominée par la notion d’affectation apparaît plus révélatrice de la situation juridique actuelle. De plus, elle permettrait de faire disparaître à la fois la distinction entre le domaine public et le domaine privé mais aussi le critère organique

144 C’est de l’article L. 2211-1 du CGPPP que l’on déduit que le domaine privé comprend : « Les biens des personnes publiques mentionnés à l’article L. 1, qui ne relèvent pas du domaine public par application du titre I du livre I. »

145 Rapport du Conseil d’Etat, « Réflexions sur l’orientation du droit des propriétés publiques », juin 1986, EDCE, 1987, n°38.

146M.A. Latournerie, « Pour un nouveau concept du domaine public », CJEG, n°617, février 2005, p. 48 et s et du même auteur, Point de vue sur le domaine public, Politique clefs, Montchrestien, 2004, 28 et s.

147Voir le chapitre suivant pour des précisions sur ce point.

148P. Yolka, La propriété publique. Eléments pour une théorie, LGDJ, 1997, p. 611 et s.

149Voir la Partie II des développements.

servant à l’application du régime juridique de la propriété publique et à l’incorporation des biens au sein du domaine public150.

L’affectation à part entière semble être une notion servant de pilier aux règles protectrices des biens affectés à l’utilité publique. Elle reflète ainsi un fort engagement, assimilable à un engagement politique.