• Aucun résultat trouvé

L’existence de la théorie des mutations domaniales avant la réforme du droit des biens publics

Section I- L’affectation des biens à l’utilité publique : une notion finaliste

A- L’existence de la théorie des mutations domaniales avant la réforme du droit des biens publics

La théorie des mutations domaniales est la manifestation du fort pouvoir que détient l’Etat sur le contrôle de l’affectation des biens en général. Comme chacun des pouvoirs exorbitants de l’Etat, celui-ci est contesté. Proche de la théorie des mutations domaniales mais n’entraînant pas de changement de propriétaire, le recours à l’expropriation dans un but d’utilité publique est un pouvoir exorbitant de l’Etat souvent critiqué. On reproche à l’Etat de mettre en œuvre une procédure longue, onéreuse et opaque, assortie d’indemnisations souvent peu satisfaisantes pour les propriétaires privés et déchus de leur droit. On pourrait multiplier les exemples où l’Etat agit en tant que puissance publique, comme l’exercice de son pouvoir de police ou le fait de pouvoir résilier unilatéralement un contrat administratif si un motif le

lui permet. La décision de recourir et d’utiliser la mutation domaniale pour l’Etat n’est pas anodine. Elle est sujette à des mécontentements. Ces différentes critiques doivent être soulignées si l’on veut saisir les soubassements qui se cachent derrière cette théorie.

La première des critiques, et sans doute la plus ancienne, vient du fait que l’Etat, maître de l’affectation, semble remettre en cause le droit de propriété publique reconnu aux collectivités territoriales. La théorie des mutations domaniales entre en contradiction avec la théorie de la propriété publique aujourd’hui totalement reconnue471. Il ne s’agit, ni d’une négation ni d’une remise en cause du droit de propriété, mais l’ususdu propriétaire est atteint par l’effet de la mutation domaniale. En effet, c’est l’Etat qui décide unilatéralement de modifier l’affectation d’une dépendance.

Quel que soit le choix théorique qui gouverne la théorie de la propriété, celle-ci entre en contradiction avec la théorie des mutations domaniales. En mettant en œuvre son pouvoir, l’Etat porte plus ou moins atteinte au droit de propriété des collectivités territoriales pourtant protégé. L’effet de la théorie des mutations domaniales est de priver une personne publique du libre usage de sa dépendance domaniale. Depuis plusieurs années, la propriété publique semble recevoir une attention particulière du législateur notamment, et du Conseil Constitutionnel. Ce dernier a jugé le 25 et 26 juin 1986472, que l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen s’appliquait à la propriété des personnes publiques. Par conséquent, les personnes publiques vont recevoir la même protection que les personnes privées. En 1994473, le Conseil Constitutionnel a réitéré sa position quant à la protection qu’il accorde à la propriété des collectivités territoriales. Il énonce, que « les dispositions de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 relatives au droit de propriété et à la protection qui lui est due ne concernent pas seulement la propriété privée des particuliers, mais aussi, à un titre égal, la propriété de l’Etat et des autres personnes publiques ». Il sous-entend que ces dispositions « font obstacle à ce que le domaine public puisse grever de droits réels, sans contrepartie appropriée, eu égard à la valeur réelle de ce patrimoine comme aux missions de service public auxquelles il est affecté ». Comme tout propriétaire, les personnes publiques sont protégées contre toute dépossession arbitraire de leur droit.

471P. Yolka, La propriété publique. Eléments pour une théorie, LGDJ, 1997, voir la p. 182 et s.

472CC, 25 et 26 juin 1986, n°86-207 DC, recueil p. 61.

473CC, 21 juillet 1994, n°94-346 DC, recueil p. 96, RFDA, 1994, p. 814.

Aussi, une des revendications majeures des détracteurs de la théorie des mutations domaniales, était le droit à une indemnité juste en raison du préjudice subi par la dépossession. L’Etat ne compensait rien car pour les défendeurs de l’Etat unitaire, de la théorie du domaine éminent, il n’y avait pas eu de dépossession mais seulement un transfert de gestion des domaines. La demande d’une révision du régime des mutations domaniales s’est faite sentir, lorsque les collectivités territoriales se retrouvaient dépossédées de leurs parcelles. A contrario, les partisans de la théorie des mutations domaniales défendaient la réalité en prouvant qu’il ne s’agissait pas d’une réelle dépossession de leurs parcelles, mais seulement d’un transfert de gestion au profit de l’Etat. D’après eux, ce n’était en rien comparable à une expropriation où un transfert de propriété est opéré. Il ne s’agit en fin de compte que de faire supporter à cette collectivité une servitude d’utilité publique, qui sans doute ne sera que temporaire. Le refus d’indemniser les personnes publiques propriétaires en question, était ainsi fondé sur la distinction opérée entre le pouvoir d’affectation et le droit du propriétaire. Nous avons vu précédemment la nécessité de distinguer ces deux pouvoirs.

Appuyé sur le constat que le pouvoir d’affectation n’était pas affecté par la théorie des mutations domaniales, la jurisprudence n’a pas jugé opportun de devoir indemniser les collectivités territoriales. Le droit à réparation ne pouvait pas s’exercer, car le principe d’inaliénabilité du domaine public n’est pas violé. En effet, n’étant pas une dépossession du droit de propriété mais seulement du pouvoir d’affectation, certes involontaire, la comparaison avec l’indemnisation pour cause d’expropriation n’était pas due.

Outre la critique relative au refus de l’indemnisation et son atteinte au droit de propriété reconnu constitutionnellement, les opposants aux mutations domaniales ont aussi allégué un autre principe à valeur constitutionnelle à savoir le principe de la libre administration des collectivités territoriales. Ce principe exprime la décentralisation du pouvoir et des compétences en France depuis les lois de 1982 et 1983474. En leur donnant une autonomie en matière financière et dans certaines compétences, l’Etat a reconnu et attribué aux collectivités

474Loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, départements et des régions, n°82-213, JO du 3 mars 1982, p. 730.

Loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre les collectivités locales et l’Etat, JOdu 09 janvier 1983, p. 215 ; loi du 22 juillet 1983, complétant la loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’Etat, JOdu 23 juillet 1983, p. 2286.

Loi constitutionnelle du 28 mars 2003, relative à l’organisation décentralisée de la République consacrant le principe de la décentralisation, n°2003-276, JO du 29 mars 2003, p. 5568.

Loi du 13 août 2004, relative aux libertés et responsabilités locales, n°2004-809, JOdu 17 août 2004, p. 14545.

Loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales, n°2010-1563, JOdu 17 décembre 2010, p. 22146.

territoriales des moyens humains et matériels pour accomplir leurs missions. Parmi ces moyens matériels, ces collectivités ont été reconnues très tôt comme propriétaire d’un domaine public. A partir du moment où ce pouvoir et cette libre gestion a été accordée, il paraît insensé que l’Etat puisse remettre cela en cause indéfiniment et de manière arbitraire.

Les partisans de la décentralisation et les adversaires de ces mutations domaniales ont démontré que l’Etat, en procédant ainsi, violaient les droits des collectivités territoriales. Cette opération niait purement et simplement la libre administration des collectivités territoriales en procédant en réalité à une expropriation de fait. A l’exception de ce qui se passe en matière d’expropriation où le propriétaire privé subi un transfert et une dépossession totale de son droit de propriété, en matière de mutations domaniales, il n’y a que ce non transfert de propriété qui est absent. Pour le reste, et notamment l’usus et le fructus, les collectivités publiques en sont privées. Elles sont, de toute évidence, fondées à demander un dédommagement pour cet empiètement autoritaire de la part de l’Etat. Certes, le fondement constitutionnel d’une indemnisation juste et préalable ne doit s’effectuer que si un transfert de propriété a lieu. L’article 17 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen précise que tous les attributs du droit de propriété doivent être ôtés au titulaire d’un droit de propriété pour prétendre à cette indemnisation. Pourtant tel n’a pas toujours été le point de vue de la jurisprudence et notamment celui du Conseil Constitutionnel. Il a en effet déjà considéré que même en l’absence d’atteinte au droit de propriété, il y avait tout de même « atteinte contraire à la Constitution »475 et parfois « entrave à l’exercice de droits et libertés constitutionnellement garantis »476.

Le Conseil Constitutionnel, à en juger par ces jurisprudences qui certes ne concernent pas les mutations domaniales, a pu déduire qu’un non dédommagement serait contraire au principe constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales.477 L’instauration du principe de l’indemnisation serait un moyen de mettre en conformité la théorie des mutations domaniales au bloc de constitutionnalité.

Plusieurs collectivités territoriales ont déjà tenté des actions en réparation du dommage causé par cette dépossession de l’affectation d’une parcelle du domaine public, mais toutes ont échoué. Aucune d’entre elles ne peut prétendre à une indemnisation pour dépossession à la

475CC, 26 juillet 1984, n°84-172 DC, recueil p. 45, RDP1986, p. 395.

476CC, 13 mars 1985, n°85-198 DC, considérant n° 9, AJDA1986, p. 171.

477 Article 72 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; CE, Section, 18 janvier 2001, Comme de Venelles et Morbelli, Rec. Conseil d’Etat p. 18 : arrêt énonçant la libre administration des collectivités territoriales est une liberté fondamentale.

suite d’une procédure opérant une mutation domaniale. La situation a heureusement évolué avec l’adoption du CGPPPP, mais jusqu’en 2006 la situation était celle décrite ci-dessus.

Certaines collectivités ont tenté de faire réparer leur dommage sur un autre fondement. Ces dernières prétendaient à juste titre être lésées non seulement par le fait que l’Etat leur ôtait la jouissance de leur dépendance domaniale qu’il ne voulait pas entendre. Mais, elles démontrèrent également que leur dépendance avait une valeur économique incontestable et qu’il y avait là un manque à gagner flagrant. Ces arguments sont à rattacher à la prise de conscience dans les années quatre-vingts que le domaine public était une richesse économique et qu’il fallait le valoriser. Les collectivités territoriales ont su alors tirer profit de cette prise de conscience en essayant de gérer au mieux leurs dépendances domaniales. Cette valorisation économique, est encore d’actualité même si les techniques permettant d’atteindre ce but se sont diversifiées.

Les personnes publiques ont alors invoqué des préjudices spéciaux tels que la réparation pour dommage de travaux publics pour obtenir réparation478. Le préjudice, dans ce cas, résulte alors de la privation dont est victime la personne publique de son bien en application d’une mutation domaniale de l’Etat. Dès lors, elle se trouve privée des revenus que pouvait lui apporter cette parcelle. Cette thèse a déjà été soulevée dans la jurisprudence du Conseil d’Etat de 1925, Ville de Paris contre Compagnie du chemin de fer d’Orléans479.

Dès 1909, le commissaire du gouvernement, G.Teissier avait présenté des conclusions illustrant l’impossibilité d’indemniser la commune qui demeurait propriétaire de son terrain.

Cependant, il s’interroge sur le problème de savoir si une indemnisation ne serait pas possible à un autre titre. Le commissaire examine : « si ce changement lui a causé un dommage ? ».

Pour cela, il envisage deux solutions : « Ou bien le dommage résulte du seul fait du passage d’un domaine public dans un autre, et alors c’est un dommage résultant d’un acte administratif dont les conséquences préjudiciables doivent être débattues devant le Conseil d’Etat. Ou c’est parce que le changement d’affectation a nécessité des travaux qui ont fait tort à la ville, et alors celle-ci doit réclamer la réparation du tort qui lui est fait devant le conseil de préfecture. » Le commissaire, dans ses conclusions conformes, en déduit que les dommages que la ville de Paris a pu subir sont engendrés par des travaux publics. Dès lors, le juge des dommages de travaux publics est compétent, en l’espèce, le conseil de Préfecture. Il n’exclut

478B. Tardivel, « L’indépassable théorie des mutations domaniales »,AJDA, 23 juin 2003, p. 1214.

479Cf.supranote n°457.

pas un possible dédommagement de la ville de Paris mais sur un autre fondement que la perte de la parcelle en raison d’une mutation domaniale.

Cela dit, ces cas sont très isolés et le principe demeure que les collectivités territoriales dépossédées n’ont aucune compensation financière.

A l’heure où s’opère une nouvelle décentralisation, nous pouvons nous satisfaire de l’intervention du législateur. En se libérant petit à petit du carcan de l’Etat, de son poids et des contraintes qu’il fait peser sur les collectivités territoriales, ces dernières ne pouvaient pas plus accepter de tels agissements de la part de l’Etat, même pour une cause d’utilité publique.

Avec la progressive constitutionnalisation du droit de propriété, une théorie des mutations domaniales qui ne trouve pas de fondement législatif, la position semblait de moins en moins tolérable. Un soupçon d’inconstitutionnalité pesait sur cette théorie. En effet, cette dernière a comme conséquence une non indemnisation des personnes publiques victimes de cette mutation forcée de leur parcelle. Or, cela viole le droit de propriété des personnes publiques, le principe de libre administration des collectivités territoriales et aussi celui d’égalité des citoyens devant les charges publiques480. Le législateur est intervenu, en partie, pour remédier à cette situation. Toutefois, celui-ci confirme cette théorie mais prévoit un système d’indemnisation dans certains cas. L’article L. 11-8 du Code de l’expropriation pour cause d’utilité publique prévoit notamment que lorsqu’une dépendance d’un domaine public se trouve dans le champ d’une expropriation, l’Etat peut modifier l’affectation de cette dépendance, à condition d’en indemniser le propriétaire. Le CGPPP a généralisé le droit à indemnisation des personnes publiques concernées, pour se conformer notamment aux exigences constitutionnelles.

Il s’agit alors de s’intéresser à ce nouvel état du droit positif afin de comprendre les changements opérés et s’il y a encore des lacunes, même après cette codification.

480Cf.supranote n°462.

B-L’existence de la théorie après l’adoption du code