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La recomposition limitée de l’entreprise transnationale en droit du travail international

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Section 1. L’insaisissabilité du pouvoir économique

B. La recomposition limitée de l’entreprise transnationale en droit du travail international

120. Il n’existe pas, en l’état actuel du droit, de moyens, pour le juge du lieu de

travail situé, par hypothèse, en dehors de l’Union européenne, lui permettant d’attraire le détenteur du pouvoir économique en lieu et place de l’employeur. Des instruments dépassant l’autonomie juridique des sociétés en matière sociale émergent. Mais soit ils restent cantonnés à l’espace communautaire (1) soit ils n’ont pas pour objet de fonder une compétence juridictionnelle (2).

1. La limite géographique du Règlement insolvabilité n° 2015/848

121. En cas de faillite d’un débiteur, le Règlement n° 2015/848 du 20 mai 2015

relatif aux procédures d’insolvabilité242 donne la possibilité aux créanciers de saisir, à titre principal, les juridictions du lieu où se situe son « centre d’intérêts principaux » défini comme étant le « lieu où le débiteur gère habituellement ses intérêts et qui est vérifiable par des tiers »243, présumé être, pour une société, son siège statutaire244. À titre secondaire, soit lorsqu’il est impossible de saisir la première juridiction soit lorsqu’elle a déjà été saisie, les créanciers peuvent saisir les juridictions du lieu où

241 Loi n° 2012-958 du 16 août 2012 de finances rectificative pour 2012, J.O.R.F. n° 0190 du 17 août 2012, p. 13479, art. 17.

242 Règlement (UE) 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relatif aux procédures d’insolvabilité (refonte), J.O.U.E. du 5 juin 2015, L 141, p. 19.

243 Article 3 par. 1. 244 Article 3, par. 1, al. 2.

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le débiteur disposerait d’un « établissement » entendu comme « tout lieu d’opérations où un débiteur exerce de façon non transitoire, une activité économique avec des moyens humains et des actifs »245. La différence, de taille, entre les deux fors, réside dans le périmètre de compétence des tribunaux. Tandis que la procédure principale est universelle en ce qu’elle porte sur l’ensemble des actifs du débiteur situés sur le territoire des États membres246, la procédure secondaire est limitée aux biens du débiteur situés sur le territoire d’ouverture d’une telle procédure. Deux choix s’offrent donc au salarié confronté à la déconfiture de son employeur : agir devant une juridiction locale qui appliquera le droit local247, ou agir devant la juridiction du lieu où se situe la société mère de son employeur, l’appréhension des difficultés économiques pouvant alors être globale. Encore faut-il préciser dans quelle mesure les règles de compétence juridictionnelle précitées s’appliquent aux groupes de sociétés. Sous l’empire du Règlement n° 1346/2000 du 30 juin 2000, applicable avant l’entrée en vigueur du Règlement n° 2015/848, plusieurs juridictions nationales avaient renversé la présomption établie en faveur du siège statutaire pour localiser le centre des intérêts principaux des filiales au siège de leur société mère248. Cette interprétation avait été censurée en 2006 par la Cour de justice qui lui reprochait de n’avoir pas suffisamment tenu compte de la présomption établie en faveur du siège statutaire249. Seuls des éléments objectifs et vérifiables par les tiers démontrant l’existence d’une situation réelle distincte de la localisation du siège statutaire seraient de nature à renverser cette présomption, tel qu’une société boîte aux lettres « qui n’exercerait aucune activité sur le territoire de l’État membre où est situé son siège »250. Les décisions rendues par la suite tiennent compte de ce rappel. Le tribunal de commerce de Paris, dans l’affaire Eurotunnel251,

245 Article 2 par. 10.

246 Ce qui correspond, du reste, à la règle applicable au droit commun de la faillite internationale en droit français. V. Michel MENJUCQ, Droit international et européen des sociétés, 5e éd., coll. Domat Droit privé, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, 2018, no 581.

247 Article 7 du Règlement. La faillite est considérée comme relevant d’une loi de police du commerce. V. Jean- Luc VALLENS, Rép. dr. eu., Paris, Dalloz, 2018, v° « Insolvabilité », no 27.

248 Reinhard DAMMANN, « L’évolution du droit européen des procédures d’insolvabilité et ses conséquences sur le projet de loi de sauvegarde », RLDA, 2005, n° 81, pp. 18 – 24.

249 CJCE, 2 mai 2006, Eurofood, aff. C-341/04, JCP G, 2006, II, n° 10089, note M. MENJUCQ. 250 Id., par. 35.

251 T. com. Paris, 2 août 2006, n° 2006047554, Sté Eurotunnel PLC, BJS, 2007, n° 1, pp. 37 – 44, note D. ROBINE et F. JAULT-SESEKE.

accepte par exemple l’ouverture d’une procédure en France contre une société de droit anglais filiale d’un groupe français, en retournant la présomption à l’aide d’un faisceau d’indices. Selon le tribunal, les différentes sociétés du groupe auraient leur centre d’intérêts principaux en France.

122. Cette façon de faire est validée par la Cour de justice dans un arrêt Interedil

du 20 octobre 2011252. Ainsi, désormais, à condition de le justifier par un nombre significatif d’indices, le centre des intérêts principaux des filiales du groupe peut être considéré comme étant localisé dans l’État d’immatriculation de la société mère, donnant droit à l’ouverture d’une procédure principale. Mais se posait alors la question de l’ouverture d’une procédure secondaire dont on a vu les avantages pour les créanciers, notamment pour les salariés : compétence du juge local et application du droit local. Un doute venait de ce que le Règlement n° 1346/2000 n’assimilait pas la notion d’établissement à celle de filiale rendant par voie de conséquence impossible le recours à une procédure secondaire. La Cour de Justice l’admet tardivement dans un arrêt de 2014253 et dont la solution est reprise par le Règlement n° 2015/848 : une procédure secondaire peut être ouverte dans l’État où se situe la filiale du groupe. Cela permet donc pour les créanciers, éventuellement salariés, de bénéficier des mesures adoptées dans le cadre de la procédure principale ouverte par le tribunal de l’État du siège de la société mère, devant le juge local. La possibilité d’ouvrir une procédure secondaire dans le cadre d’un groupe de sociétés devient alors « le véritable pivot de la protection des créanciers »254.

123. Mais aussi favorable aux salariés que puisse être cette technique de

recomposition de l’entreprise transnationale, elle se limite aux frontières des territoires des États membres de l’Union européenne, autant pour le périmètre de localisation des actifs du débiteur que pour la compétence internationale des juridictions. Rien d’équivalent n’existe, pour le moment, sur un plan mondial. En cas de faillite de l’employeur, les salariés exécutant leur contrat de travail sur le territoire

252 CJUE, 20 oct. 2011, Interedil, aff. C-396/09, RCDIP, 2012, n° 1, pp. 189 – 222, note F. JAULT-SESEKE et D. ROBINE.

253 CJUE, 1er ch., 4 sept. 2014, Burgo Group SpA, aff. C-327/13. 254 M. MENJUCQ, préc., note 246, no 675.

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d’un État tiers doivent donc s’en remettre au droit commun applicable dans cet État, lequel ne permettra pas, en l’absence de fondement juridique international, de réintégrer le débiteur dans une approche globale du groupe.

124. D’autres dispositifs, plus larges que le champ de l’insolvabilité, prennent en

compte l’ensemble de l’entreprise transnationale. Mais ils ne prévoient pas de compétence juridictionnelle particulière.

2. La limite fonctionnelle des lois sur le devoir de diligence

125. Plusieurs dispositifs nationaux ou communautaires ont été adoptés depuis le

début des années 2010 visant à imposer à certaines entreprises transnationales un devoir de diligence dans leur chaîne d’approvisionnement255. Il s’agit, par ordre chronologique, du California Transparency in Supply Chains Act de 2010256, de la directive européenne du 15 novembre 2014 sur la publication d’informations extrafinancières257, du Modern Slavery Act de 2015 en Grande-Bretagne258, de la Loi française sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017259, du Règlement européen portant sur les importations de minerais provenant de zones de conflit du 17 mai 2017260, du Modern Slavery Act australien du 10 décembre 2018261, et, enfin, du

Child Labor Due Diligence Bill hollandais du 14 mai 2019262. Bien que parfois différents tant sur les thèmes abordés que sur les obligations exigées ou les sanctions envisagées comme on peut le voir dans le tableau en annexe, leur point

255 V. le tableau synoptique réalisé en annexe, p. 456.

256 Senate Bill n° 657, Chapitre 556, 30 sept. 2010, qui ajoute une section 1714.43 au Code civil californien. 257 Directive 2014/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2014 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes, J.O.U.E. du 15 nov. 2014, L 330, p. 1. 258 Modern Slavery Act 2015.

259 Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises

donneuses d’ordre, J.O.R.F. n° 0074 du 28 mars 2017.

260 Règlement (UE) 2017/821 du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2017 fixant des obligations liées au devoir de diligence à l’égard de la chaîne d’approvisionnement pour les importateurs de l’Union qui importent de l’étain, du tantale et du tungstène, leurs minerais et de l’or provenant de zones de conflit ou à haut risque, J.O.U.E. du 19 mai 2017, L 130, p. 1 (entrée en vigueur le 1er janvier 2021).

261 Modern Slavery Act, 10 déc. 2018, n° 153, C2018A00153.

262 Child Labor Due Diligence Bill, 7 févr. 2017 (adopté par le Sénat le 14 mai 2019). Entrée en vigueur prévue au 1er janvier 2020.

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commun est d’imposer aux entreprises transnationales une reconstitution de leur organisation afin de tracer l’origine des produits qu’elles mettent en vente. L’entreprise est ainsi recomposée. Mais à la différence de ce que peut concevoir le droit économique263, la recomposition a ici pour objectif essentiel la transparence. Il ne s’agit pas, de l’aveu même des auteurs de ces différentes mesures, d’imposer aux entreprises visées une obligation de résultat – comme c’est le cas pour le droit de la concurrence ou le droit comptable –, mais de réunir les conditions pour éviter qu’un risque ne se réalise. Pour important que cela puisse être, cette différence de fonction a une incidence sur la compétence des juridictions nationales. Les autorités compétentes ont toute latitude pour sanctionner un défaut de conformité aux règles de la concurrence, de la comptabilité ou de la fiscalité, mais une marge de manœuvre bien moindre s’agissant de mesures de transparence. Deux éléments empêchent donc le juge du lieu de travail de s’emparer de ces techniques pour attraire le pouvoir économique : premièrement, ce n’est pas l’objectif de ces législations – limite fonctionnelle – ; et deuxièmement, ces dernières ne sont pas, a

priori, applicables devant les tribunaux du lieu de travail264 — limite spatiale.

126. Par ses mécanismes de dissociation des figures de l’employeur et du pouvoir

économique, et en l’absence de méthodes globales de recomposition, l’entreprise transnationale s’offre au juge comme une entité insaisissable. Même volontaire, le juge du lieu de travail sera bien en peine de faire valoir les prétentions des salariés contre un employeur appartenant à un groupe transnational plus ou moins éclaté et dont le contrôle par la société tête de groupe est plus ou moins prononcé. À cette insaisissabilité du pouvoir économique s’ajoute, en outre, une sorte d’immunité qui ne dit pas son nom. Désireux d’attirer les investisseurs étrangers dans le but de promouvoir le développement de leur territoire, les États hôtes peuvent recourir à un

263 V. supra, n° 106 et suiv.

264 Sauf à être qualifiées de loi de police étrangères, la loi en principe applicable étant la loi du lieu d’exécution du contrat de travail. Un débat est ouvert à ce sujet concernant la loi française sur le devoir de vigilance. V. not. Étienne PATAUT, « Le devoir de vigilance : aspects de droit international privé », Dr. soc., 2017, n° 10, pp. 833 – 839.

arsenal juridique afin de promouvoir et protéger ces investissements. Ce qui peut avoir des conséquences importantes sur l’accès des travailleurs à la justice locale.

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