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Le domaine de l’étude

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Section 2. Le domaine de l’étude

21. Pourquoi tenter un rapprochement entre le concept, issu du droit international pénal, de compétence universelle et le droit du travail ? A priori, ces deux disciplines n’ont rien à voir l’une avec l’autre, la première étant définie comme « la branche du droit criminel qui règle l’ensemble des problèmes pénaux qui se posent au plan

23 Robert John CURRIE (dir.), International & transnational criminal law, coll. Essentials of Canadian law, Toronto, Irwin Law, 2010, p. 97.

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international »24 tandis que la seconde concerne l’ensemble des règles qui s’appliquent au contrat de travail25. Parce que la compétence universelle présente un modèle type de solution au problème d’accès à la justice qui se pose pour les travailleurs dans les entreprises transnationales et les chaînes d’approvisionnement mondiales. En effet, pour ceux-là, 1) l’ensemble des chefs de compétence traditionnelle est inefficace et 2) on se retrouve alors potentiellement dans une configuration dans laquelle le juge saisi doit connaître d’une affaire entièrement localisée à l’étranger : le salarié et l’employeur sont étrangers, la société mère ou donneuse d’ordres est étrangère et le litige a eu lieu à l’étranger. Soit tous les ingrédients d’une compétence universelle.

22. Mais il faut être plus précis encore sur les hypothèses visées par cette thèse.

23. Ce qui caractérise aujourd’hui la relation de travail, c’est qu’une décision prise

par une société dans un État A peut affecter les conditions de travail de salariés sédentaires dans un État B. La multiplication des saisines de juridictions étrangères par les travailleurs n’est donc pas un hasard26. Elle s’inscrit dans un contexte particulier, où, pour la première fois peut-être dans l’histoire humaine, des acteurs privés peuvent imposer une carte du monde au pouvoir politique27. Le fonds d’investissement américain Blackrock est par exemple présent dans plus de 10 000 sociétés réparties dans 79 États différents et employant, au total, plus de 130 millions de travailleurs28 ; de même, le fonds Wells Fargo & Company investit dans près de 5 000 sociétés employant près de 45 millions de travailleurs29. Pour l’OIT, les chaînes d’approvisionnement mondiales génèreraient aujourd’hui environ 80 % du commerce mondial, que ce soit dans le cadre d’échanges interentreprises ou

24 Didier REBUT, Droit pénal international, 3e éd., coll. Précis, Paris, Dalloz, 2019, no 1.

25 Gilles AUZERO, Dirk BAUGARD et Emmanuel DOCKÈS, Droit du travail, 33e éd., coll. Précis, Paris, Dalloz, 2019, n° 197.

26 Catherine KESSEDJIAN, « Les actions civiles pour violation des droits de l’homme — aspects de droit international privé », Travaux du Comité Français de Droit International Privé, 2002, pp. 151 – 194 à la page 151.

27 Zygmunt BAUMAN, Le coût humain de la mondialisation, traduit par Alexandre ABENSOUR, Paris, Arthème Fayard, 2011, pp. 52 – 53.

28 Ces informations sont issues de l’outil d’analyse comptable « Orbis » consulté le 16 nov. 2019. Le nombre total de salariés des sociétés investies serait, plus précisément, de 132 894 587.

29 Id., consulté le 16 nov. 2019. Le chiffre obtenu est exactement 43 996 814 salariés.

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dans le cadre de transactions indépendantes30. Or, si ces chaînes globales de valeur peuvent être source d’amélioration des conditions de travail par l’exportation de standards plus élevés31, leur organisation tentaculaire conduit également à une « course vers le bas »32 sociale et environnementale dont l’actualité se fait régulièrement l’écho33. Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur la construction juridique de l’entreprise transnationale et de la chaîne globale de valeur34. Il faut, pour le moment, correctement distinguer ces deux notions dans le but d’être clair sur les hypothèses visées par cette thèse.

Paragraphe 1. Les travailleurs de l’entreprise transnationale

24. L’entreprise transnationale n’est pas une notion juridique. D’où le malaise,

palpable dans les documents officiels, quant à sa définition35. Les Principes directeurs de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) à l’intention des entreprises multinationales adoptés en 1976 autant que la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale adoptée par l’OIT en 1977 considèrent explicitement qu’une définition juridique de l’entreprise multinationale n’est pas nécessaire… mais s’essaient quand même à une définition dans les lignes qui suivent. Concrètement, l’entreprise dite transnationale est d’abord un groupe de sociétés, constitué par une société dite « société mère » dès lors qu’elle possède plus de la moitié du capital ou détient une fraction du capital lui conférant la majorité des droits de vote d’une autre société, appelée alors « filiale » — articles L. 233-2 et L. 233-3 du Code de commerce

30 CONFÉRENCE INTERNATIONALE DU TRAVAIL,105E SESSION, préc., note 2, no 41. L’OIT s’appuie elle-même sur un rapport remis en 2013 par la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED).

31 Brian GREENHILL, Layna MOSLEY et Aseem PRAKASH, « Trade-based diffusion of labor rights: a panel study, 1986 - 2002 », Am. Political Sci. Rev., 2009, Vol. 103, n° 4, pp. 669 – 690.

32 Horatia MUIR WATT, « Aspects économiques du droit international privé. Réflexions sur l’impact de la globalisation économique sur les fondements des conflits de lois et de juridictions », RCADI, 2004, Vol. 307, pp. 25 — 383 à la page 67.

33 Marie-Ange MOREAU, Normes sociales, droit du travail et mondialisation : confrontations et mutations, coll. A droit ouvert, Paris, Dalloz, 2006.

34 V. infra, n° 83 et suiv.

35 V. Marie LAFARGUE, Les relations de travail dans l’entreprise transnationale, Université de Bordeaux, 2015, no 2 et suiv.

français. Ce groupe de sociétés peut être dit multinational lorsque ses dirigeants et/ou actionnaires possèdent différentes nationalités. Il sera transnational dès lors que ses activités dépassent le simple territoire national – la préposition « trans » signifiant « au-delà ».

25. Nous pouvons, de ce point de vue, faire nôtre la définition proposée par Marie Lafargue pour qui l’entreprise transnationale « se présente finalement comme une entreprise d’une certaine taille économique qui, sans égard à sa nationalité, déploie ses activités et ses stratégies dans plusieurs pays, par-delà les frontières territoriales et indépendamment de l’action des États »36. En revanche, contrairement à cette auteure37, nous préférons distinguer l’entreprise transnationale de la chaîne globale de valeur ou chaîne d’approvisionnement. Tandis que l’entreprise transnationale est substantiellement constituée de liens sociétaires et présente une forme hiérarchique, la chaîne d’approvisionnement est substantiellement configurée par des liens contractuels et présente une forme réticulaire. Il nous semble donc plus juste et plus clair de bien distinguer les deux. En tout cas, du point de vue de l’accès à la justice, qui est l’objet de notre thèse, le fait d’être salarié d’une filiale d’une entreprise transnationale ou d’être travailleur chez un sous-traitant peut tout changer38. Les jurisprudences citées au long de cette thèse témoignent en effet d’une effervescence judiciaire dans le cadre d’entreprises transnationales, mais pas encore pour les chaînes de sous-traitance. Les difficultés sont donc différentes.

26. La notion de « chaîne globale de valeur » est apparue pour la première fois sous la plume de Gary Gereffi en 199439. Elle désigne la pratique alors émergente d’externalisation massive des activités au plan mondial. Les sociétés se recentrent sur leur « cœur de métier » et sous-traitent une part grandissante de leurs anciennes

36 Id., no 8.

37 Qui semble en effet assimiler l’entreprise transnationale à la chaîne globale de valeur : « Il n’en demeure pas moins que ces entreprises sont généralement caractérisées par un mode de fonctionnement mixte, à la fois vertical – sous forme de groupes sociétaires – et horizontal – sous forme de groupes contractuels, l’étendue du pouvoir variant alors en fonction du mode d’organisation de l’entreprise », Id., p. 15.

38 V. notamment le rejet des plaintes déposées par des ayants droits de victimes de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh devant les juges canadiens et américains, infra, n° 639 et suiv.

39 Gary GEREFFI, « Capitalism, development and global commodity chains », dans Leslie SKLAIR (dir.), Capitalism and development, London ; New York, Routledge, 1994.

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tâches à des sociétés prestataires de services implantées parfois à l’autre bout du monde. Dans son rapport diffusé en 2016, l’OIT définit la chaîne d’approvisionnement mondiale comme « l’organisation transfrontalière des activités nécessaires pour produire des biens ou fournir des services, depuis l’utilisation d’intrants jusqu’à la commercialisation en passant par différentes phases de conception, de fabrication et de livraison »40.

27. Rien ne vaut un schéma pour saisir la différence organisationnelle de l’entreprise transnationale et de la chaîne globale de valeur. Voici donc les filiales détenues par le groupe Carrefour en Asie dans lesquelles on trouve au moins deux salariés41 :

28. L’important, ici, est la représentation schématique, clairement verticale, du

groupe. Dans le détail, voici les salariés visés, dans cet exemple, par cette thèse42 :

Filiale — nom Pays Participatio n Revenu opérationne l Nombre de salariés Total % (m USD)

CARREFOUR ASIA LIMITED HK 100.00 n. a. 7,180

CARREFOUR (CHINA)

MANAGEMENT &

CONSULTING SERVICES CO., LTD.

CN 100.00 68 820

CARREFOUR TRADING ASIA

LIMITED HK 100.00 n. a. 150

40 CONFÉRENCE INTERNATIONALE DU TRAVAIL,105E SESSION, préc., note 2, no 5. 41 Source : Orbis. Consultée le 6 mars 2020.

42 Id.

27

CHENGDU CARREFOUR

HYPERMARKET CO., LTD. CN 100.00 449 3,600

DALIAN CARREFOUR

COMMERCIAL CO., LTD. CN 100.00 121 500

Paragraphe 2. Les travailleurs de la chaîne globale d’approvisionnement

29. Quant aux chaînes d’approvisionnement, leur représentation schématique

dépend de leur secteur d’activité. Reprenons ici deux exemples donnés par l’OIT dans son rapport précité43. Le premier concerne l’industrie textile et le second l’industrie alimentaire :

43 CONFÉRENCE INTERNATIONALE DU TRAVAIL,105E SESSION, préc., note 107, pp. 10 - 11. V. également, l’analyse en termes de liens d’allégeance par Alain SUPIOT, La gouvernance par les nombres : cours au Collège de France, 2012-2014, coll. Poids et mesures du monde, Nantes ; Paris, Institut d’études avancées de Nantes ; Fayard, 2015, p. 345 et suiv.

30. Les travailleurs des chaînes d’approvisionnement peuvent donc être des

salariés de sociétés sous-traitantes d’une société cliente implantée à l’étranger – par exemple, dans le cas textile, une marque européenne – ou des salariés d’une société filiale ou sous-traitante de la société prestataire de service, et ainsi de suite, en cascade voire, en pratique, des travailleurs de l’économie informelle44. Dans ces hypothèses, il est donc rare qu’ils soient « salariés », c’est-à-dire liés par un contrat de travail à leur « employeur »45. Enfin, les travailleurs visés peuvent aussi être, in

44 V. à ce sujet le numéro spécial de la RDCTSS, 2017, n° 3, « Le travail dans l’économie informelle – Un défi pour le droit social », en ligne : https://comptrasec.u-bordeaux.fr/revue/le-travail-dans-l-conomie-informelle- un-d-fi-pour-le-droit-social.

45 La littérature socioéconomique sur le sujet est maintenant riche. Parmi tant d’autres, V. par exemple Richard M. LOCKE, The Promise and limits of private power : promoting labor standards in a global economy, coll.

fine, des indépendants et/ou travailleurs à domicile46. De ce point de vue, la différence est importante avec l’entreprise transnationale. Tandis que celle-ci se définit par une importance minimale dans son chiffre d’affaires, la chaîne globale de valeur, elle, peut réunir des sociétés de taille intermédiaire aussi bien que des microentreprises. Or, tout cela concourt à la production d’un même bien ou d’un même service.

31. En revanche, dans les deux cas, l’action en justice envisagée par les

travailleurs risque de se heurter à un certain nombre d’obstacles consubstantiels à l’organisation des moyens de production. Dans l’hypothèse, qui est loin d’être un cas d’école, où le juge de l’État du lieu de travail ne souhaite pas ou ne peut pas favorablement accueillir une plainte, la « lutte pour un juge » commence47. C’est pourquoi le recours au concept de compétence universelle issu du droit international mérite d’être examiné.

32. Mais il convient de justifier encore davantage cette entreprise d’importation

par un rappel du contexte dans lequel se situe cette étude.

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