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Les techniques internes du contrôle de l’entreprise transnationale

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Section 1. L’insaisissabilité du pouvoir économique

B. Les techniques internes du contrôle de l’entreprise transnationale

98. Deux types de techniques sont mobilisées afin de contrôler les activités menées au sein de l’entreprise transnationale : celles relatives à son financement (1) et celles portant sur sa gestion (2).

1. Le financement de la chaîne globale de valeur

99. Même globale, tentaculaire et décentralisée, l’entreprise transnationale a

besoin de financements. Or, la façon dont s’organise la structure financière du groupe peut témoigner du type de contrôle exercé par la société mère. De ce point de vue, il convient d’être prudent, toute généralisation étant sûrement impossible. Il existe en effet autant de façons de faire qu’il existe d’entreprises transnationales. Parmi ces techniques, l’analyse des flux intrafirmes est un indicateur significatif du contrôle opéré par la société mère.

100. Dans une étude menée en 2005, l’économiste Frédéric Boccara prend appui

sur plusieurs banques de données lui permettant d’étudier l’activité de 64 000 entreprises correspondant à 12 000 groupes dont 1 800 multinationales françaises206. Son regard sur la balance des paiements207 de ces entreprises le conduit à conclure que la « base » des groupes joue un rôle déterminant dans la globalisation des ressources. Dans le cas des groupes français, leurs flux financiers globaux convergeraient sensiblement vers la France – témoignant ainsi de l’effet de drainage des ressources vers la base – tandis que le solde des capitaux investis serait négatif – traduisant dans la pratique une réinjection de ces ressources dans les investissements extérieurs. Ce faisant, ce serait bien un contrôle économique que dévoileraient ces flux. Même en présence d’une stratégie de décentralisation voire de régionalisation, les bénéfices de l’entreprise transnationale remonteraient,

in fine, toujours au lieu d’implantation de la « base ». Ces flux se matérialisent

206 Frédéric BOCCARA, Firmes multinationales et balance des paiements française dans la globalisation financière et la révolution technologique informationnelle : une analyse théorique et appliquée, Thèse, Paris, Université Paris 13, 2013, vol. 2, [FB12].

207 Que l’auteur construit de la façon suivante : Solde des capitaux investis (investissement direct à l’étranger + Investissements de portefeuille + Prêts intragroupe + Crédit)/Ressources financières (capitaux financiers + dettes bancaires + émissions d’actions + emprunts obligataires + dettes-créances intragroupes).

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notamment par des prix de transfert définis en assemblées générales d’actionnaires par le moyen de conventions courantes ou règlementées, ces dernières étant soumises, en droit français, à une procédure de contrôle exigeante visant notamment à prévenir les conflits d’intérêts208. Or, depuis l’ordonnance no 2014-863 du 31 juillet 2014, les conventions conclues entre une société mère et une filiale détenue à 100 % sont intégrées dans la catégorie des conventions libres209. Par ailleurs, la Cour d’appel de Versailles avait déjà admis que des transferts financiers intragroupes ne relèvent pas, en principe, de conventions règlementées210. L’importance de cette technique est surtout mise en lumière pour ses incidences fiscales,211 mais elle témoigne également de la façon dont l’employeur local peut être dépouillé d’une partie de son pouvoir économique.

101. Il faudrait ajouter à cela l’ensemble des dispositifs issus de la financiarisation

de l’économie qui ont eu pour conséquence une marchandisation de l’entreprise et,

in fine, des relations de travail212, notamment par le moyen de la titrisation des actifs. Nous nous en tiendrons ici à rappeler que l’un des points de départ juridique de ce phénomène fut l’adoption, en 1984, de la loi bancaire, mettant fin à la séparation des activités bancaires et financières213.

102. Hormis le financement de l’activité, l’entreprise peut aussi adopter une

politique interne de gestion du personnel traduisant l’existence d’un contrôle.

208 Irina Parachkévova-Racine, « Administration - Contrats entre les administrateurs et la société », J.-Cl. Sociétés Traité, fasc. 130-50.

209 Articles 225-39 et 225-87 du Code de Commerce. Le législateur français est, de ce point de vue, en conformité avec la directive (UE) 2017/828 du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2017 dite directive « droit des actionnaires II » qui prévoit que les États membres « peuvent ne pas soumettre, ou autoriser les sociétés à ne pas soumettre » à la procédure de contrôle instituée les transactions conclues entre la société et ses filiales, pour autant qu’elles soient détenues en totalité ou qu’aucune autre partie liée de la société ne possède d’intérêt dans la filiale ou que le droit national prévoit une protection adéquate des intérêts de la société, de la filiale et de leurs actionnaires qui ne sont pas des parties liées, y compris des actionnaires minoritaires, dans le cadre de telles transactions (art. 9 quater, 6, a).

210 CA Versailles, ch. com. réunies, Sté Clos du Prieuré c./Souchon ès qual, 2 avr. 2002, n° 00-3930, Bulletin rapide de droit des affaires, 2002, n° 17, p. 4

211 Antoine DULIN, Les mécanismes d’évitement fiscal, leurs impacts sur le consentement à l’impôt et la cohésion sociale, Paris, Conseil économique, social et environnemental (CESE), 2016, spécialement p. 120. 212 V. notamment Charley HANNOUN, « L’impact de la financiarisation de l’économie sur le droit du travail », RDT, 2008, n° 5, pp. 288 – 295 ; Olivier FAVEREAU, L’impact de la financiarisation de l’économie sur les entreprises et plus particulièrement sur les relations de travail, Organisation Internationale du Travail, 2016. 213 Loi n° 84-46 du 24 janv. 1984 relative à l’activité et au contrôle des établissements de crédit, J.O.R.F. du 25

janv. 1984, p. 389.

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2. La gestion de la chaîne globale d’activité

103. Les instruments de contrôle formel qui peuvent être utilisés au sein d’un

groupe de sociétés, qu’il soit national ou transnational, ont connu une évolution importante du fait de la financiarisation de l’économie. Même parfaitement autonome, un centre de profit fera l’objet d’une évaluation au regard de sa performance économique. Or, ce jugement de performance n’a pas aujourd’hui la même signification qu’hier. La rentabilité attendue de ces centres n’est plus la même, que ce soit sur les profits espérés ou sur le délai de réalisation escompté. En effet, l’importance prise par l’actionnariat dans le secteur marchand non financier depuis le début des années 1980 est attestée par un certain nombre d’indicateurs214. L’augmentation exigée du retour sur capital et le raccourcissement de l’horizon d’évaluation ont des conséquences sur l’économie réelle en général et sur les relations de travail en particulier. Le dirigeant de l’entreprise locale, qui sera celle, par hypothèse, qui emploie les salariés, n’a plus les moyens de jouer la fonction d’arbitre entre les différents intérêts disputés par les mandataires sociaux, les actionnaires et le personnel. La pression exercée par le jugement de performance risque de le priver de toute velléité d’autonomie, ses intérêts seront alignés sur ceux des actionnaires et sa fonction sera modifiée pour se concentrer sur celle de gestion d’un portefeuille d’actif. En ce sens, le dirigeant risque de devenir le représentant – pour ne pas dire le mandataire – de l’actionnariat. Ce phénomène, mis en lumière dès 1999 par Jean-Philippe Robé215, procède d’une confusion selon laquelle la société appartiendrait aux actionnaires que les dirigeants auraient alors pour mission de protéger – « shareholder value », « corporate governance » — alors qu’en réalité les actionnaires ne sont propriétaires que de leurs actions, tandis que les actifs de l’entreprise sont la propriété de la société, personne morale.

104. Il existe par conséquent une probabilité assez forte que l’employeur ne soit

pas le détenteur du pouvoir de décision économique. Ce découplage laisse entrevoir la séparation radicale entre pouvoir patronal et pouvoir économique, si bien qu’une plainte formulée par un salarié devant le juge de l’État du lieu où il travaille aura en

214 V. le rapport déjà cité de O. FAVEREAU, préc., note 212.

215 Jean-Philippe ROBÉ, L’entreprise et le droit, 1e éd., coll. Que sais-je ?, t. 3442, Paris, PUF, 1999.

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réalité peu de chances de prospérer ou, du moins, d’atteindre sa cible. Pour autant, le droit n’offre pas de réelles possibilités de recomposer l’entreprise transnationale et de rapprocher les travailleurs du lieu de pouvoir.

Paragraphe 2. L’absence de mécanismes adéquats de recomposition de l’entreprise transnationale

105. Les avantages procurés par « l’intérêt de groupe »216 pourraient être accompagnés de mécanismes visant à prévenir les risques d’irresponsabilité face aux tiers que génère le morcellement juridique d’entités économiques. De façon générale, ce n’est pas le cas. À la différence des branches du droit économique (A), les violations du droit du travail et, plus généralement, des droits de l’Homme, ne permettent pas au juge de l’État du lieu de travail de recomposer l’entreprise transnationale (B).

A. La recomposition pleine et entière de l’entreprise transnationale en droit

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