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Le for de nécessité

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Section 1. Un choix de juridiction en apparence favorable aux travailleurs 196 Plusieurs critères de compétence juridictionnelle peuvent permettre au salarié

B. Le for de nécessité

247. L’obligation d’assurer aux justiciables l’accès effectif à un tribunal repose sur

plusieurs instruments internationaux : article 6§ 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques pour n’en citer que quelques-uns470. L’impossibilité d’obtenir justice à l’étranger peut ainsi, sous certaines conditions, justifier la compétence internationale

466 Rules of Civil Procedure, R.R.O. 1990, Reg. 194, art. 17.02 (g). 467 Alberta Rules of Court, Alta. Reg. 390/68, r. 30 (h).

468 L’article 3148, 3° du Code civil ouvre les portes de la justice québécoise lorsqu’il est prouvé qu’une faute ou un fait dommageable ont été commis sur son territoire. De la même façon qu’en droit anglais, il n’est pas nécessaire que l’ensemble des éléments se situe sur le territoire québécois. V. Claude Emanuelli, Droit international privé québécois, Montréal, Wilson & Lafleur, 2011, par. 194.

469 L’article 3-3 (viii) de la loi japonaise du 2 mai 2011 prévoit la compétence du juge japonais « lorsque le lieu où l’acte illicite a été commis se trouve au Japon […] ». Le législateur ne fait là rien de plus que de codifier la jurisprudence antérieure qui intégrait déjà derrière la notion de lieu de survenance du fait dommageable le lieu du fait générateur, exactement comme le fit la CJCE en 1976 pour la Convention de Bruxelles dans l’arrêt Mines de potasse d’Alsace, aff. 21/76, supra, note 458.V. Béligh Elbati et Dai Yokomizo, « La compétence internationale des tribunaux japonais en matière civile et commerciale à la lumière de la nouvelle législation », RCDIP, 2016, n° 3, pp. 417 – 452.

470 Pour une présentation dans un contexte européen face aux entreprises transnationales, v. C. BRIGHT, préc., note 150, pp. 29 – 53.

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des juridictions nationales. En l’absence d’une telle prévision dans le Règlement Bruxelles I bis, c’est au droit commun des États membres qu’il faut s’en remettre471.

1. Les conditions de recours au for de nécessité

248. De nombreux ordres juridiques connaissent l’existence du forum necessitatis,

la plupart sur le fondement de dispositions légales : article 3 de la Loi suisse sur le droit international privé du 18 décembre 1987, article 11 du Code belge de droit international privé du 16 juillet 2004, article 9, alinéas b et c du Code de procédure civile néerlandais, article 65, alinéa 1 du Code de procédure civile portugais, ou bien encore l’article 3136 du Code civil du Québec. D’autres sur le fondement d’une évolution jurisprudentielle : c’est le cas par exemple de la France et du Grand-duché de Luxembourg472. Dans chacun de ces pays, bien que le for de nécessité ne reçoive pas exactement les mêmes interprétations et applications par les organes judiciaires, la substance reste la même. Afin de justifier le recours à ce chef de compétence exceptionnel, trois conditions doivent être remplies : d’abord, aucun chef de compétence ordinaire ne doit pouvoir être invoqué ; ensuite, il doit être prouvé l’impossibilité d’obtenir justice auprès du juge naturellement compétent ; enfin, un lien de rattachement suffisant avec le for saisi doit être établi.

249. En premier lieu, il doit être impossible de recourir aux chefs de compétence

internationale ordinaires. Par exemple, si les articles 14 et 15 du Code civil français sont mobilisables par le demandeur, la saisine des juridictions françaises sur le fondement du déni de justice devra être rejetée. En pratique, elle sera inutile.

471 L’article 26 de la proposition de modification du Règlement Bruxelles I qui prévoyait l’intégration d’un for de nécessité a finalement été abandonné. La doctrine française y était favorable : v. Catherine KESSEDJIAN, « Commentaire de la refonte du règlement n° 44/2001 », RTD Eur., 2011, n° 1, pp. 117 – 130; Contribution Pr. Horatia Muir-Watt, PE 453.199, Parlement Européen, 2011, en ligne : <http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2011/453199/IPOL-JURI_NT(2011)453199_FR.pdf> (consulté le 5 janvier 2018). À noter que le Règlement (CE) n° 4/2009 du Conseil du 18 déc. 2008 « relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires » prévoit expressément un « forum necessitatis » en son article 7.

472 Nous nous appuyons ici sur les développements proposés par Valentin RÉTORNAZ et Bart VOLDERS, « Le for de nécessité: tableau comparatif et évolutif », RCDIP, 2008, n° 2, pp. 225 – 262.

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250. En second lieu, l’impossibilité ou la difficulté d’obtenir justice auprès d’une

juridiction étrangère doit être prouvée par le demandeur. Ce critère est plus délicat à remplir que le premier. L’impossibilité s’entend en principe de l’inexistence radicale, pour des raisons de droit ou de fait, d’une autorité susceptible d’entendre les prétentions du requérant. La première hypothèse peut résulter de l’inexécution d’une clause compromissoire, « l’impossibilité pour une partie d’accéder au juge, fût- il arbitral, […] constitu[ant] un déni de justice qui fonde la compétence internationale du président du tribunal de grande instance de Paris […] » estime la première chambre civile de la Cour de cassation473. La seconde hypothèse peut renvoyer au sort de personnes accueillies dans un État sous le statut de réfugiés, alors dans une situation extrêmement délicate pour saisir la justice de leur pays d’origine474. La difficulté d’agir à l’étranger est plus délicate à cerner, car elle sous-tend une analyse

in concreto de la situation avec un élément subjectif beaucoup plus important que

dans le cas de l’impossibilité. Une autorité est disponible, mais la juridiction saisie peut estimer qu’il serait déraisonnable d’exiger du requérant de saisir cette autorité. Cela peut être le cas, par exemple, de l’inexistence d’une aide juridictionnelle dans un procès d’une complexité particulière qui, de fait, anéantirait les chances du demandeur d’obtenir justice475. Ou bien encore, la survenance d’un conflit armé ayant conduit à la disparition des dossiers des demandeurs476.

251. En dernier lieu, l’existence d’un lien de rattachement suffisant entre les faits

et le for doit pouvoir être avancée. La jurisprudence des divers pays cités précédemment nous éclaire sur les critères pouvant être retenus. Cela peut d’abord être la nationalité de l’une des parties. Ce lien fut jugé suffisant dans des contentieux concernant le statut personnel : la cour d’appel de Gravenhage, aux Pays-Bas, s’est

473 Cass. 1re ch. Civ., 1er févr. 2005, n° 01-13742 et n° 02-15237, arrêt NIOC, JCP E, 2005, n° 18, p. 756, note J. BÉGUIN ; Revue de l’arbitrage, 2005, n° 3, pp. 963 – 707, note H. MUIR-WATT ; D., 2005, n° 39, pp. 2727 – 2732.

474 CA Paris (2e Ch.), 2 avr. 1998, LPA, 15 mars 1999, p. 15, obs. MASSIP. Décision citée par Hélène GAUDEMET-TALLON, « Compétence internationale : matière civile et commerciale », Rép. Dr. Int., 2017. Il s’agissait d’un couple en situation irrégulière dont l’épouse avait mis au monde un enfant à Istanbul. Arrivés en France, les parents demandaient la reconnaissance légale de l’enfant. Les tribunaux turcs étaient normalement compétents.

475 Lubbe and Others and Cape Plc. and Related Appeals, [2000] UKHL 41.

476 CA Paris, 10 sept. 2015, Pôle 6, Chambre 2, n° S 11/05959, Comilog. La position de la Cour d’appel ne fut pas suivie par la chambre sociale de la Cour de cassation. V. infra, n° 264.

ainsi admise compétente le 21 décembre 2006 sur le fondement du déni de justice pour une demande d’homologation d’une convention de divorce par consentement mutuel par un couple résidant à Malte, l’époux étant néerlandais. En l’espèce, l’application du règlement Bruxelles II conduisait à déclarer les tribunaux maltais compétents, mais le droit maltais ne connaît pas l’institution du divorce477. Plus proche de notre sujet, la chambre sociale de la Cour de cassation reconnut sa compétence à l’égard d’un salarié travaillant pour une organisation internationale implantée en Côte d’Ivoire, sur le fondement du déni de justice et en visant expressément la nationalité française comme lien de rattachement avec la juridiction française478. La résidence est aussi un critère pertinent. Il était retenu avant 1948 par les juridictions françaises pour les conflits opposant des étrangers. Il est aujourd’hui surtout mobilisé par les juridictions néerlandaises en présence de sociétés : la résidence habituelle479 ou l’incorporation480 – en l’espèce, la société était demandeuse – d’une société partie au litige sur le territoire néerlandais est un lien suffisant de rattachement avec le for. Cette solution tranche avec la position de la chambre sociale française qui a récemment explicitement rejeté le lien capitalistique comme rapport de droit suffisant481. La présence de l’arbitre sur le territoire du for visé par une clause compromissoire peut également justifier le recours au déni de justice482. Dans cette hypothèse, qui correspond à une impossibilité d’obtenir justice, le droit néerlandais dispense de la recherche d’un lien, estimant que le déni de justice se suffit à lui-même483. Enfin, certains auteurs estiment que l’applicabilité de la loi du for pourrait constituer un lien de rattachement suffisant, mais aucune décision n’accrédite encore cette idée484.

477 CA Gravenhage, 21 décembre 2006, NJF 2006, 154.

478 Cass.soc., 25 janv. 2005, n° 04-41012, JDI, 2005, n° 4, note L. CORBION ; RCDIP, 2005, n° 3, p. 477, note I. PINGEL ; D., 2005, n° 23, p. 1540, note F. VIANGALLI.

479 Tribunal de première instance d’Arnhem, 1er déc. 2004, NIPR 2005, 223, n° 161. 480 Tribunal de première instance de Rotterdam, 4 juin 2003, NIPR 2004, 254, n° 158. 481 Affaire Comilog, v. infra, n° 264.

482 Cass. 1re ch. Civ., 1er févr. 2005, n° 01-13742 et n° 02-15237, préc. note 473. 483 V. RÉTORNAZ et B. VOLDERS, préc., note 472.

2. Une typologie des fors de nécessité

252. Deux auteurs proposent de distinguer le recours par les tribunaux à la notion

de déni de justice en fonction du but qui lui est assigné485. Il faudrait alors dissocier le for de nécessité accidentel du for de nécessité structurel. Le premier « regroupe toutes les situations où l’éviction des règles de conflit de juridiction ordinaires provient d’une anomalie isolée »486, ce qui est le cas par exemple de la force majeure – tel un conflit armé —, d’un conflit négatif de juridictions – assez rare en pratique – ou d’une incompatibilité des systèmes juridiques – cas d’un État qui ne reconnaît pas une institution comme le divorce487. Le second « naît de l’appréciation portée par les acteurs d’un ordre juridique sur un autre ordre juridique ». Le for de nécessité structurel vise alors à « éviter telle ou telle juridiction ». Cette variante est par conséquent beaucoup plus sujette à critiques que la première. Il peut s’agir, par exemple, d’une préoccupation liée au droit à un procès équitable : le risque que la décision de justice rendue ne soit pas impartiale488 ou résulte d’une procédure trop longue489 a été admis par les tribunaux. Les coûts liés à la justice pourraient également convaincre les juges saisis de l’utilité de se reconnaître compétents, même si, seul, cet argument ne semble pas suffisant490. Enfin, plus critiquable selon les auteurs, car plus facilement manipulable, est l’hypothèse du recours au déni de justice à des fins de politique législative. La compétence fondée sur le for de nécessité n’est alors « plus dictée par la résolution d’un cas concret, mais par le droit national lui-même, indépendamment des circonstances du cas d’espèce ». Les auteurs citent une décision rendue par le Tribunal fédéral de Zurich le 15 décembre 2005 en matière d’injonction de payer à un ressortissant étranger. Mais, plus proche du sujet, pourrait correspondre à cette catégorie l’arrêt Moukarim rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 10 mai 2006491. Derrière une préoccupation affichée de lutter contre l’esclavage domestique, au nom du respect

485 V. RÉTORNAZ et B. VOLDERS, préc., note 472. 486 Id.

487 CA Gravenhage, 21 déc. 2006, préc., note 477.

488 Tribunal d’Amsterdam, 5 janvier 1996, NIPR 1996. 223 à 224, n° 145. 489 Tribunal Fédéral suisse, 5 mars 1991, SJ 1991, 457, p. 464.

490 Lubbe and Others, préc., note 475.

491 Cass.soc., 10 mai 2006, n° 03-46593, v. infra, n° 694.

de l’ordre public international français, se trouve la volonté d’éviter un déni de justice à la requérante, de nationalité nigériane. Mais, à la différence de la définition proposée, en l’espèce, les juges ont bien pris en compte les circonstances de l’affaire et ne s’en sont pas remis à une simple analyse de politique législative in

abstracto.

253. Toujours est-il que, sauf cas particulier comme celui de la force majeure, les

conflits opposant les travailleurs d’entreprises transnationales à ces dernières semblent davantage relever de la seconde catégorie proposée que de la première. En effet, le plus souvent, ce n’est pas l’existence d’une autorité qui fait défaut, c’est la possibilité pour celle-ci d’imposer au véritable décideur un comportement voire une sanction afin de réparer un préjudice subi sous sa juridiction. Or, de ce point de vue, il semble que le recours au déni de justice par les tribunaux soit encore timide492.

254. Les règles de compétence internationale des juridictions adoptées dans

plusieurs législations abritant les sièges sociaux de nombreuses sociétés pilotes d’entreprises transnationales permettent donc, que ce soit par le critère du domicile, ou celui de l’activité et de la faute, de saisir les tribunaux de ces États. En ce sens, il paraît juste de dire que les travailleurs bénéficient aujourd’hui, en théorie, de diverses voies afin de porter plainte. Mais en réalité, les conditions exigées par les législations nationales ou supranationales afin de pouvoir mobiliser ces critères sont souvent strictes. Systématiquement, et ce n’est pas une originalité due à l’aspect international du contentieux, les demandeurs doivent exciper d’un lien minimal entre leur demande et la personne assignée. Et, a priori, ce lien est difficile à établir : un salarié qui n’a jamais travaillé dans l’État A, pour un employeur domicilié dans un État B et pour lequel il sera peut-être délicat d’identifier une activité ou une faute commise dans l’État A, commencera à avoir du mal à convaincre les tribunaux de leur compétence. En dépit d’un choix de juridictions apparemment favorable, ce sont les conditions d’accès à ces juridictions qui restent défavorables aux travailleurs des entreprises transnationales.

492 V. infra, n° 264.

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Section 2. Des conditions d’accès à la juridiction en réalité défavorables aux

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