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Les fors alternatifs

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Section 1. Un choix de juridiction en apparence favorable aux travailleurs 196 Plusieurs critères de compétence juridictionnelle peuvent permettre au salarié

A. Les fors alternatifs

228. L’activité menée par la société visée (1) ou la faute qu’elle aurait commise (2)

peuvent constituer deux critères alternatifs à celui du domicile pour fonder la compétence internationale des tribunaux.

1. Le critère de l’activité commerciale menée dans l’État

229. L’activité commerciale est un chef de compétence qui existe en pays de droit

civil (a) aussi bien qu’en common law (b).

a. En pays de droit civil

230. L’Europe (i), le Québec (ii) et le Japon (iii) admettent la compétence

internationale de leurs juridictions à l’égard de sociétés dont une partie des activités se déroule sur leur territoire.

i. En Europe

231. Le Règlement Bruxelles 1 bis prévoit, en son article 7, paragraphe 5, la

possibilité d’attraire une société ayant son domicile sur le territoire d’un État membre devant les juridictions d’un autre État membre « s’il s’agit d’une contestation relative à l’exploitation d’une succursale, d’une agence ou de tout autre établissement ». La juridiction du lieu de leur situation sera alors compétente. Présent depuis la Convention de Bruxelles de 1968, ce critère renvoie à l’hypothèse connue des 228

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« gares principales »449. De même, concernant les relations individuelles de travail, l’article 20 par. 2 du Règlement B1Bis dispose que :

« Lorsqu’un travailleur conclut un contrat individuel de travail avec un employeur qui n’est pas domicilié dans un État membre, mais possède une succursale, une agence ou tout autre établissement dans un État membre, l’employeur est considéré, pour les contestations relatives à leur exploitation, comme ayant son domicile dans cet État membre ».

232. L’activité déployée par l’employeur dans un des États membres dans lequel

il n’a pourtant pas son domicile peut ainsi être considérée comme étant son domicile afin de fonder la compétence des tribunaux. Les notions employées par le Règlement font l’objet d’une interprétation autonome de la part de la Cour de justice de l’Union européenne. La succursale, l’agence et l’établissement visés par le texte revêtent une définition homogène pour les juges européens. Il doit s’agir d’un établissement dépendant de la maison-mère et qui en constitue un « prolongement décentralisé »450. Dans un contexte relatif à la rupture d’un contrat de travail, une ambassade a ainsi été qualifiée d’établissement dans la mesure où elle peut être « assimilée à un centre d’opérations qui se manifeste d’une façon durable vers l’extérieur »451. Une filiale, succursale ou toute autre structure répondant à ces éléments de définition, même en l’absence de la personnalité morale, devrait donc recevoir la qualification d’« établissement » et justifier la compétence internationale des tribunaux. L’avantage pour les travailleurs d’une entreprise transnationale est donc de pouvoir attraire devant une juridiction un défendeur pour la raison qu’il déploie sur ce territoire un certain nombre d’activités, même réduites.

449 C. KESSEDJIAN, préc., note 26, p. 162.

450 CJCE, 6 oct. 1976, De Bloos, aff. 14/76 ; 22 nov. 1978, Somafer, aff. 33/78 ; 18 mars 1981, Blanckaert et Willems, aff. 139/80 ; 9 déc. 1987, SAR Schotte c. Parfums Rotschild, aff. 218/86 ; 6 avr. 1995, Lloyd’s Register of Shipping c. Société Campenon Bernard, aff. C-439/93. V. H. GAUDEMET-TALLON, préc., note 410, par. 226 et suiv.

451 CJUE, 19 juill. 2012, Ahmed Mahamdia c. République Algérienne, aff. C-154/11.

ii. Au Québec

233. Le deuxième critère de compétence internationale prévu à l’article 3148 du

Code civil du Québec permet de saisir le juge pour des faits reprochés à une société qui n’est pas domiciliée au Québec. Cette société doit avoir au moins un établissement dans cette province. De façon assez proche du droit de l’UE, la notion d’établissement est factuelle et non pas juridique. La Cour d’appel du Québec la définit comme « [l] » endroit où une entreprise est exploitée, soit un lieu physique offrant une certaine stabilité […] »452. Cet établissement doit appartenir à l’entreprise visée. La société immatriculée au Delaware possède un établissement au Québec dès lors que son directeur principal travaillait à Dorval et qu’elle possédait un entrepôt dans la province453. De la même façon qu’en Europe, le lien exigé est donc assez lâche.

iii. Au Japon

234. La compétence internationale des juridictions japonaises peut être justifiée

par l’exercice d’une activité commerciale continue au Japon, y compris si elle est menée par une société n’ayant pas son siège social dans ce pays454. L’interrogation suscitée par cette nouvelle disposition est de déterminer avec précision les contours de la présence commerciale « continue » de la société sur le sol japonais, en l’absence d’éléments de définition donnés par la réforme de 2011.

235. La common law connaît également ce chef de compétence. Un exemple

particulièrement significatif est le critère du doing business aux États-Unis, dont l’utilisation revêt une importance significative dans la politique économique américaine caractérisée par son expansionnisme.

452 Interinvest (Bermuda) Ltd. c. Herzog, 2009 QCCA 1428, J.E. 2009-1451, EYB 2009-161934 (C.A.). 453 Royal & Sun Alliance Insurance c. Despec Supplies Inc., J.E. 2004-288, EYB 2003-51617 (C.S.).

454 Loi n° 36 du 2 mai 2011 portant sur la réforme partielle du Code de procédure civile et de la loi sur les

mesures provisoires, art. 3-3, v). 233

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b. Le critère du doing business aux États-Unis

236. De nombreux critères traditionnels de compétence peuvent justifier la

compétence générale des juridictions américaines455. Parmi eux, les critères fondés sur les contacts permanents et répétés établis entre le défendeur et l’État du for tels que la théorie du doing business ou des techniques permettant d’attraire une société d’un groupe devant le juge américain en qualité de codéfendeur avec une autre société – typiquement mère-fille : théories dites de l’alter ego, piercing the corporate

veil, agency theory, etc456. Ces critères ont pour point commun de prendre en compte l’activité de la société défenderesse sur le territoire des États-Unis sans que celle-ci n’y ait nécessairement élu domicile.

237. Hormis l’activité, c’est aussi le lieu où aurait éventuellement été commise une

faute par la société défenderesse qui peut servir de fondement. Un conseil d’administration ou une assemblée générale d’actionnaires, réunis dans un autre pays que celui où la société est immatriculée, et qui prend une décision affectant, en bout de chaîne, des travailleurs, pourrait par exemple localiser un nouveau for disponible.

2. Le critère de la faute commise sur le territoire de l’État

238. Plusieurs ordres juridiques dotent leurs tribunaux d’une compétence sur le

fondement délictuel. C’est le cas aussi bien en Europe (1) qu’en dehors (2).

a. En Europe

239. Le Règlement Bruxelles I bis (i) ainsi que le droit anglais (ii) envisagent la

compétence internationale de leurs juridictions en cas de faute commise sur leur territoire.

455 Agnès MIRANDES, La compétence inter-étatique et internationale des tribunaux en droit des États-Unis, Paris, Économica, 2002, no 211 et suiv.

456 Id., n° 283 et suiv.

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i. Règlement Bruxelles 1 bis

240. L’Article 7 paragraphe 2 du Règlement Bruxelles 1 bis admet la possibilité

d’attraire un défendeur domicilié sur le territoire d’un État membre devant les juridictions d’un autre État membre, « en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ». La matière délictuelle est entendue le plus largement possible par la Cour de justice puisque celle-ci y voit « toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité du défendeur, et qui ne se rattache pas à la matière contractuelle au sens de l’article 5-1° »457. De plus, la Cour a assez rapidement étendu la lettre du texte, qui s’en tient au lieu de survenance du dommage et au lieu de réalisation du fait générateur. Selon les juges européens :

« L’expression “lieu où le fait dommageable s’est produit” doit être entendue en ce sens qu’elle vise à la fois le lieu où le dommage est survenu et le lieu de l’évènement causal. Il en résulte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal soit du lieu où le dommage est survenu, soit du lieu de l’évènement causal qui est à l’origine de ce dommage. »458

241. Les juges laissent donc au demandeur une option de compétence : saisir les

juridictions du lieu où il a subi le préjudice, ou les juridictions du lieu où le fait générateur du dommage est survenu.

ii. En droit anglais

242. L’article 3.1 (9) du Practice Direction 6B – Service out of the jurisdiction,

indique que :

« (9) Une action en responsabilité délictuelle est faite lorsque — a) des dommages ont été subis ou le seront dans la juridiction ; ou

b) les dommages qui ont été ou seront subis résultent d’un acte commis, ou susceptible d’être commis, dans la juridiction. »

457 CJCE, 27 sept. 1988, Kalfelis, aff. 189/87.

458 CJCE, 30 nov. 1976, Mines de potasse d’Alsace, aff. 21/76. V. H. GAUDEMET-TALLON, préc., note 424, par. 215 et suiv.

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243. Ce dispositif prévoit la situation dans laquelle un dommage survenu à

l’étranger trouve en partie sa raison d’être dans un acte adopté sur le territoire anglais459. Selon l’arrêt de Cour d’appel Metall und Rohstoff460, il n’est pas nécessaire que tous les actes dénoncés aient eu lieu en Angleterre. Il est donc envisageable, pour les salariés d’une entreprise domiciliée en-dehors de l’Union européenne, de saisir les juridictions anglaises arguant que le dommage subi trouve, même en partie, sa raison d’être, dans une décision prise en Angleterre, qu’il s’agisse du pays de situation du domicile de la société visée ou non.

b. Dans les provinces canadiennes de common law

244. En 1994, la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada, dont le but,

depuis 1918, est de proposer des réformes législatives uniformes pour l’ensemble du pays, adoptait sa Loi sur la compétence des tribunaux et le renvoi des

instances461. Comme son nom l’indique, l’objectif était de fournir aux provinces un

texte de référence pour réformer les règles de compétence judiciaire de façon à simplifier le transport des décisions de justice. Il fut repris par la Colombie- Britannique462, la Nouvelle-Écosse463, le Saskatchewan464 et le Yukon465. Aussi l’étude de cette loi permet-elle d’étudier en même temps ces cinq provinces. Au paragraphe 10, relatif au « lien réel et substantiel » exigé entre la plainte et le for saisi, la « Loi » crée plusieurs présomptions de compétence dans douze hypothèses différentes. Parmi elles, une seule semble utile dans un litige impliquant une entreprise transnationale. Selon l’article 10, g) : « l’instance porte sur un délit civil commis dans [province ou territoire qui adopte la Loi] ». La même possibilité est

459 J. J. FAWCETT, J. M. CARRUTHERS, P. M. NORTH et P. M. NORTH, préc., note 437, p. 387. 460 Metall und Rohstoff AG v. Donaldson Lufkin and Jenrette Inc [1990] 1 QB 391.

461 V. Stephen G. A. PITEL et Nicholas S. RAFFERTY, Conflict of laws, coll. Essentials of Canadian law, Toronto, Irwin Law, 2010, p. 112 et Frédérique SABOURIN, « L’harmonisation des lois provinciales et territoriales canadiennes et le droit civil québécois », RDUS, 2013, Vol. 43, pp. 511 – 560.

462 Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act, S.B.C. 2003, c. 28. 463 Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act, S.N.S. 2003, c. 2. 464 Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act, S.S. 1997, c. C-41.1. 465 Court Jurisdiction and Proceedings Transfer Act, S.Y. 2000, c. 7.

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offerte au juge ontarien466 et albertain467. En application de cette disposition, il serait envisageable de voir un salarié saisir le juge de l’une de ces provinces pour un délit civil commis sur leur territoire dont le dommage subséquent se serait produit dans le pays d’exécution du contrat de travail.

245. Des législations similaires existent au Québec468 ou bien encore au Japon469, preuve que cette possibilité est aujourd’hui présente dans de nombreux systèmes juridiques.

246. Dans l’hypothèse où l’ensemble de ces fors alternatifs ne permettrait pas aux

travailleurs d’une entreprise transnationale d’obtenir réparation – ce qui sera vraisemblablement le cas, nous le verrons, en raison des conditions d’accès à la juridiction – une dernière solution existe : il s’agit du for de nécessité en cas de déni de justice.

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