• Aucun résultat trouvé

Les difficultés posées dans le cadre d’un chef de compétence spéciale 279 Les critères de l’activité (1) et de la faute (2) ont tous deux un champ

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Section 2. Des conditions d’accès à la juridiction en réalité défavorables aux travailleurs

B. Les difficultés posées dans le cadre d’un chef de compétence spéciale 279 Les critères de l’activité (1) et de la faute (2) ont tous deux un champ

d’application limité.

1. Le champ d’application limité du critère de l’activité

280. Deux limites viennent ternir la portée du critère de l’activité menée par la

société : la première, d’ordre géographique, impose la présence du domicile de la société sur le territoire de l’État du for saisi ou d’un État membre de l’Union européenne ou des États-Unis ; la seconde, d’ordre fonctionnel, impose que le différend concerne l’exploitation de l’établissement visé, à l’exclusion de la société avec laquelle le salarié entretiendrait une relation de travail.

281. C’est le cas en droit de l’Union européenne. L’article 7 du Règlement B1 bis

précise bien que seule une personne domiciliée dans un État membre peut être attraite devant les juridictions d’un autre État membre, ce qui exclut la possibilité d’attraire devant des tribunaux européens une société domiciliée dans un État tiers. Par ailleurs, l’arrêt Somafer précise qu’il doit s’agir de litiges « relatifs aux engagements pris par le centre d’opérations […] au nom de la maison-mère […] ainsi que les litiges relatifs aux obligations non contractuelles qui trouveraient leur origine dans les activités que la succursale, agence ou tout autre établissement […] a assumées au lieu où il est établi pour le compte de la maison-mère »549. Cette hypothèse ne correspond pas vraiment aux relations de travail nouées dans l’entreprise transnationale.

282. Au Québec, la mise en œuvre du critère fondé sur l’activité est également

subordonnée à une contestation relative à l’activité menée sur le territoire provincial, et non à l’étranger. C’est ce que semble suggérer la Cour supérieure selon laquelle « Le Tribunal est d’avis que, en édictant un double critère à l’article 3148 C.c.Q., le législateur n’a pas voulu lier l’activité à l’établissement, mais a voulu lier l’activité à la cause de la contestation entre les parties »550. La Cour d’appel estime qu’« une

549 CJCE, Somafer, préc., note 450.

550 Rosdev Investments Inc. c. Allstate Ins. co. of Canada, 1994, R.J.Q. 2966, p. 2969, REJB 1994-28904 (C.S.), confirmée par la Cour d’appel en 2009 dans l’affaire Interinvest précitée. Marie-Louise DELISLE,

279

280

281

personne morale étrangère ayant un établissement au Québec peut y être poursuivie si le litige est relatif à son activité au Québec, même si les décisions relatives à cette activité n’ont pas été prises par l’établissement au Québec »551. Comme le suggère le professeur Goldstein, l’enjeu est d’éviter d’être en présence d’un critère exorbitant de compétence, grâce auquel la seule présence de biens au Québec déclencherait ipso facto la compétence du juge québécois552. Il appartient donc aux demandeurs de prouver que les décisions prises par le défendeur ont un lien avec leurs prétentions. Ainsi, le fait qu’une société australienne dispose d’un établissement au Québec dont la seule activité était liée à l’exploitation d’une mine au Congo n’est pas en soi un lien suffisant avec les accusations de complicité de crimes de guerre prétendument survenus dans cette mine553. La jurisprudence exige, en plus, que la présence d’un établissement au Québec ait lieu a minima au moment des faits générateurs du dommage allégué. Cela signifie donc que la même société australienne qui ouvre un établissement au Québec en 2005 n’entre pas dans les conditions exigées dès lors que les faits allégués remontent à l’année 2004554.

283. Enfin, aux États-Unis, il faut, depuis les décisions Goodyear et Daimler

rendues par la Cour suprême respectivement en 2011 et en 2014555, établir que les sociétés disposent de leur domicile aux États-Unis. Dans une affaire où une organisation non gouvernementale sri-lankaise soulevait régulièrement des fonds

« Commentaire sur la décision Interinvest (Bermuda) Ltd. c. Herzog. La Cour d’appel confirme de nouveau l’interprétation libérale des facteurs de rattachement en droit international privé québécois », Repères, 2009, EYB 2009 REP 882.

551 Interinvest (Bermuda), préc.

552 G. GOLDSTEIN (dir.), préc., note 414, p. 192 et suiv.

553 Anvil Mining Ltd. c. Association canadienne contre l’impunité, 2011 QCCS 1966, J.E. 2011-944, EYB 2011- 189821, Nicholas J. KRNJEVIC, « Commentaire sur la décision Anvil Mining Ltd. c. Association canadienne contre l’impunité », Repères, 2013, EYB 2013 REP 1306. Pour un résumé des faits et de la procédure dans cette affaire, v. Gwynne SKINNER, Robert MCCORQUODALE et Olivier DE SCHUTTER, Le troisième pilier : l’accès à la justice dans le cadre des atteintes aux droits de l’homme commises par les entreprises multinationales, ICAR ; CORE ; ECCJ, 2013, p. 99 – 102.

554 Id. Il est également possible de porter son regard au-delà des systèmes juridiques occidentaux pour constater que, au Japon, la loi de 2011 circonscrit les actions aux litiges concernant les activités menées par la société sur le territoire japonais, et n’ouvre pas droit à la compétence générale du juge japonais, V. Yoshiaki NOMURA, « Activity-based jurisdiction of Japanese Courts - A bold but unnecessary departure », JYIL, 2012, Vol. 55, pp. 263 – 286 ; B. ELBATI et D. YOKOMIZO, préc., note 469.

555 V. supra, n° 274.

dans le New Jersey depuis son bureau local afin de financer des actions terroristes à l’étranger, les juges de district se déclarèrent incompétents en raison de l’absence du domicile de l’ONG sur le territoire de l’État concerné556. Auparavant, de tels faits auraient sans doute justifié la compétence du juge américain. Par conséquent, le

doing business à l’américaine, en l’état actuel de la jurisprudence de la Cour

suprême, semble ne plus pouvoir être d’une grande utilité pour les actions menées à l’encontre de sociétés qui ne sont pas incorporées aux États-Unis d’Amérique557.

284. Une même analyse peut être portée pour le critère de la faute.

2. Le champ d’application limité du critère de la faute

285. De la même façon que pour le critère de l’activité, il existe des limites au

champ d’application territorial de la compétence internationale des tribunaux fondée sur le critère de la faute. Le Règlement Bruxelles I bis qui, pour rappel, reçoit une application prioritaire par les juges des États membres sur leur propre droit national, exige ainsi que la société défenderesse ait élu domicile dans l’Union européenne (article 7). Invoquer la compétence du juge français pour une décision prise sur le territoire français, mais par une société domiciliée dans un État tiers à l’UE sera donc irrecevable.

286. Le droit anglais est encore plus exigeant. Non seulement la jurisprudence Al-

Adsani semble exiger que la victime ait un lien important avec le territoire anglais,

en l’espèce sa résidence558, mais il faudra, en plus, à l’aide de preuves écrites, démontrer que le demandeur a intérêt à ce qu’une question de droit ou de faits trouve

556 Krishanti v. Rajaratnam, No. 2:09-CV-05395 JLL, 2014 WL 1669873. V. G. SKINNER, préc., note 528, note de bas de page n° 192.

557 Pour le Professeur Fernández Arroyo, « La notion de doing business développée par la jurisprudence nord- américaine prétend justifier l’exercice de la compétence sur des entreprises qui exercent une activité commerciale rattachée au for mais, à ce jour, il est presque impossible de prédire dans la pratique si un tribunal nord-américain va se considérer comme compétent ou non », Diego P. Fernández ARROYO, « Compétence exclusive et compétence exorbitante dans les relations privées internationales », RCADI, 2006, Vol. 323, pp. 9 – 260, par. 134.

558 Al-Adsani v. Government of Kuwait (n° 2), (1996) 107 ILR 536. La victime, de nationalité koweïtienne, avait fait l’objet de tortures dans son pays d’origine par les autorités locales. À son arrivée en Grande-Bretagne, elle décida de saisir la justice anglaise contre ses tortionnaires. La Cour d’appel accueillit sa demande, arguant du fait qu’il continuait à subir les dommages physiques et mentaux sur le territoire anglais. Partant, il semble que l’hypothèse d’un salarié qui n’établit pas résidence en Angleterre soit moins appropriée.

284

285

réponse devant le juge anglais. Alors que la première étape vise à établir un lien entre la plainte et le for, cette étape consistera à juger si le fond de l’affaire mérite d’être tranché. Enfin, si les deux premières conditions sont réunies, le tribunal saisi

pourra, plutôt que devra, retenir sa compétence. Il appartiendra encore au plaignant

d’établir que l’Angleterre est « clairement » le lieu le plus approprié où agir – « forum

conveniens »559. Les critères ont été définis par la Chambre des Lords dans l’arrêt

Spiliada en 1986560. Le principe de base, selon les mots de Lord Goff, est d’identifier le for où l’intérêt des parties et de la justice sera le mieux assuré. Pour cela, toutes les circonstances de l’affaire doivent être prises en compte. Il n’y a pas de règle générale. Ainsi, la nature du contentieux, les enjeux pratiques et juridiques, la disponibilité des témoins et des preuves, la loi applicable, le lieu du dommage, les dépenses, le fait que le for naturellement compétent refuse d’entendre la plainte, le critère du Paragraphe 3.1 du Practice Direction 6B auquel a eu recours le demandeur, etc. Tout devra être pris en compte. Or, dans le type de contentieux envisagé, il est plus évident de voir l’ensemble de ces facteurs pointer du doigt le lieu d’exécution du contrat de travail plutôt que l’Angleterre. Comme le concluait l’International Law Association dans un rapport sur le sujet :

« Dans le contexte actuel, il est également clair qu’une évaluation de ces facteurs, dans la grande majorité des cas, conduira à la conclusion que l’instance avec laquelle l’action a son lien le plus étroit et le plus réel est l’instance dans laquelle les actes dénoncés, qui constitueraient une violation grave des droits de l’homme, a eu lieu. Les témoins concernés seront (généralement) là ; les documents pertinents (le cas échéant) seront là ; et la loi applicable sera presque certainement (en appliquant les règles de choix de la loi en anglais) la loi du forum étranger. »561

287. Ainsi, le recours aux règles anglaises de conflit de juridictions risque fort de

renvoyer le requérant à son juge d’origine. Le même constat peut être dressé en dehors du territoire communautaire.

559 L. USUNIER, préc., note 123, par. 149 et suiv.

560 Spiliada Maritime Corp v Cansulex Ltd, [1986] UKHL 10, J. J. FAWCETT, J. M. CARRUTHERS, P. M. NORTH et P. M. NORTH, préc., note 512, p. 399 et suiv.

561 INTERNATIONAL LAW ASSOCIATION HUMAN RIGHTS COMMITTEE, préc., note 522, p. 146.

288. Au Québec, le législateur a libéralisé la compétence internationale du juge en

n’exigeant plus que l’ensemble des éléments fautifs se situe sur le territoire québécois562. Pour autant, la Cour supérieure exige que pour caractériser l’existence d’une faute par omission, il faille prouver que l’obligation devait être exécutée au Québec563. Et quant à une faute par action, la difficulté résidera dans la localisation du lieu de la faute et du fait dommageable. Aucune affaire ne semble avoir surgi jusqu’à présent sur le fondement de l’article 3148 dans des affaires proches du sujet. Par ailleurs, la Cour suprême du Canada exige depuis relativement longtemps qu’en vue d’établir un délit de négligence à des fins juridictionnelles, la faute commise soit présumée s’être produite là où le défendeur savait ou aurait dû savoir que son acte allait provoquer un préjudice564, ce qui, dans la plupart des hypothèses, renvoie au lieu du dommage, de la même façon qu’en droit anglais. La province de l’Ontario admettait, depuis 1990, que ses tribunaux soient compétents lorsque le dommage constaté trouve sa raison d’être à l’étranger, ce qui aurait pu être pertinent pour les travailleurs d’une entreprise transnationale. Mais ce dispositif a été abrogé en 2013565.

289. Lorsque ce n’est pas l’établissement d’un lien entre l’affaire et le for qui fait

défaut, la plainte peut encore être rejetée sur le fondement du forum non

conveniens.

Paragraphe 2. L’absence d’un for plus approprié

290. Le forum non conveniens désigne « le pouvoir qui est reconnu au juge de

refuser de connaître d’un litige dont il est saisi et qui relève par ailleurs de son pouvoir juridictionnel, dès lors qu’il estime qu’il serait plus opportun que la controverse soit tranchée à l’étranger par d’autres tribunaux également

562 C. EMANUELLI, préc., note 468, par. 194.

563 Taiko Trucking c. SLT Express Way Inc., 2013 QCCS 75, SOQUIJ AZ-50928517, 2013EXP-818, J.E. 2013 443, EYB 2013-216809.

564 Moran v. Pyle National (Canada) Ltd. [1977], 1 S.C.R. 393, par. 409. V. S. G. A. PITEL et N. S. RAFFERTY, préc., note 461, p. 77.

565 O. Reg. 231/13, adoptée le 30 juillet 2013.

288

289

compétents »566. Cette doctrine a été utilisée à de nombreuses reprises par les juridictions de common law dans des contentieux impliquant des entreprises transnationales. En tant que technique qui relève de la discrétion des juges567, en dépit de l’obligation de respecter un certain nombre de conditions, cette doctrine a pu être manipulée afin d’évincer les demandes venant de travailleurs de sociétés filiales et sous-traitantes étrangères. Elle recèle ainsi une dimension éminemment politique. Pour en saisir les enjeux, il faut d’abord revenir sur une présentation du

forum non conveniens (A), avant d’identifier ses incidences, potentielles ou avérées,

sur l’accès à la justice des travailleurs (B).

Outline

Documents relatifs