INTRODUCTION GÉNÉRALE
Section 3. Le contexte de l’étude
A. Une importance inédite de la fonction judiciaire dans un espace mondialisé 45 Dans un essai particulièrement instructif, le professeur Duncan Kennedy
convainc de l’existence de trois étapes dans ce qu’il appelle « la globalisation du
85 John Gerard RUGGIE, Just business: multinational corporations and human rights, First edition, coll. Amnesty international global ethics series, New York, W. W. Norton & Company, 2013, pp. 20 — 21. 86 Id., p. 23.
87 Jean-Philippe ROBÉ, Antoine LYON-CAEN et Stéphane VERNAC (dir.), Multinationals and the constitutionalization of the world power system, coll. Globalization: law and policy, Milton Park, Abingdon, Oxon ; New York, NY, Routledge, 2016.
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droit et de la pensée juridique »88. La première – qui irait de 1850 à 1914 – se singulariserait par un droit vu comme étant un système cohérent fondé sur trois traits distinctifs : une séparation radicale du droit privé et du droit public, un individualisme et une interprétation formellement déductive89. Dans se schéma, c’est le professeur de droit qui fait figure d’autorité centrale90. La seconde – de 1900 à 1968 – se démarquerait par sa critique farouche de la première globalisation, jugée trop individualiste et formaliste. D’où l’émergence de doctrines « sociales » du droit et l’adoption de législations sociales91. Dans ce contexte, c’était le législateur qui devenait le personnage principal du droit. Enfin, la troisième étape, qui commence à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui perdure aujourd’hui, se distinguerait par une confrontation des deux premières étapes : un droit considéré comme étant un tout faisant système, cohérent et réductible à une interprétation déductive opposé à une conception critique du droit, qui le réintègre dans son contexte social92. Les droits de l’Homme joueraient aujourd’hui le rôle qu’avaient les droits privés dans le raisonnement classique et les droits sociaux lors de la deuxième globalisation. C’est alors le juge qui devient le pivot de la réalisation du droit93. L’importance grandissante du test de proportionnalité en est sûrement une des illustrations contemporaines les plus évidentes94.
46. Mais l’influence du juge dans la mondialisation ne se mesure pas seulement
à sa dimension historique. Elle se fait également ressentir dans l’espace. C’est un
88 Duncan KENNEDY, « Three Globalizations of Law and Legal Thought : 1850 - 2000 », dans David M. TRUBEK et Alvaro SANTOS (dir.), The new law and economic development: a critical appraisal, Cambridge ; New York, Cambridge University Press, 2006, pp. 19 – 73.
89 Id., p. 25. 90 Id., p. 27. 91 Id., p. 37. 92 Id., p. 63.
93 Id., p. 65. V. aussi Julie ALLARD et Antoine GARAPON, Les juges dans la mondialisation: la nouvelle révolution du droit, coll. La république des idées, Paris, Seuil, 2005. La doctrine travailliste a tôt fait ce constat : v. Isabelle DAUGAREILH (dir.), Mondialisation, travail et droits fondamentaux, Bruxelles, Bruylant ; L.G.D.J, 2005, p. XXXIII ; Gilles TRUDEAU, « Du législateur au juge : chronique d’une passation limitée des pouvoirs sur fond de mondialisation économique », dans Marie-Ange MOREAU, Horatia MUIR WATT et Pierre RODIÈRE (dir.), Justice et mondialisation en droit du travail : du rôle du juge aux conflits alternatifs, coll. Thèmes et commentaires, Paris, Dalloz, 2010, pp. 51 - 64.
94 V., pour le cas français, Philippe JESTAZ, Jean-Pierre MARGUÉNAUD et Christophe JAMIN, « Révolution tranquille à la Cour de cassation », D., 2014, n° 36, pp. 2061 – 2070 ; Hugues FULCHIRON, « Le contrôle de proportionnalité: questions de méthode », D., 2017, n° 12, pp. 656 – 662.
élément peu mis en avant par les juristes95 mais l’étendue de la compétence judiciaire révèle en même temps qu’elle construit les conceptions sociales dominantes de l’espace. Paul Berman l’explique très bien dans son ouvrage Global
Legal Pluralism : A Jurisprudence of Law beyond Borders96. Selon lui, l’exercice de
sa compétence par un juge n’a pas qu’un effet normatif. Il en a au moins deux autres : il redessine les contours de l’espace social et les frontières de la communauté à laquelle il appartient et dont il protège les intérêts.
47. La représentation de l’espace social dépend en effet du contexte historique
et culturel dans lequel elle s’inscrit. Paul Berman illustre cette affirmation avec le cas américain. Il rappelle qu’en 1877, date à laquelle la Cour suprême rendait sa décision Pennoyer vs. Neff97, selon laquelle les juridictions nationales avaient uniquement compétence pour les faits localisés sur leur territoire, les villes américaines entretenaient extrêmement peu de relations les unes avec les autres. Cet état de fait et donc, du droit, a évolué au cours du XXe siècle. Au fur et à mesure que les moyens de communication se sont développés, et que les échanges au sein des États-Unis se sont multipliés, la même Cour suprême a progressivement habilité les juges à exercer une compétence extraterritoriale98. Par analogie, les règles de compétence internationale des tribunaux, que nous analyserons en détail plus loin, marquent encore une conception extrêmement territorialisée de l’espace qui ne correspond plus aux évolutions économiques et sociales de ces dernières décennies. Jamais les citoyens consommateurs et travailleurs de pays séparés par des milliers de kilomètres n’ont été aussi proches par la production et la mise en circulation globale de produits et services. Cela suggère que le rapport qu’entretiennent les individus à leur espace est très certainement en plein bouleversement. Les ultimes formes de travail dites numériques telles que le
crowdworking en sont la dernière manifestation : un « consommateur » situé en
95 V. cependant GLOBAL PRODUCTION WORKING GROUP, « The role of law in global value chains : a research manifesto », Lond. Rev. Int. Law, 2016, Vol. 4, n° 1, pp. 57 – 79.
96 Paul Schiff BERMAN, Global legal pluralism: a jurisprudence of law beyond borders, Cambridge ; New York, Cambridge University Press, 2012, pp. 195 – 243 : « The changing terrain of jurisdiction ».
97 Pennoyer vs. Neff, 95 U.S. 714 (1877).
98 Notamment avec l’arrêt International Shoe Co. v. Washington, 326 U.S. 310 (1945), v. infra, n° 273.
France demande via une application à un travailleur situé à Lima de traduire un article du français à l’espagnol…
48. L’exercice de la compétence internationale des juridictions a donc une
signification politique, dans le sens premier du terme : il dresse les murs de la cité et, par voie de conséquence, en désigne les citoyens. On entrevoit ici la dimension normative de la compétence universelle. Dans un contexte de globalisation des échanges, l’exercice de la compétence judiciaire peut donner une sensation de contrôle sur ce qui paraît, justement, hors de contrôle : la mondialisation. La compétence universelle du juge en droit du travail est donc plus qu’une simple technique. Elle est aussi un moyen de domestiquer la mondialisation, d’y remettre de l’ordre, moins pour des raisons religieuses comme cela pouvait être le cas à l’époque de l’école du droit naturel et des gens que pour des raisons politiques.