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MÉTHODES QUALITATIVES

5.3.3 La recherche du confort : la trajectoire d’une sans-ami-e

Plus tard je constate que mes premiers lieux d’observation dans le CO3 (les bancs sous les arbres, le toit de l’aula et les radiateurs à l’intérieur) correspondaient à ceux occupés par les premières années, d’après Tatiana, une ancienne élève rencontrée le 3 septembre 2013 du CO3 : « Les 9e vont sous les arbres, les perdus qui veulent pas qu'on les embête vont sur le toit de l'aula, les paumés restent dans le couloir ». Ensuite, je constate que mes espaces de prédilection deviennent ceux des petits groupes de filles. Le choix de mes espaces renvoie à mon identité et à mes marqueurs identitaires qui n’échappent pas aux autres usager-ères. En entretien, Mathéo analyse mes choix :

Mathéo : Vous êtes venue vous asseoir là parce qu’ici on va pas venir vous embêter, on vous laisse tranquille. Si par contre vous allez à d’autres endroits, par exemple là (montre l’espace central), on va pas arrêter de vous parler, ou alors ils vont vous draguer.

Extrait de carnet, 6 mai 2014, 15h15, C03.

Me concernant, le confort apparaît dans des espaces entre-deux, ni fortement occupés par les pairs, ni par la direction. En conséquence de mon statut « ni-ni » (ni-ni prof, ni-ni élève), je me sens particulièrement à l’aise auprès des visiteurs

occasionnels et du personnel d’entretien, ces personnes adultes qui n’ont pas la légitimité de la direction ou du corps enseignant.

Il semble que lorsqu’on est nouveau ou nouvelle, les espaces confortables de la cour sont des espaces peu appropriés. En revanche, pour certains usager-ères, la proximité avec le corps enseignant peut être au contraire une présence rassurante. Le confort serait donc synonyme d’un espace adéquat avec la position sociale de chaucun-e.

Même si le malaise n’est pas l’objet principal de cette recherche, cette difficulté en apparence a servi de curseur pour indiquer des espaces appropriés. Il a permis d’explorer l’expérience de l’individu out-of-place, d’une « sans ami-e », nouvellement arrivée dans l’établissement. Il rend aussi compte de normes et codes existants dont l’usager-ère n’a alors pas conscience. Repérer les espaces clés, ainsi que les personnes qui sont les plus légitimes pour définir les modes-de-faire en ces lieux, paraît constituer une dimension importante de l’expérience scolaire et du bien-être à l’école.

Comment l’école, en menant une réflexion sur l’espace, peut favoriser le bien-être à l’école en contribuant à l’intégration de chacun-e et aider à l’inclusion de toutes et tous ? C’est ce dont je discuterai dans le chapitre 9.

RÉSUMÉ DE LA PARTIE II (CHAP 3, 4 ET 5)

Le chapitre 3 a présenté le potentiel heuristique d’une étude par cas d’étude.

Notre cas d’étude genevois est composé de trois établissements, non pas choisis aléatoirement mais en fonction de leurs caractéristiques sociales (population plus ou moins aisée) et physiques (ancienne et nouvelle architecture scolaire). Pour questionner l’usage de l’espace comme ressource dans les sociabilités juvéniles, trois approches présentées dans le chapitre 4 furent privilégiées. L’observation des interactions dans les espaces du quotidien est la méthode principale et celle qui a nécessité le plus gros travail d’analyse des données. Cette approche inclue en fin d’année des discussions informelles avec les jeunes usager-ères de la cour. Secondement, le projet de cartographie subjective a impliqué trois classes d’arts visuels pendant une année scolaire. Il a donné lieu à des entretiens de groupe et individuels lors d’un parcours photographique. Si les données sont de nature variée entre les établissements, la durée du projet a permis d’établir une relation de confiance avec les participants qui sont devenus des informatrices et informateurs privilégiés. Enfin, une dizaine d’entretiens ont été réalisés un an plus tard, lorsque les usager-ères étaient sur le point de quitter leur établissement.

Le choix d’une posture féministe et critique implique une certaine réflexivité, et la conscience de faire pleinement partie du terrain. Dans cette perspective, l’étude de mes propres déplacements en tant que nouvelle arrivante confirme la pertinence de tester les quatre hypothèses définies en conclusion de la partie théorique :

a) Les espaces de transition sont des espaces d’appropriation privilégiés par les usager-ères.

b) Les spatialités des usager-ères contribuent au processus de différenciation et à la définition de positions hiérarchisées au sein de la société des pairs. L’usage d’un support matériel permet alors de légitimer et de rendre visible sa position sociale.

c) Les rapports de genre et d’âge jouent un rôle majeur dans la hiérarchisation des positions au sein de la société des pairs.

d) Les modes d’interaction, lesquels définissent les formes de sociabilités, dépendent du rythme journalier et annuel.

Reste à présent à interroger ces processus dans les trois chapitres analytiques.

Les chapitres de la partie analytique ont été partiellement rédigés et complétés à partir des écrits suivants :

 Pour le chapitre 6 :

2015. « L’école, lieu(x) de vie : une exploration cartographique du quotidien scolaire », Visions Carto, 05.09.2015. http://visionscarto.net/ecole-lieux-de-vie

 Pour le chapitre 7 :

2016. « Occuper et prendre place : une lecture des rapports de pouvoir dans la cour de récréation ». Espaces et sociétés. N°166, 127-145.

Et sa version en 180 secondes, « Places », accessible sur : https://vimeo.com/121342895

(à paraître en 2017). « Entre visibilité et tactiques d’invisibilité : enjeux du déplacement au sein des espaces scolaires ». Dans LEPRINCE Agnès et al., Inégalités éducatives et espaces de vie, PUR, Rennes.

 Pour le chapitre 8 :

Monnard, M., Sgard, A. et al (2016). « L’usage genré de l’espace scolaire : l’exemple des espaces interstitiels ». Dans LECHENET, Annie, Mireille BAURENS, Mireille et Isabelle COLLET, éd. Former à l’égalité : Défi pour une mixité véritable.

181-194. Paris : l’Harmattan.

« When we look at the world as a world of places, we see different things. We see attachments and connection between people and place. We see world of meaning and experience. »

Tim Cresswell, Place : A short Introduction, 2004.

« Les lieux sont des histoires fragmentaires et repliées, des passés volés à la lisibilité par autrui, des temps empilés qui peuvent se déplier mais qui sont là plutôt comme des récits en attente et restent à l’état de rébus, enfin des symbolisations enkystées dans la douleur et le plaisir du corps. »

Michel De Certeau, L’invention du quotidien, 1980 (1ère édition), p.163

En s’intéressant aux espaces clés des sociabilités juvéniles, un des enjeux de ce travail est de questionner les dimensions spatiales de l’expérience scolaire, en tant qu’engagement et épreuve avec les autres dans le monde scolaire.

Rappelons, comme le propose Massey, que l’espace, loin d’exister en soi, n’existe qu’au travers et à partir de nos relations. Parce que nous sommes des êtres géographiques – comment pourrions-nous imaginer un « nous » sans espace pour nous réunir ? – ces liens qui nous relient aux êtres et aux choses sont nécessairement situés, produits à partir d’un nous « ici ». Mais comment ces relations prennent-elles forme et sens dans l’espace scolaire ? Peut-on s’accorder sur des hauts lieux du vécu scolaire ?

Une première hypothèse fut celle des espaces informels et en particulier des espaces entre-deux (couloirs, escaliers) en tant qu’espaces vacants et donc disponibles pour l’appropriation, par opposition aux espaces de diffusion de la culture scolaire que sont la salle de classe et la bibliothèque en particulier. À partir des données produites lors du projet cartographique, mais aussi de quelques données issues des observations ethnographiques, cette hypothèse sera testée dans ce chapitre.

Je vous invite à considérer ce premier chapitre analytique à dominante descriptive comme un portrait par touche pour se familiariser avec l’école, un espace vécu qui prend la forme d’un archipel. Comme lorsque nous traversons ces espaces scolaires, des voix se croisent et s’opposent : l’équivocité domine.

Ce chapitre questionne ce qui « fait » les lieux scolaires et comment chacun-e participe de cette fabrique des lieux. Je l’évoquais dans la partie méthodologique, la démarche collaborative avec les enseignantes d’arts visuels n’a pas permis de dupliquer une même approche dans les trois établissements concernés. Les enseignantes restaient maîtresses de leurs cours et des consignes données. Ce qui importait était d’explorer d’autres langages pour parler du lien entretenu avec le lieu, un lien parfois difficile à mettre en mot.

Le tableau ci-dessous recense brièvement les données produites durant le cours d’arts visuels et sollicitées dans ce chapitre. Elles seront complétées, dans le sous-chapitre 6.3, par les données issues de l’observation.

Tableau 6.1 : Données sollicitées pour la rédaction dans ce chapitre NATURE DE LA

PRODUCTION

ÉTABLISSEMENT DISCOURS RECUEILLI /CONSIGNES

« Photographie des lieux qui comptent » (nombre : 90)

CO1, CO2, CO3 Parcours photographique, par groupe de 2 à 4 personnes, audio-enregistré.

Durée : 10 à 15 minutes.

Cf. extraits d’entretien en annexe 6, 7, 8.

Choisir une photo et la transformer

(nombre : 38)

En classe, sur consigne des enseignantes.

CO1 « Donner un titre et caractériser l’espace photographié en trois mots », seul. votre vécu et rajouter une dizaine de mots sur le dessin », seul.

Cf. liste des mots associés à chaque lieu, en annexe 9.

Fabrication d’objets CO1 « Modeler un objet qui représente ce lieu », seul. préserver le secret ou à cause du temps qui aurait effacé certains mots.

« Parcours de chez moi à l’école »

CO3 Carte subjective représentant l’itinéraire de chez soi à l’école et mettant en valeur les sens et émotions au fil du parcours.

L’ensemble des productions sont présentées dans le livret de l’expo, en annexe 10.

Je tenterai dans cette partie de comparer au mieux ce qui est comparable, toutefois la prudence reste de mise afin d’éviter la surinterprétation. Je rappelle que l’art devait servir de média pour recueillir le discours des élèves. Pour cette raison il fut choisi non pas d’analyser leurs productions visuelles en tant que telles, mais seulement le discours qui l’accompagne. Je partage ici les réserves qui ont été formulées par Staszak (2003) à l’égard de l’analyse des cartes mentales concernant les risques de surinterprétation et de réification (ce qui est représenté correspondrait au schéma mental), tandis que la présence ou l’absence d’un élément/objet/lieu ne serait pas forcément synonyme d’espaces

valorisés ou dévalorisés. Bien qu’importants, certains éléments ont pu simplement être oubliés ou pas conscientisés comme tels par les usager-ères.

Photographier des « lieux qui comptent » : présentation des données - Etape 1 : choisir 5 lieux, les nommer et les délimiter

Parmi les différentes activités menées en arts visuels, l’activité photographique a été la plus porteuse pour repérer et discuter de ces lieux du quotidien. Chaque groupe, constitué de deux à quatre personnes, devait s’accorder sur cinq lieux

« qui comptaient » au sein de l’établissement, les photographier et justifier son choix lors d’un parcours audio-enregistré. J’avais précisé dans la marche à suivre (annexe 5) que ces lieux pouvaient compter – soit pour le collectif soit pour une personne du groupe – et que plusieurs échelles de lieux étaient possibles, en donnant des exemples : la cour de récréation ou une partie, un coin du hall, un espace dans un cours, un banc, un arbre.

Parler de lieux « qui comptent » est volontairement ambigu. Cette expression inclue à la fois la dimension quantitative – lieux où on se rend le plus – et qualitative – cet endroit apprécié du quotidien. C’est, selon Michel Lussault, la

« plus petite unité spatiale complexe. Plus petite parce qu’elle constitue la base de la vie sociale ; complexe parce que la complexité de la société s’y retrouve et parce qu’elle résulte déjà d’une combinatoire de processus spatiaux élémentaires » (Lussault, 2007, 98).

Tout d’abord, il importait pour chaque groupe de nommer ces lieux. Si certains sont très explicites parce qu’ils renvoient aux espaces officiels et connus de toutes et tous (salle de musique, salle de biologie, cour de récréation), d’autres sont plus implicites et n’ont de sens que pour le groupe de pairs : « la montée du cycle » (le chemin qui mène à l’école), « la salle des macs » (la salle des ordinateurs), « le hall à 17h », « le banc ». La question des limites spatiales et temporelles se posaient pour ces derniers, car si le lieu émerge des pratiques, les limites du lieu dépendent alors de ces dernières. Où et quand s’arrête le vécu et la pratique du groupe ?

Une des difficultés et un des intérêts de l’activité photographique pour les jeunes usager-ères fut de réfléchir aux limites du lieu à prendre en photo. C’est pourquoi une des consignes était de penser à l’angle de vue et au cadrage de chaque photographie. Une fois les quatre-vingts dix photographies prises, ces lieux peuvent être classés en deux groupes. Le premier réunit les espaces dotés d’une appellation dans le règlement (salle de classe, bibliothèque, toilettes, escaliers, ascenseurs). Ces espaces pratiqués, dont la définition, la délimitation et la fonction ont peu porté à débat, s’apparentent aux espaces de l’institution que je qualifie d’« officiels ». Les élèves ont alors souvent souhaité les prendre en photo en entier, malgré les difficultés techniques que posait cette contrainte.

En effet, comment cadrer l’ensemble de la cour ? Le deuxième ensemble de lieux n’a pas de limites officielles. Au contraire, ils ont pour point commun de s’organiser autour d’un centre, une place assise ou d’un élément matériel (arbre, muret) ; parfois l’objet qui permet l’assise devient un lieu en soi, c’est le cas pour les « radiateurs ». Ces petits lieux qui émergent de l’informel – les observations appuieront cet argument – se sont avérés jouer le rôle de ressource spatiale

dans le processus de sociabilité. Le tableau ci-après résume les quatre-vingt-dix lieux pris en photo. Je les ai classés par type de lieux.

Tableau 6.2 : Classement des 90 lieux pris en photographie 1ÈRE ÉTAPE :CHOISIR 5 LIEUX PAR GROUPE

Le pavillon (bâtiment extérieur du CO1) 2

Les escaliers 2 s’agisse d’un espace couvert je parle de « cour » par extension.

- 2ème étape : Choisir un seul lieu

Après le parcours, toutes les photographies furent imprimées en plusieurs exemplaires et mises en commun. Les élèves en choisirent une seule chacun et la « transformèrent » pour rendre compte de la dimension sensible et vécue qui manque à l’image en deux dimensions105. En fonction des classes, il fut proposé aux jeunes usager-ères de rajouter de la couleur (les photos étaient imprimées en noir et blanc), de la matière, des mots et/ou des sons.

Lorsqu’ils ne doivent choisir qu’une image, un autre portrait de ces lieux qui

« comptent » se dessine. Parmi les trente-huit photographies choisies, les espaces officiels et connus de tous, comme les salles de classe, passent au second plan loin derrière la cour et les lieux de la cour organisés autour d’une place assise ou d’un recoin (cf. tableau ci-dessous). Ce choix témoigne d’un engouement pour ce que Rasmussen (2004) qualifie de « children’s places », les espaces appropriés par les enfants, par opposition aux « places for children », ces espaces institutionnels prévus et pensés pour les enfants106. Certains espaces sont alors survalorisés, tel que le terrain de basket, qui n’ayant été choisi qu’une fois dans la première étape, a été utilisé et transformé quatre fois dans la seconde. Il semble qu’il soit l’exception de l’espace prévu par l’institution et véritablement adopté par les élèves.

Tableau 6.3 : Les 38 photographies, par type d’espace 2ÈME ÉTAPE :CHOISIR UNE PHOTO OU UN LIEU

Les espaces pris en photo Nombre

Un espace de la cour ou du hall avec place assise (exemple : « le banc vers l’aula », « la table ronde ») transformer. Dans le CO2, c’est en groupe (le même que dans l’étape 1) qu’ils ont réalisé le dernier choix et la modification de la photographie.

106 Il est aussi probable que choisir un espace rattaché au monde des pairs est socialement plus valorisé que choisir une salle de classe qui renverrait à l’identité de l’élève.

La salle des macs L’aula

Le hall à 17h

Total 38

Discutons à présent plus en détail de cette sélection de lieux, des lieux

« officiels » aux limites définies par l’institution (6.1) à ces lieux « informels », issus des marges du dispositif scolaire et qui émergent dans le deuxième corpus (6.2). Nous confronterons ces images aux autres productions issues du projet en arts visuels.

LES ESPACES OFFICIELS : DES ESPACES AMBIVALENTS

« Mon école », Marie, CO2

Réfectoire, salle de sport, salle de classe, ascenseurs, escaliers, médiathèque…

À l’exception peut-être de l’abri bus, tous les espaces représentés sur cette carte subjective dessinée par Marie peuvent s’apparenter à des espaces connus de l’école qui ne nécessitent pas de définition. Un même type d’espace, comme la salle de classe, peut être perçu négativement (en rouge sur le dessin), ou positivement (en vert). En effet, à l’exception de l’ascenseur, représenté en vert sur ce dessin et toujours positif dans les productions, il ressort au fil du projet qu’aucun de ces espaces ne suscite pour les usager-ères un engouement significatif ni un rejet notoire. Il s’agit dans l’ensemble de lieux ambivalents, parfois valorisés, d’autres fois dévalorisés et dont l’appréciation dépend du vécu individuel et collectif du lieu. Toutefois, nous pouvons dégager quelques tendances.