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L’école, quand le temps devient espace L’école comme édifice L’école comme édifice

SOCIOLOGIE À LA GÉOGRAPHIE

2.2.1 L’école, quand le temps devient espace L’école comme édifice L’école comme édifice

L’école, telle que nous la connaissons en Europe, est une organisation spatiale qui date de l’époque contemporaine. Le processus de démocratisation scolaire a eu pour conséquence de donner un édifice à ce qui était un temps d’apprentissage : désignant auparavant les activités destinées à instruire les enfants des élites, l’école s’est affirmée avec l’avènement de la société industrielle comme un lieu d’apprentissage, des bâtiments lui étant alors dédiés pour accueillir une population toujours plus importante. La naissance de l’établissement scolaire est donc étroitement liée à la naissance de l’enseignement secondaire qui signe la prise en charge de l’éducation de la

jeunesse par l’État (Compère et Savoie, 2001)47. Avant cela, un bâtiment pouvait avoir plusieurs fonctions, l’enseignement pouvait avoir lieu dans une grange, dans la maison du maître ou dans une salle communale. En France, l’État décrète en 1833 que l’école doit avoir son bâtiment. En Suisse, un an plus tard, une loi vaudoise interdit l’usage de la salle des classes pour boire et manger. L’école prend corps dans un édifice au point de devenir l’édifice.

En France, les premiers établissements secondaires construits ex-nihilo signent la naissance de l’architecture scolaire et font office de modèle pour les nombreux lycées de la Troisième République. Selon l’historien de l’éducation Marc Le Coeur, les collèges parisiens Chaptal 1876) et Rollin (1866-1877) définissent les « premiers chefs-d’œuvre modernes » d’une architecture scolaire « arrivée à maturité » (2001, 10). Les établissements scolaires du secondaire se distinguent pour leur architecture hygiéniste et pour leur organisation tournée vers l’intérieur des murs, sur le modèle de l’île ou de la forteresse. Ces deux caractéristiques, observables dans la majorité des pays industrialisés, produisent des bâtiments reconnaissables à leurs seuls aspects extérieurs et contribuent au glissement de l’école comme forme d’apprentissage à l’école comme lieu d’apprentissage.

Première caractéristique spatiale, les prescriptions hygiénistes répondent aux impératifs de leur temps. De grandes fenêtres, de grands halls et des longs couloirs, facilitent les flux. C’est le début de l’architecture fonctionnelle qui définit encore aujourd’hui les différents espaces de l’école : la salle de classe pour un enseignement frontal, la cour pour s’aérer lors des pauses récréatives, l’aula ou l’atrium48 pour accueillir une population importante d’élèves, le couloir pour circuler entre ces espaces. Dans cette organisation fonctionnelle, toujours en usage de nos jours, espace et moment se confondent, chaque espace étant dédié à un moment et inversement. Pourtant, un moment ne répond pas à cette organisation : le temps de la petite pause de cinq minutes entre deux cours, institutionnalisé en Suisse, mais pas en France où il passe pour un moment et

47 « L’apparition de l’établissement secondaire, au sens où nous comprenons aujourd’hui cette notion, est, quant à elle, tout à fait situable dans le temps et directement liée à la naissance de ce que nous appelons l’enseignement secondaire. En effet, en regroupant sous un même toit boursiers, internes payants et externes, en leur délivrant un enseignement échelonné par niveaux, en plaçant à leur tête un principal, les collèges d’humanités du XIXème siècle parisien ont inventé cette structure complexe à l’intérieur de laquelle s’organisent non seulement l’enseignement mais aussi, pour partie, l’éducation de la jeunesse. » (Compère et Savoie, 2001, 6-7)

48 L’aula est un espace couvert capable d’accueillir toute la population de l’établissement.

Il joue un rôle très important dans la culture scolaire germanique, au point d’être un espace de grande fierté et de jouer le rôle de salle des fêtes, comme dans le lycée d’Oregard au Danemark décrit par Henrik Reeh dans le numéro spécial sur les espaces scolaires de Mazalto et Paltrinieri (2013). En France, on parle plus souvent d’atrium.

un espace par défaut49. Nous reviendrons dans l’analyse sur les particularités de cet espace-temps interstitiel appelés « petite pause » par les enquêté-es.

Deuxième caractéristique française, comme l’indique Le Coeur, cette quête de l’insularité est partagée par d’autres édifices communautaires tels que les couvents, hôpitaux, casernes ou prisons. Comme pour ces autres édifices, il était prévu que la population, alors principalement masculine sous Napoléon III50, soit hébergée en pensionnat et vive en continu avec leurs professeurs et encadrants. La présence d’enceintes et de hautes façades va de pair avec les représentations d’une population adolescente masculine à protéger, et dont il faut se protéger (Thiercé, 1999). L’école devient une citadelle protectrice au sein de la ville : « d’imposants monuments urbains dont les façades interminables forment des remparts qui, de toutes parts, préservent les cours de récréation de tout contact avec l’extérieur. » (Le Cœur, 2001, 11). Pourtant, dès les premières constructions, le rapport à la ville se pose : A quel point les lycées doivent-ils cohabiter avec le quartier ? Cent-cinquante ans plus tard, la question de la relation à la ville est toujours d’actualité dans les débats. Deux modèles de l’école s’opposent : d’une part une école forteresse qui minimise les influences néfastes de la cohabitation avec la cité, d’autre part une école ouverte qui se nourrit des échanges avec la ville.

À la fin du XIXème, la sécularisation du corps enseignant et le déclin des pensionnats scolaires français ont encouragé comme le dit Le Cœur un

« processus de réconciliation des lycées avec leur environnement ». Par ailleurs, l’architecture scolaire a pris forme et s’est diffusée au point de définir ce qu’est une école.

49 En témoigne le parti pris de Mazalto de l’exclure de son analyse dans son ouvrage sur les espaces de détente au collège et au lycée (2013, 15): « nous excluons les temps d’interclasses, dévolus aux changements éventuels de salles, qui permettent aux élèves de se dégourdir, de se détendre entre deux cours, en se déplaçant d’une classe à l’autre ». Le terme français d’interclasse donne des indications sur la perception de ce temps de pause : il n’en est pas un en France, et ne mérite donc pas d’attention.

50 Il est intéressant de constater que l’architecture scolaire des écoles pour filles est alors moins spécifique, « sans doute aussi parce que le gouvernement souhaite en faire des établissements plus modestes et d’une nature plus familiale. » (Le Cœur, 2011, 11).

51 J’utilise ici les apports de deux journées d’étude sur les espaces scolaires dont la première s’est déroulée à Lyon, en novembre 2013, sous la direction de Françoise Granoulhac : « Ecole, espaces et territoire, perspectives britanniques et françaises ». En octobre 2014, nous avons avec Anne Sgard organisé les deux suivantes, après avoir obtenu un financement du Fonds National Suisse (FNS) pour l’organisation d’un workshop international et exploratoire. Ce workshop, intitulé « School policies and young people’s uses of places at school», ajoutait la perspective suisse et mettait en dialogue les politiques scolaires avec les politiques en train de se faire par les usager-ères.

nationales, la Suisse a créé au début du 20e le style Heimatstil (style national ou de la patrie). Celui-ci est reconnaissable à « ses toits en forte pente, amples, compliqués, à ses cheminées, à ses petites tourelles et à ses clochetons » (Forster, 2004). Ses longs couloirs distribuent une série de salles de classe. La situation de l’école, à distance du monde de la ville, et séparée de ses nuisances par des grilles, des murets et de la végétation, devait aussi permettre la meilleure hygiène possible. Aujourd’hui, ces établissements sont intégrés au tissu urbain et accueillent principalement les primaires.

Les limites d’établissement sont aussi très variables d’un pays à l’autre : en France, alors que l’enceinte répond à des impératifs de surveillance de plus en plus exigeants depuis les années 1990, rares sont les établissements scolaires sans murs d’enceinte. Ce phénomène sécuritaire est aussi de plus en plus fréquent au Royaume-Uni où des écoles s’équipent de badges et caméras. En revanche, les écoles de l’État de Genève ont de simples lignes sont tracées au sol en guise de périmètre. À Stockholm, l’intensification de la densité urbaine a même conduit à la suppression des cours d’école, les enfants se rendant dans les parcs avoisinants durant les pauses (Nordström, 2010).

En cas de nouvelle construction, le public invité à participer est aussi très variable d’un État à l’autre. Tandis qu’au Royaume Uni les démarches participatives incluant tout le personnel de l’établissement sont relativement fréquentes (Woolner, 2014), cette démarche est en revanche très rare en France où le principe du concours d’architecture domine. La Suisse se situe dans un entre-deux, où si des souhaits d’enseignants peuvent remonter à l’architecte, le processus participatif est très limité. À ma connaissance, les élèves n’ont pas été impliqués dans les récents projets de constructions de cycle d’orientation du canton de Genève.

Enfin, une différence est aussi à noter avec les espaces dédiés aux groupes d’âges du secondaire obligatoire. Trop grands pour être pleinement pris en charge durant les pauses, mais trop jeunes pour bénéficier d’un temps sans surveillance, les éducateurs se méfient de l’usage des interstices des 12-15 ans.

L’encouragement à l’appropriation serait même en régression à en croire le nombre croissant de fresques murales qui ont été effacées dans les high school du Royaume-Uni (Burke, 2013). Quant aux plus grands (15-18 ans), le degré d’autonomie varie entre les pays : en France les lycéens peuvent librement entrer et sortir de l’établissement ; au Royaume-Uni, des salles sont dédiées aux plus grands au sein des high school qui réunissent les deux groupes d’âges ; en Suisse, on constate aussi une plus grande liberté de mouvement dans le post-obligatoire que dans le secondaire post-obligatoire. Ces espaces traduisent la conception que les adultes se font de l’enfance, des partitions par âges qu’ils trouvent légitimes et des espaces jugés adéquats pour chaque groupe d’âge.

2.2.2 L’école, un dispositif au service d’un projet de société