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MÉTHODES QUALITATIVES

4.1.4 Les outils de l’observation : le corps et le carnet

Le corps et le carnet sont les outils de l’observation des interactions.

Néanmoins, étant visibles, ils nécessitent des stratégies pour perturber le moins possible les interactions. Explicitons le rôle de chacun.

Le corps en scène : poste d’observation, posture et identité

Observer étant une pratique courante entre pairs, l’observation ethnographique est facilitée. Toutefois les enseignant-es observent aussi. C’est donc la posture physique et le lieu de celle-ci qui indiquent de quel côté (élève ou adulte) on se situe. En effet, observer debout depuis le milieu du couloir, ou plus généralement debout sans le soutien d’un élément physique (mur, muret, banc, etc.) représente la posture de l’enseignant-e et l’autorité de l’institution, des formes que les élèves ont rapidement appris à repérer, et auxquelles je ne souhaitais pas être associée.

Le poste d’observation idéal des espaces scolaires hors-classe a été le banc, de préférence légèrement excentré et avec grand angle. Dans la cour, il permettait une bonne visibilité sans être associé au corps enseignant. Les rambardes ou les murets surplombants ont aussi été très utiles puisqu’ils ont l’avantage de donner de la contenance – et donc de la légitimité – en s’y accoudant, tout en permettant l’observation des personnes présentes au niveau inférieur. Ces derniers étaient très pratiqués par les élèves qui, depuis ce poste, commentaient

les activités des usager-ères observé-es. Enfin, notons l’espace stratégique de la rencontre des escaliers entre deux niveaux. En effet, les élèves étaient souvent préoccupés pendant la descente et constataient rarement qu’ils étaient observés, bien qu’il s’agisse d’un endroit riche en interactions.

En plus du choix du poste d’observation adéquat, la posture assise et immobile a joué un rôle primordial. Après avoir constaté l’échec des observations en mouvement lors des déplacements dans les couloirs (trop d’interactions à observer et à gérer), il apparaît, dès les premières semaines, que s’asseoir avant l’arrivée des usager-ères et y rester durant toute la pause permettait de se fondre dans le paysage et de faciliter la prise de notes. En outre, s’installer avant les usager-ères évitait une gaffe dans les interactions. Ce sont dès lors les élèves qui évaluaient ce qui leur semble juste en fonction de l’identité qu’ils m’assignaient : élève, enseignante ou personne externe en attente de rendez-vous. En effet, durant les pauses, les places assises étaient densément occupées et si les usager-ères ont l’habitude de se serrer corps contre corps, en particulier les groupes de filles, ils et elles n’entretiennent pas la même distance avec les adultes. Je compris alors que la gestion des distances, de la proxémie (Hall, 1971) est un apprentissage primordial du cycle. J’y reviendrai dans l’analyse.

En revanche, être une adulte, assise, qui observait et prenait des notes dans la salle des maîtres, la bibliothèque ou la salle de classe répondait aux attentes des lieux en terme de public, posture et comportement, et n’a pas nécessité de questionnement outre mesure.

Le carnet, outil de collecte et d’analyse - Choisir le bon carnet

Pour réaliser les descriptions, j’ai choisi d’utiliser un carnet de terrain, que d’autres appellent journal de bord (Lejeune, 2014), de taille A5 pour qu’il soit facilement manipulable et pas trop visible. Tandis que le carnet à ligne aurait rappelé le carnet d’écolier, ce que je ne désirais pas, les pages blanches permettaient de prendre des notes et de réaliser des croquis plus librement qu’avec un quadrillage. J’avais au départ choisi d’avoir un seul carnet pour mes trois établissements, afin qu’ils puissent se lire chronologiquement. Or, après la rédaction du premier dans les deux premiers mois, j’ai constaté qu’en accumulant les données, cette organisation ne permettaient pas de retrouver les événements. Il est, en effet, plus facile de se rappeler avec précision où un événement a eu lieu que quand. J’ai dès lors choisi d’avoir un carnet par établissement, soit trois carnets que je remplissais en parallèle. Au final, la prise de notes a été réalisée sur un carnet collectif et trois carnets par établissement, soit un total de 1272 pages de notes que j’ai choisi de ne pas retranscrire.

J’avais, avec ce carnet, un crayon à papier et une gomme pour les croquis, deux feutres fins pour signaler en un point de couleur les répartitions entre les filles et les garçons, et un stylo noir pour prendre des notes.

Organiser le carnet

Comme le préconisent certains auteurs (Beaud et Weber, 2010), les pages de droite et de gauche répondent à deux usages. Je notais sur la page de droite ce qui se rapportait à la description ethnographique en commençant par la date,

l’heure, l’espace d’observation (lieu observé et où je me situais dans le lieu), suivis de la description ethnographique rédigée et/ou sous forme de croquis. La page de gauche avait principalement deux usages : d’une part pour faire référence, renvoyer à une lecture, à un autre événement (intertexe) ou à un élément à vérifier, d’autre part pour « étiqueter » les scènes en leur donnant des titres (exemple : « l’arrivée des 9e », « joie sur la table ronde », « moment de tendresse », etc.). Par « scène », j’entends des moments situés dans des lieux pour lesquels je peux saisir une intention à partir du langage corporel (se rapprocher/s’éloigner, se regarder/se quitter du regard) ou oral (discussion/fin de la discussion). Les êtres humains interagissant en continu, ce découpage en scène peut sembler artificiel. Il est néanmoins nécessaire d’opérer des choix à des fins d’analyse, de la même façon que le chercheur segmente toujours ses entretiens pour l’analyse.

Lors des croquis, une difficulté pratique s’est rapidement posée : comment figer sur une page ce qui se décompose en une multitude de mouvements ? Comment réaliser un schéma lisible et représentatif des actions en cours ? La schématisation du mouvement interroge. D’une part, multiplier les flèches pénalisait la clarté du dessin, d’autre part, les individus en mouvement qui traversaient le champ de vision ne permettaient pas de relever des scènes de vie. J’ai donc choisi de représenter en priorité les permanences, c’est-à-dire les groupes d’individus relativement statiques et de les indiquer avec un point d’une couleur pour les filles, une autre pour les garçons. Je notais à côté l’activité en cours et ce que je comprenais de leurs interactions. Les croquis permettaient principalement de constater les tendances dans l’occupation de l’espace : les espaces occupés et les rapports sociaux de sexe.

Tout ajout après la description ethnographique in-situ était noté sur la page de gauche qui avait une fonction réflexive. C’est donc sur cette page que se trouvaient les premières pistes de l’analyse. En d’autres termes, chaque page se caractérise par une distance différente au terrain : celle de droite renvoie à une posture d’immersion, alors que celle de gauche rend compte d’une distance critique. Cette alternance de collecte et d’analyse avait parfois lieu dans un temps très proche puisque, lorsque j’avais fini de rédiger ce qui s’était passé pendant la pause de 5 ou 15 minutes, il me restait – sauf événement notable dans les couloirs – une demi-heure avant la prochaine observation. En attendant la prochaine pause, je restais dans le couloir à relire mes notes, les commenter dans la page de gauche, relever les phénomènes récurrents et lister les éléments à creuser.

Un troisième « type » de page était utilisé pour traduire un deuxième niveau d’analyse préliminaire. Il s’agit des premières pages lorsque l’on retourne le carnet. En effet, durant la première partie de l’année j’y faisais le point sur mes hypothèses à chaque période clé des vacances scolaires.

- Le carnet, un outil semi-privé

La question du statut du carnet se pose souvent. Dans mon cas, le carnet de terrain n’était pas fait pour être lu par un tiers. Il s’agissait d’un document de travail privé qui aurait nécessite une contextualisation, d’autant plus que les données n’y étaient pas anonymisées. Toutefois, les croquis avaient un statut

particulier. Je me sentais plus légitime à prendre des notes en public sous forme de croquis que lorsque j’écrivais. Tracer des traits, compter le nombre de personnes, les situer dans l’espace, c’est-à-dire réaliser un relevé topographique, passe pour une activité « objective » dénuée de jugement et rappelle la posture désincarnée du géomètre ou de l’architecte qui est relativement bien acceptée. À l’inverse, l’écriture rappelle soit le journal intime soit le rapport policier, lesquels ne sont pas valorisés dans la culture des jeunes pairs. Dès lors, la réalisation de croquis impliquait moins de suspicion, voire un peu de curiosité pour les usager-ères. En outre, parce que le dessin est plus appréhendable en un regard qu’un texte écrit, il leur permettait plus facilement de réagir s’ils ou elles le souhaitaient.

Il m’importait alors de confronter mes prises de note avec ce que les usager-ères percevaient et ressentaient. C’est lors du projet en arts que les jeunes usager-ères allaient pouvoir s’exprimer, et que leurs productions et dessins confirmeraient ou nuanceraient mes observations.

« L’ÉCOLE, LIEU(X) DE VIE », UN PROJET EN ARTS VISUELS

Le choix de compléter les observations par un projet en arts visuels résultait d’un double constat. Premièrement, et comme l’a soulevé Derouet-Besson (Derouet-Besson, 1998) dans son étude, il est très difficile pour les élèves de parler de leurs pratiques spatiales. Deuxièmement, les mots sont parfois limités pour rendre compte de notre rapport sensible au monde, de ces choses qui se vivent mais qui se disent et se pensent peu. Le choix d’une approche visuelle non-verbale permettait de répondre à ces deux obstacles. C’est ainsi qu’une collaboration avec trois enseignantes d’arts visuels a été pensée sur l’année 2013/2014. Le projet a concerné une classe par enseignante et par établissement.

Parmi l’éventail des activités cartographiques proposées par les enseignantes auprès de leur classe (collage, transformation de photographies, cartes mentales, création d’objets), deux moments ont été particulièrement probants pour cette étude : la réalisation de cartes subjectives de leur établissement scolaire et le parcours photographique qui a pris la forme d’un entretien collectif.

Revenons sur le déroulement du projet avant de présenter l’intérêt d’une approche en art visuels.

BRÈVE PRÉSENTATION DES TROIS CLASSES

La classe du CO1 (présence de septembre à mai 2014)

La classe du CO1 est composée de 10 élèves, dont 6 garçons et 4 filles. En plus d’être une classe CT, section la moins scolaire, elle se caractérise par le nombre de nationalités : 6 nationalités (kosovare (2), portugaise, congolaise, bolivienne, somalienne, turque) et 3 bi-nationalités (française, suisso-espagnole, suisso-italienne). Très actifs en classe (ou « agités » diraient les enseignants), les élèves prenaient souvent la parole et réagissaient à chaque proposition pour soutenir ou s’opposer au projet. Parce que l’enseignante y a consacré son année, soutenue par le professeur de géographie et maître de classe, l’environnement a été très favorable à l’établissement d’une relation de confiance. Il fut rapidement normal, et attendu, que je sois présente à chaque cours d’arts visuel de l’année. Deux élèves en particulier, Layla et Riley, qui par ailleurs étaient souvent en conflit, venaient volontiers discuter avec moi en classe ou dans la cour. Les autres se sont à plusieurs reprises montrés très concernés par le projet et fiers lors de l’exposition. Si le projet a contribué à solidifier le groupe classe, celui-ci est néanmoins longtemps resté divisé : j’ai pu observer seulement un trio d’amis (Layla, Patricia et Mellie) qui inclut parfois Léo. Azad et Avni, sans être proches, ont des amis en commun. Les cinq autres rejoignent leurs ami-es respectifs durant la pause.

Données disponibles :

- Cinq entretiens en duos lors du parcours photo.

- Dix entretiens individuels.

- Un entretien + 1an avec Riley. S’il m’a été facile de lier contact avec elles et eux, il me fut plus difficile de les revoir.

La classe du CO2 (présence de novembre à mars 2014)

Cette classe LS est composé de 23 élèves, dont 15 filles et 8 garçons. C’est une classe soudée, qui, pour une majorité d’entre elles et eux, reste ensemble à la récréation. Un garçon, Arnaud, est particulièrement populaire, tandis qu’une fille est souvent l’objet de moquerie.

Données disponibles :

- Huits entretiens photographiques de 2 à 4 personnes lors du parcours photo.

- Deux entretiens + 1an : Chiara ; Ana et Cyril.

La classe du CO3 (présence d’octobre à avril 2014)

Cette classe LS est composé de 23 élèves, dont 14 filles et 9 garçons. La classe du CO3 apparait aussi comme une classe soudée, unie par plusieurs sorties de classe dont me reparleront les élèves. Les garçons y sont en revanche particulièrement discrets en comparaison de groupes de filles. Ces dernières se moquent à plusieurs reprises de deux filles de la classe.

Données disponibles :

- Huits entretiens de groupes de 2 à 4 personnes lors du parcours photo.

- Trois entretiens + 1an : Justin ; Miriana ; Clarisse, Naela, Enrico et Jasmine.