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MÉTHODES QUALITATIVES

6.2.1 Ces petits lieux emblématiques

Le « coin des radiateurs » (CO2) et des « marches » (CO3) ont été plusieurs fois pris en photo. Ils ont en commun d’être des espaces de rassemblement pour une partie des membres de chaque classe.

« Le coin des radiateurs »

Elena, Elisa, Manon

Elena : Le coin des radiateurs il est assez cool, même si on sait pas où il est.

En fait on sait pas vraiment où c’est.

C’est pas vraiment le radiateur. C’est un peu…

Elisa : Non c’est le radiateur. (rires) Manon : C’est notre radiateur.

(…)

Elena : ‘Fin moi j’arrive là mais vu que là il y a pas vraiment de monde pour…

juste là.

Muriel : Tu dis « juste là », c’est pas sur les plots ? En plein milieu ?

(elle s’écarte de qlq mètres)

Elena, en chuchotant : Ici (rires forts) C’est là qu’il y a le plus de monde alors je vais pas dire le sol. Y a pas trop de trucs…

Les rires se poursuivent, une fille chuchote :

« Là, ici »

Elena : Non mais ça peut être là aussi. Je suis pas…

Muriel : Ouais, t’es pas à un mètre près.

Elena : Voilà. (rire) (…)

Elisa : Non la 9e on était toujours ¦-à la cafétéria

<Manon> ouais toujours -¦ à la cafetéria

Elena : Ah non moi la 9e j’étais toujours sur ce plot, parce que au début je connaissais presque personne. (rires de toutes). On était deux de notre école à être venues ici, alors…

Extrait d’entretien, parcours photo, CO2.

« Les marches »

Marion, Naela, Mila

Naela : Il y a un lieu pour moi devant là-bas vers l’autre porte, enfin sur les marches.

Marion : Ouais.

Naela : On fait que les marches.

Marion : Mais on a dit qu’on prenait la porte !

Extrait d’entretien, parcours photo, CO2.

Dans les deux cas, les limites de l’espace choisi fait débat. Le contour est flou : Jusqu’où s’étend « le coin des radiateurs » ? « Les marches » s’arrête-t-il aux marches ou inclue-t-il la porte ?

Le nom donné au lieu fait à chaque fois référence à une partie de cet espace, tout en évoquant un espace plus grand : une zone organisée autour d’un repère materiel (radiateur ou marche) mais aux limites fluctuantes.

Schéma 6.1 : Matérialité et zone d’action des petits-lieux : « Le radiateur » et « Les marches »

Le radiateur du « coin des radiateurs »

Dans le cas du radiateur, notons le double-sens du déterminant « le » formulé avec instance dans l’entretien. Tandis qu’Elena tient à préciser que leur lieu ne se résume pas au radiateur ou ne renvoit pas au radiateur en tant qu’objet générique (« c’est pas vraiment le radiateur), Elisa insiste comme s’il n’en existait qu’un (« non c’est le radiateur »), en l’occurrence celui qui leur fait face.

Manon explicite leur relation à l’objet en usant du pronom personnel « notre » pour renvoyer à leur groupe de pairs (« c’est notre radiateur »). Ce faisant, elle admet qu’il y a en peut-être d’autres mais que celui-ci a la particularité d’être approprié, au sens premier du terme, celui qui est « devenu propre ». Ce lieu, qui compte pour les trois filles, est donc un espace repérable et investi de sens pour leur groupe de pairs qui y revendique une légitimité.

Le coin des radiateurs, cet espace « cool » (le glissement des qualités humaines à l’objet traduit un investissement symbolique du lieu), peut en outre se décomposer en plusieurs lieux, en fonction semble-t-il des affinités. En effet Elena, qui a une définition sensiblement différente de cet espace, n’a été rejointe par Manon et Elisa qu’en 10e. Elles ne partagent donc pas la même histoire du lieu.

Relevons enfin les rires continus d’Elisa et Manon tandis qu’Elena essaye d’expliquer et de nuancer le point de vue de ses amies sans toutefois parvenir à trouver les mots. Ces ruptures dans les interactions (rires, phrases laissées en suspens) témoignent d’une gêne partagée. Parler des lieux qui comptent n’est ni aisé ni confortable. Il est peut être plus simple de le dessiner.

« Les marches » : un petit lieu vivant et connecté

Deux amies, Jasmina et Clarisse, ont choisi de transformer les photos des marches, nous donnant un éclairage sur la vie sociale qui s’y produit.

Mots : liberté, jeux, baston, chut secret, souvenir, croissant, cour de amis récré ! ficha, en petit : SMB team noisy, patience pécho, tchi, quoi ? WTF ?! ahaha

Clarisse, CO3

Mots: Gunz up ! ficha place ! #team J-n 69, #elpedo, #LoeJB, #S.M.B,

#tchiiip!, #psssst, #norage Jasmina, CO3

En ajoutant des mots, de la couleur et des collages, les deux copines ont transformé cette photographie en un univers vivant, humanisé (présence de personnes, sons, objets) et connecté avec d’autres espaces. Sur la première photo, Clarisse a dessiné des dalles ouvertes d’où sortent un arc en ciel, des rires, des exclamations, et où une personne essaye de pêcher, ou plutôt, comme elle l’écrit, de « pécho », c’est-à-dire de sortir avec quelqu’un même si il n’y a que « tchi », qui signifie « rien » en argot. Pas de pêche, il faut donc de la

« patience ». Elle raconte ainsi plusieurs petites histoires. De même, Jasmina a ajouté des inscriptions sur les marches (des expressions, des dates, des prénoms, des smiley), signes d’un espace habité. En tant qu’espace public, c’est aussi un espace de représentation : « ! ficha » signale Clarisse, « ficha place » note Jasmina ; « ficha » est une expression qui en argot signifie « se payer l’affiche », « se mettre la honte » ou en d’autres termes se ridiculiser en public.

Elles nous indiquent ainsi que cet espace fonctionne selon des règles d’usage qu’il convient de respecter pour le bon déroulement des interactions.

Les mots qu’elles utilisent dans les deux images donnent une indication sur la proximité de leur relation et des liens qui les unissent. En particulier, l’usage des hashtags (#), ces mots-clés que les internautes utilisent dans les réseaux sociaux pour signaler le sujet de leur publication, indique la présence d’un univers en ligne et partagé. Le nombre d’hashtag suggère la porosité des espaces entre le monde scolaire des pairs et celui qu’elles entretiennent sur la toile. Comme le dit la sociologue Balleys, spécialiste de l’usage des réseaux sociaux dans les processus de socialisation entre pairs adolescents :

« Aujourd’hui, les deux espaces relationnels fonctionnent comme des vases communicants. Ce qui se passe la journée à l’école est discuté le soir en ligne et ce qui est posté le soir en ligne va être commenté le lendemain matin en classe » (2015, 12). À la classe, nous pourrions ajouter la cour de récréation.

Relevons l’expression « Team Noisy », mentionnée dans le serpent de Clarisse et en guise de titre du dessin de Jasmina. Elle fait référence à un rappeur albanais répondant au nom de Noizy, connu pour son titre « Gunz up ». Cette référence témoigne d’un intérêt commun pour la culture albanaise de Jasmina, un intérêt qui nourrit leur amitié au point que Jasmina a invité Clarisse dans sa famille durant l’été qui clôt leurs années du cycle.

En définitive, « les marches » du CO3 est un petit lieu rempli de rires, d’anecdotes, de fraternité, de moqueries et qui ouvre sur d’autres mondes sociaux (musique, réseaux sociaux, espace familial). Ces liens qui unissent les deux amies sont matérialisés et entretenus par leur co-présence régulière en ce lieu.

Autour des marches : des petits lieux contigus mais bien distincts

Clarisse et Jasmine ne sont pas les seules à fréquenter les marches. Comme je l’ai mentionné précédemment, une grande partie de la classe du CO2 se retrouve autour de cet espace surélevé de la cour. Lors de l’entretien mené un an plus tard avec quelques volontaires, nous discutons de cet espace. Alors que je leur présente un croquis du cycle, ils me pointent du doigt les espaces qu’ils occupaient pendant leurs trois années. Pour Enrico, se rendre dans cet espace de la cour a été si courant et spontané qu’il n’a jamais vraiment eu besoin de le nommer :

Jasmine : Et toi Enrico c’est quoi ton endroit ? Enrico : C’est le carré.

Muriel : Ca ça s’appelle le « carré » ?

Enrico : Je sais pas, ça s’appelle le toit de l’aula je pense.

En fait tout le monde va là-bas.

Muriel : Tu n’as pas besoin de dire on se retrouve tu sais qu’ils sont là ?

Enrico : Ouais tous.

Extrait d’entretien, 25 mai 2015, CO3.

Si « tout le monde » fait référence à une grande partie des membres de sa classe qui se répartissaient sur un espace contigu, les usager-ères sont conscient-es de l’existence d’un partage spatial qui s’organise à partir de petites mais néanmoins essentielles distances. La poursuite de l’échange entre Naela, Clarisse et Enrico au sujet de l’emplacement exact de chacun-e pendant la pause en atteste. Si leurs espaces occupés semblent très proches, il importe pour Naela et Clarisse en particulier de faire préciser à Enrico qu’il n’occupe pas le même espace qu’elles :

Naela : Ah donc en gros moi je suis là.

Enrico : Moi aussi je suis là.

Naela : Et dans ce coin là il y a les trucs (rires des autres).

Toi Enrico t’es là.

Enrico : Ouais, non quand même pas, moi je suis genre là.

Naela . Ouais bon là c’est les marches.

Clarisse : Toi t’es contre la vitre.

Enrico : Ouais.

Clarisse : Ou sinon à la limite t’es là.

Extrait d’entretien, 25 mai 2015, CO3.

Schéma 6.2 : Des petits lieux contigus et controversés

Nb : Les lettres (A, B, C) rendent comptent de positions occupées dans l’espace à un moment donné, qu’elles proviennent du discours, comme ici, ou des données de l’observation (cf. prochains schémas).

Le « là » et ses contours fait débat, rendant compte d’un conflit de légitimité autour des marches (espace controversé, en gris). Or nous avons vu que les marches servent de repère matériel et de centre social au territoire d’action des filles (espace hachuré sur le schéma). Alors qu’Enrico revendique l’occupation de cet espace, Neala l’assigne en bordure (emplacement A), à proximité du territoire des « trucs » (en pointillé). Enrico s’en défend avec distance en indiquant sa présence sur les marches, cet espace controversé. Clarisse signifie alors plus clairement à Enrico qu’il est plutôt contre la vitre (B), ce qu’il finit par admettre. Cette négociation aboutit à une assignation ou un replacement d’Enrico par ses paires féminines. Durant l’échange, Enrico tour à tour nie, refuse, puis concède, invitant alors Clarisse à lui accorder un peu plus d’espace à proximité de leur territoire (C). Plus l’espace occupé est petit, plus il importe d’être précis. Dire le « là », c’est définir son territoire ou celui de son groupe, c’est-à-dire son espace d’influence et d’appropriation. En conséquence, dire le

« là » soulève un enjeu de reconnaissance qui devient plus évident dans la seconde partie de la conversation. En effet, je ne sais pas si Enrico était conscient de la tournure qu’allait prendre la discussion (suggéré par Naela via l’expression « les trucs ») mais négocier son emplacement près des marches et de la porte le préserve du qualificatif de « beubés » assigné aux usagers du milieu de l’espace surélevé :

Naela : Et là il y a les beubés (montre le milieu du toit de l’aula).

Muriel : C’est quoi les beubés ? Tu les définis comment ? Naela : Il y avait Goran dans notre classe l’an dernier.

Enrico : Mais il est pas méchant !

Naela : C’est qu’on a pas les mêmes intérêts, en tout cas moi, vous je sais pas, mais moi j’ai pas trop grand-chose à leur dire.

Muriel : Et c’est quoi leurs centres d’intérêt à ce moment là ?

Clarisse : Les vidéos…

Naela : Mais je sais pas leurs centres d’intérêt ! (à Enrico) Toi tu pourrais plus dire !

Clarisse : « Clash of clans ».

Enrico : Je sais pas parce que je comprends pas de qui vous parlez.

Naela : Genre Goran, Denis…

Clarisse : C’est vrai que c’est un peu les gens neutres.

Extrait d’entretien, parcours photo, CO3.

Conscient de son statut entre-deux, et alors que l’échange prend la forme d’une accusation, Enrico se place sur la défensive. Accusé d’affinité avec ce groupe par Naela, il refuse de participer à la discussion. Durant cet échange, Enrico est placé, et se place symboliquement, entre le groupe de filles et ses camarades masculins qualifiés à la fois de « beubés », pour leur usage intensif de jeux vidéo, et de « gens neutres », en tant qu’individus qui s’investissent peu dans les réseaux de sociabilité entre pairs.

De même que l’expression des « marches » renvoie dans le domaine militaire à une region stratégique qui permet de maintenir une position, celui ou celle qui est sur les marches entretient dans la cour une position stratégique. Il ou elle se positionne sur un espace seuil. La discontinuité territoriale produite par les marches fait alors apparaître deux espaces distincts auxquels il est facile d’ajouter des valeurs pour les usagères : vers les portes, le territoire valorisé des filles, vers le toit de l’aula, le coin devalué des “beubés”. Les « marches » constituent un espace reconnaissable pour tous, avec des caractéristiques permettant au groupe de se distinguer, ce que l’occupation du milieu du toit de l’aula ne permet guère. Être sur un espace seuil, c’est aussi pouvoir naviguer entre plusieurs espaces et en jouer à partir des opportunités d’action qu’ils offrent. En plus d’être un espace ludique, la variété de postures (assis/debout) qu’il offre, est valorisée dans la société des pairs (cf. 7.1.2).