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L’école, un dispositif au service d’un projet de société Façonner un nouvel individu Façonner un nouvel individu

SOCIOLOGIE À LA GÉOGRAPHIE

2.2.2 L’école, un dispositif au service d’un projet de société Façonner un nouvel individu Façonner un nouvel individu

L’école, en tant qu’institution, porte un projet de société dont l’espace est l’outil.

Philo et Parr (2000, 513) en donnent la définition géographique suivante : « Les institutions, pour nous, font habituellement référence à ces environnements

matériels construits comme les prisons, les hôpitaux et asiles, qui cherchent à contenir, contrôler, traiter, “ dessiner” et “ produire” des versions particulières supposément améliorées de l’esprit et du corps humain ». 52.

Selon cette définition, l’école est tout d’abord un « environnement matériel construit ». L’école est un contenant aux frontières clairement délimitées dans l’espace, avec un dedans et un dehors. Le bâtiment, qui représente la limite physique, doit permettre le passage tout en filtrant les intrusions. C’est aussi un contenant aux frontières clairement délimitées dans le temps. La transition est marquée par la sonnerie, cet artefact de la culture scolaire invisible mais producteur d’interactions. La deuxième partie de leur définition porte sur l’idée d’« amélioration ». Cette idée n’est pas nouvelle puisqu’il s’agit du premier principe énoncé par Crahay dans son introduction à la psychologie de l’éducation (1999, 1) : « Tout projet éducatif ou de formation postule la malléabilité plus ou moins grande de l’être humain ». Toutefois, tandis que la psychologie de l’éducation semble parfois oublier le corps, les apports des travaux de Foucault réinvestis par les géographes anglo-saxons notamment en géographie des populations et des institutions, permettent de dépasser ce manque. Un an plus tard, Philo précise qu’une caractéristique essentielle de l’institution est d’ « accumuler des corps », dans un but de contrôle et de discipline de ceux-ci (2011). L’environnement matériel, à travers les dispositifs spatiaux, serait le premier outil pour répondre à cet objectif.

L’école, institution disciplinaire et dispositif spatial

Pour mieux contextualiser la définition de Philo et Parr, revenons à l’ouvrage de Foucault, Surveiller et Punir et le chapitre sur « les corps dociles » (2010 [1975]). C’est l’étude de la discipline comme le résultat d’un « art des répartitions » qui intéresse en particulier les géographes. Cette répartition disciplinante est produite et entretenue par le dispositif spatial, « cet agencement spatial doté d’une fonction opérationnelle et normative » (Lussault, 2003, 266). En organisant les répartitions, l’agencement spatial contribue à produire une forme de vie collective et des procédures d’assujettissement. En effet, le dispositif de l’architecture institutionnelle met en œuvre plusieurs techniques du pouvoir : la clôture, le quadrillage ou la parcellisation, et l’emplacement fonctionnel (salle de classe, circulation, espace de récréation, etc.). Ces techniques se retrouvent à toutes les échelles de l’espace scolaire : de l’institution dans son ensemble à la salle de classe, voire même à l’ilôt que constitue le bureau de l’élève ou de l’enseignant-e.

En agissant sur la mobilité des corps, la parcellisation, qui consiste à contrôler les flux et à assigner des places pour mieux contrôler les individus, est probablement une technique des plus disciplinantes. Foucault la définit ainsi :

« [À] chaque individu sa place ; et à chaque emplacement, un individu (…).

L’espace disciplinaire tend à se diviser en autant de parcelles qu’il y a de corps ou d’éléments à repartir. Il faut annuler les effets des répartitions indécises, la

52 Ma traduction de : « Institutions, for us, have usually referred to those material built environments such as prisons, hospitals and asylums which seek to restrain, control, treat, “design” and “produce” particular and supposedly improved versions of human minds and bodies. » (Philo et Parr, 2000).

disparition incontrôlée des individus, leur circulation diffuse, leur coagulation inutilisable et dangereuse ; tactique d’antidésertion, d’antivagabondage, d’antiagglomération. Il s’agit d’établir les présences et les absences, de savoir où et comment retrouver les individus, d’instaurer les communications utiles, d’interrompre les autres, de pouvoir chaque instant surveiller la conduite de chacun, l’apprécier, la sanctionner, mesurer les qualités et les mérites.

Procédure donc, pour connaître, pour maîtriser et pour utiliser. La discipline organise un espace analytique. » (Foucault, 2010 [1975], 168).

Dans Surveiller et Punir, Foucault mentionne des techniques de contrôle qui viennent opérationaliser cette art de la répartition : un emploi du temps pour intégrer la discipline, la définition stricte des rapports corps-objets autorisés, des dispositifs qui rendent visibles les déviances et enfin, l’usage de la punition et de l’examen qui objectivisent et assujettissent les individus interchangeables devenus des « cas ». Ajoutons que le règlement intérieur vient appuyer ces répartitions en les légitimant. Enfin, n’oublions pas la sonnerie, cet artefact immatériel et pourtant omniprésent, qui, en s’adressant directement au corps, est un rouage essentiel de l’institution disciplinante.

Dans le cours du 14 janvier 1976 que Foucault donne au collège de France, il rappelle que la discipline ne s’associe pas à une institution ni à un appareil.

C’est une technologie du pouvoir. Sans intention, il est diffus et capillaire. Le philosophe explique sa démarche : « [Il] s'agissait de ne pas analyser le pouvoir au niveau de l'intention ou de la décision, de ne pas chercher à le prendre du côté intérieur, de ne pas poser cette question (que je crois labyrinthique et insortable) qui consiste à dire : qui donc a le pouvoir ? Qu'est-ce qu'il a dans la tête ? Et que cherche-t-il, celui qui a le pouvoir ? Mais d'étudier le pouvoir, au contraire, du côté où son intention – si intention il y a – est entièrement investie à l'intérieur de pratiques réelles et effectives (…). Le pouvoir, je crois, doit être analysé comme quelque chose qui circule, ou plutôt comme quelque chose qui ne fonctionne qu'en chaîne. Il n'est jamais localisé ici ou là, il n'est jamais entre les mains de certains, il n'est jamais approprié comme une richesse ou un bien.

Le pouvoir fonctionne. Le pouvoir s'exerce en réseau et, sur ce réseau, non seulement les individus circulent, mais ils sont toujours en position de subir et aussi d'exercer ce pouvoir. Ils ne sont jamais la cible inerte ou consentante du pouvoir, ils en sont toujours les relais. Autrement dit, le pouvoir transite par les individus, il ne s'applique pas à eux. » (1997 [1976], 26-27)

En résumé « le pouvoir fonctionne » et « transite par les individus », dont les enfants qui incorporent les arrangements spatiaux en devenant eux-mêmes des agents de l’institution surveillant. Ces derniers contrôlent leurs pairs, plus ou moins consciemment : « C’est-à-dire que l’individu n’est pas le vis-à-vis du pouvoir ; il en est, je crois, l’un des effets premiers. L’individu est un effet du pouvoir et il est en même temps, dans la mesure même où il en est un effet, le relais : le pouvoir transite par l’individu qu’il a constitué. » (1996 [1976], 27).

L’étude ethnographique de Barker et al (2010) 53 est éloquente à ce sujet. Elle étudie les effets sociaux d’une Academy54 à l’architecture inhabituelle. Tandis

53 Barker, J., Alldred, P., Watts, M., et Dodman, H. (2010).

que l’existence de parois vitrées entre les salles et le couloir garantit le contrôle visuel des autres membres de l’institution, la confusion entre élèves et prisonniers est telle que les élèves bruyants ou perturbateurs sont isolés physiquement au sein d’unités de réclusion (seclusion unit) afin de réaliser leurs devoirs dans le calme. Loin d’être critiqués, ces espaces sont loués par le personnel éducatif, les élèves et les parents qui constatent des effets sur la réussite scolaire, confirmant l’argument de Foucault (2010 [1975], 227) : il serait faux de penser la discipline qu’en des termes négatifs, la discipline « produit » toujours quelque chose55, à chacun s’il le souhaite de juger de la valeur de ce quelque chose.

Même si la thématique de l’enfermement et de l’école comme prison doit être nuancée – et en France surtout depuis la Troisième République selon Le Coeur – le modèle d’organisation disciplinante est toujours d’actualité : un espace fermé et de fermeture (l’école comme space of enclosure selon Lankshear, Peters et Knobe, 2013), qui en interne répond au principe de la grille (l’école comme a modernist time-space grid selon Thomson, 200756) soit un temps découpé par tranche d’heures de discipline et un espace quadrillé par fonction.

Le flux important de population que reçoit l’institution est contrôlé au prisme de cette grille.

Depuis le XIXème siècle, c’est la salle de classe qui connait le moins de modifications. Le matériel, qui participe de la culture scolaire, a peu évolué dans le temps et entre les espaces scolaires : du mobilier pour s’asseoir (bancs, chaises, tables) et prendre des notes (cahier, crayon), à partir de supports (tableau), autant d’objets récurrents du dispositif de la salle de classe. Clerc (2015) décrit un « immobilisme spatial » qui se caractérise par la persistance d’un dispositif spatial frontal : rangée de tables face au maître, éventuellement sur son estrade, un « arrangement que l’on retrouve partout dans le monde, du Nord au Sud, des pays riches aux pays pauvres, des bons élèves PISA aux cancres du classement ». Cet arrangement propose un enseignement sur le modèle du cours magistral, lui-même fondésur la transmission directe du maître à l’élève, l’élève étant considéré comme un récepteur passif, un corps à contrôler au point d’en nier les besoins de sa corporéité. Si changer le dispositif

54 Une Academy est, au Royaume-Uni, une école avec plus de libertés qu’une école conventionnelle, notamment en termes de budget et de curriculum.

55 « Il faut cesser de toujours décrire les effets de pouvoir en terme négatifs : il « exclut », il « réprime », il « refoule », il « censure », il « abstrait », il « masque », il « cache ». En fait le pouvoir produit, il produit du réel-, il produit des domaines d’objets et des rituels de vérité. L’individu et la connaissance qu’on peut en prendre relève de cette production. » (Foucault, 2010 [1975], 227)

56 « The grid could equally be a school diary, a timetable, graph paper on which a bell curve of test results might be plotted, or the national curriculum. As timetable, the boxes suggest lessons – the teacher and student can move within the confines of the lesson time – but not transgress the borders, go over or under time, because that will disrupt all the other teachers and students working within the little slots of time and in their own little separate spaces. Each box represents a discrete time-space filled with a designated activity, each activity neatly bounded and each bounded entity connected vertically, horizontally, and sequentially in a variety of predictable ways. » (Thomson, 2007, 113-114)

spatial de la salle de classe peut-être relativement simple (par exemple en organisant les tables en îlots d’apprentissage), précisons que changer l’espace n’est pas suffisant pour changer les relations, en particulier lorsque les enseignants ont été formé-es pendant des décennies à un enseignement frontal.

Des dispositifs spatiaux volontairement différents

Pour produire intentionnellement de nouvelles relations, le dispositif spatial doit être pensé autrement, en mettant l’architecture au service d’une pédagogie.

Regardons brièvement du côté des écoles « alternatives » pour rendre compte, par contraste, de la force du dispositif spatial au sein des écoles conventionnelles.

Citons tout d’abord les écoles de la pédagogie Steiner-Waldorf. Celles-ci pourraient s’apparenter à un cas extrême d’architecture scolaire portant un projet social, lequel est bien différent de l’école à l’enseignement frontal issue du modèle industriel. Selon la pensée anthroposophique développée par le philosophe Rudolf Steiner (1861-1925), l’architecture du bâtiment doit s’adapter à la fois aux besoins de l’enfant et à l’environnement local. Il doit favoriser ce lien en créant des environnements protecteurs et familiers qui accompagnent l’enfant dans son « évolution naturelle ». L’environnement adéquat dépend donc des besoins biologiques de l’enfant (Upitis, 2004), de son âge et des caractéristiques que chacun développe en fonction de son « chemin d’incarnation ». Dans une perspective holistique, la pédagogie Steiner-Waldorf prend en compte l’enfant à la fois comme « un corps physique » qui correspond au corps de l’être humain, « un corps de vie » qui renvoie au règne végétal, un être avec des « sentiments » et « un moi ». La pédagogie est donc différenciée tandis que l’environnement est censé être adapté aux groupes d’âges : les couleurs, formes, matériaux mais aussi la taille des pièces évoluent avec l’âge de l’enfant (Kraftl, 2006). La réflexion sur le mobilier adapté à l’âge de l’enfant – avec la perspective holistique en moins – est aussi présente chez les représentants de l’éducation nouvelle comme Montessori et Dewey.

Les effets disciplinants du dispositif spatial sont, en outre, étroitement liés à la taille de l’établissement. On peut, en effet, supposer que passer d’un établissement de 700 élèves (la norme à Genève pour le secondaire) à une centaine d’élèves, ou moins, aura des effets sur les procédures d’assujettissements. Beaucoup d’écoles dites « alternatives » insistent sur le bénéfice d’une « école à taille humaine », « comme à la maison » qui se distingue des « larges, impersonnels, espaces institutionnels des écoles conventionnelles » (Kraftl, 2013). Ce sont les mêmes arguments que valorisent les quatre-vingt-cinq élèves de la Maison des Enfants de Buzet, cette école publique installée dans une maison de village, « une curiosité tant architecturale que pédagogique » (Manil, 2017, 1). Les apprentissages se font alternativement dans neuf pièces à vivre, dans le théâtre hébergé par le grenier, et dans la cour de récréation constituée d’un bosquet, un talus et un replat. Les espaces nombreux mais restreints sont à la dimension des enfants, qui n’ont alors plus peur de « se perdre ». Une école à taille humaine pour mieux apprendre, et

réussir, est aussi le pari des « micro-lycées pour les élèves décrocheurs », parfois appelés « lycées de la deuxième chance »57.

Enfin, mentionnons ceux qui proposent une relation d’apprentissage marquée par l’absence d’architecture scolaire. C’est le cas des forest school, school without walls ou encore de l’école à la maison qui, selon l’étude de Kraftl, se passe en pratique le plus souvent à l’extérieur. L’environnement extérieur devient l’espace d’apprentissage. Cette prise de position peut sembler répondre par certains aspects à l’appel d’Illich (1980)58 d’une société sans école.

Toutefois, son point de vue dépasse largement celui des parents qui choisissent plus souvent l’école hors les murs sous la forme de l’école de la deuxième chance que dans une démarche sociétale. Malgré des positionnements politiques divergents, les prémisses sont les mêmes ; elles reposent sur la critique d’un système inadapté voire aliénant qui ne permet pas aux enfants de grandir et donc sur la nécessité de penser d’autres espaces éducatifs.

Ces écoles alternatives sont construites (ou non construites) volontairement différemment du modèle de l’école conventionnelle. Il ne s’agit pas de mettre à profit l’espace pour faciliter la transmission des apprentissages aux élèves mais de produire – du moins en principe – un environnement favorable à l’accueil et à la formation des êtres humains.

Schéma 2.2 : Synthèse de « L’école, un espace conçu et idéologique »

57 Pour la France, ils sont recensés sur le site de la Fédération des établissements scolaires publics innovants http://www.fespi.fr/ (consulté le 12.05.17)

58 Mettre fin à l’école, « cette gardienne des enfants chargée de la sélection, de l’endoctrinement et de l’instruction », est, selon Illitch, une nécessité pour mettre en place une autre société moins consumériste, et faire la révolution.

Les dispositifs spatiaux des écoles conventionelles et alternatives ont néanmoins tous en commun d’être pratiqués, investis de sens, approprié et éventuellement détournés par les usager-ères.

L’ÉCOLE, ESPACE PRATIQUÉ : DES APPROPRIATIONS ET DES RESSOURCES

La pratique spatiale d’une société sécrète son espace ; elle le pose et le suppose, dans une interaction dialectique : elle le produit lentement et sûrement en le dominant et en se l’appropriant. À l’analyse, la pratique spatiale d’une société se découvre en déchiffrant son espace. (Lefevbre, 1974, 48)

Comme a pu l’esquisser la partie précédente, le bâti et les dispositifs spatiaux de l’école moderne donnent à voir des politiques éducatives productrices de manières d’être et d’être ensemble, c’est-à-dire de procédures d’assujettissement et des formes de sociabilités. En revanche, l’architecture n’impose aucun usage de l’espace. L’écart entre les espaces conçus et leurs usages s’explique tout d’abord par un conflit de temporalité. Tandis que les bâtiments peuvent avoir plus de cent ans, les enseignant-es les pratiquent au maximum quarante ans et les élèves seulement trois ou quatre ans. Ces différentes temporalités impliquent nécessairement un écart entre l’usage de l’espace tel qu’il a été pensé et les pratiques qui succèdent à sa construction.

L’écart s’explique aussi par la multiplicité des acteurs concernés. Alors que l’organisation spatiale est pensée par des architectes et des maîtres d’ouvrages, lesquels sont souvent des représentants politiques, elle est expérimentée au quotidien par les usagers et usagères : enseignants, direction, personnel administratif et technique et élèves. Or, même entre ces derniers, les pratiques spatiales diffèrent selon la sociologue Marie- Derouet-Besson (1998) 59. Alors qu’elle considère les élèves comme un groupe homogène, nous pouvons supposer une grande variété d’usages au sein de ce groupe.

Cette pluralité des pratiques caractérise l’espace perçu de Lefebvre (l’espace perçu est pratiqué). Elle caractérise aussi l’espace selon la définition de Massey, ce champ « de trajectoires distinctes [qui] co-existent » et qui rend possible la rencontre avec autrui. Qu’est-ce que l’analyse des pratiques spatiales peut nous apprendre sur l’école ?

59 Dans son étude sociologique sur les usages de l’espace au collège, Derouet-Besson (1998) présente des cheminements spécifiques aux groupes sociaux : les enseignants, empruntent les chemins les plus courts et les plus couverts, tandis que les élèves, plus mobiles, parcourent des distances plus longues et moins protégées des intempéries. Les agents d’entretien utilisent le plus de circulation cachée alors que les chefs d’établissement et le personnel d’administration ont unr mobilité très variable.