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MÉTHODES QUALITATIVES

4.3.4 Les entretiens, un an plus tard

Six entretiens ont été réalisés un an après l’immersion dans les trois établissements : un solo dans le CO1, un solo et un duo dans le CO2 et deux solo et un quatuor dans le CO3. Ces entretiens répondaient à deux attentes : nuancer ce qui avait été dit un an plus tôt, et questionner les phénomènes d’occupation et de partage de l’espace dans la durée, c’est-à-dire à l’échelle de leurs trois années d’élèves de cycle. Les réaliser au moment où ils quittaient l’établissement (sauf une sur les dix qui redoublait) s’est avéré particulièrement propice à l’auto-analyse. Cet entretien fut organisé autour de 4 axes (cf. annexe 12 pour la trame, 13 et 14 pour deux exemples d’entretiens). Le premier invitait les enquêté-es à réagir sur leurs choix de photos, sur les commentaires qu’ils et elles en avaient fait en 10e et sur leurs nouvelles spatialités en 11e. Deuxièmement, ils furent questionnés sur l’occupation de l’espace pendant les temps de pause durant cette dernière année. Le troisième axe résultait d’une analyse des précédents entretiens pour clarifier le sens des termes employés pour catégoriser les groupes (« racailles », « beaux-gosses », « populaires »,

« perdus »), et pour se catégoriser en tant qu’individu (« enfant »,

« adolescent », « jeune »). Le dernier invitait à réagir sur ces trois années, pensées comme un tout, en s’appuyant d’une part sur une ficelle conseillée par Becker (2011) : envisager le « pire » ; et d’autre part par un conseil de Bertaux (2010) : ouvrir le champ des possibles en demandant ce qui aurait pu être entrepris différemment.

Ces entretiens se sont volontairement déroulés hors du contexte scolaire, dans les environs du cycle afin d’insister sur la dimension rétrospective et pour ne pas être associée au corps professoral. Toutefois, réalisé sur la base du volontariat des participant-es, cet échantillonnage comporte quelques biais puisque ce sont principalement des filles qui se sont manifestées (sept sur dix personnes), et des individus scolarisés en section LS (neuf sur dix). En effet, parmi les élèves de la classe CT du cycle des CO3, qui n’était par ailleurs plus que huit en 11e, plusieurs ont répondu positivement mais seule une s’est présentée au rendez-vous. Les désistements sont relativement fréquents dans le cas d’une recherche avec des jeunes et constituent en ce sens un aléa : d’une part la gestion de leur emploi du temps est incertaine et d’autre part, ils préfèrent par principe ne pas dire non à l’adulte (et donc dire oui) tout en se laissant ensuite la liberté de ne pas se présenter au rendez-vous. J’ai décidé après deux rendez-vous ratés de ne plus insister.

Si ces entretiens permettent de nuancer les précédents en mettant en valeur la variété des placements d’une année sur l’autre, il importe de les croiser avec les observations qui rééquilibrent certaines prises de positions. En effet, le constat d’une sur-visibilisation des filles dans les entretiens, alors que les observations ethnographiques tendent à montrer une marginalisation des filles dans la cour de récréation, méritera un questionnement dans l’analyse (cf. 7.3.3).

ANALYSE : DÉMARCHE ET COMPLÉMENTARITÉS

Le moment de l’analyse est souvent la boite noire des recherches en sciences sociales. J’aimerais expliciter le processus. Selon Lahire (1996), toute interprétation est une surinterprétation, au sens où les chercheurs « mettent généralement plus de sens dans les actions des enquêtés que ces derniers n’en mettent eux-mêmes lorsqu’ils agissent. ». Cette surinterpréation n’est selon lui pertinente que si elle est contrôlée, c’est-à-dire que l’empirie est contrainte par un cadre d’analyse. C’est celui-ci que je vais tenter d’expliciter.

4.4.1 Analyses préliminaires : des variables comme catégories thématiques L’analyse fait tout entier partie de la méthode. Dans le cas de l’observation ethnographique, trois niveaux d’analyse préliminaires ont déjà été présentés : l’œil qui discrimine pour la prise de note; les premiers étiquetages dans la page de gauche du carnet, puis le résumé des mini-découvertes ou interrogations à la relecture de l’ensemble du carnet, au moment des vacances scolaires.

Ces observations ont permis de dégager des variables qui informent sur le contexte de production des rapports sociaux et de l’espace scolaire. C’est donc un classement thématique des interactions issues des observations qui fut tout d’abord privilégié, avec l’aide du logiciel d’analyse N’Vivo : par lieux (hall, cour de récréation, couloir), par type d’interactions (garçon versus filles, adulte versus enfant, chercheuse versus usager-ères), par moments (pendant les cours, journées spéciales), par activité, par objets utilisés. Le logiciel m’a principalement aidé à organisé mes idées. J’ai ensuite procédé à une analyse de contenu à l’intérieur de ces catégories thématiques. Néanmoins ces variables ne constituent pas les catégories d’analyse qui vont permettre de comprendre ce qui façonne les rapports sociaux dans le contexte scolaire.

La mise en regard des trois établissements est par conséquent passée au second plan, au profit d’une analyse par thème à partir des paradoxes apparus sur le terrain.

4.4.2 Classe, genre, « race » : des catégories descriptives ou analytiques ? L’observation est facilement sujette à l’accusation d’une approche positiviste qui essentialiserait la classe, le genre ou la « race ». Ce risque est fréquent en sciences sociales où l’observation puis l’analyse utilisent le vocabulaire du langage courant. Revenons sur ces trois expressions telles qu’elles sont entendus dans cet écrit, avant de discuter des enjeux d’une possible confusion entre catégorie descriptive et catégorie analytique, entre la variable dans l’usage des lieux et l’outil pour décrypter les phénomènes sociaux.

La classe sociale dans les espaces scolaires, un rapport de pouvoir discret

La classe sociale a longtemps été le rapport de domination privilégié par les études sociologiques sur la reproduction sociale. Elle est moins présente dans les études sur la population enfantine. Au-delà d’un phénomène de mode qui expliquerait le délaissement de la classe sociale, ce constat s’explique par des raisons pratiques. Étudier la classe sociale implique de se référer au travail des parents, des informations qui ne sont pas toujours accessibles. Dans notre cas, à moins de travailler au sein de l’établissement, ou de réaliser des questionnaires à l’échelle de l’école (un procédé difficile sans le soutien d’une équipe de recherche), il s’avère difficile de connaître le niveau économique des six cents à sept cents élèves de chaque établissement. Pour autant, quelques données peuvent être recueillies en discutant avec les usager-ères. En particulier, les trois regroupements et sections, qui, dès l’entrée au cycle, orientent les élèves vers une formation plus ou moins professionalisante, sont des indicateurs de futures classes sociales. Lorsque que ceux-ci ont été mentionnés, la variable de classe a été prise en compte.

La « classe » la plus explicite est en revanche la classe d’âge, c’est-à-dire leur année d’étude dans l’école. Elle structure les rapports sociaux et se conjugue parfois étonnamment avec le genre, puisqu’on va retrouver des similitudes entre des garçons de 9e et des filles de 11e en termes d’appropriation de l’espace (cf.

7.3.1). Peu conceptualisée, c’est pourtant celle qui apparaît en premier dans les entretiens. Il apparaît important de pouvoir l’articuler au même titre que les autres rapports de pouvoir.

Le genre, un rapport de pouvoir sexué

Malgré une confusion de plus en plus fréquente entre le sexe et le genre, ce qui les distingue en premier lieu, c’est que le premier s’apparente à une catégorie descriptive tandis que le second renvoie à une catégorie analytique, définie par Scott comme une « façon première de signifier les rapports de pouvoir » et un

« élément constitutif des rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes » (Scott, 1988)92. À l’inverse du sexe qui, comme l’âge, est un marqueur d’appartenance à un groupe social, « le genre est plus que cela, et c’est alors que les choses se compliquent » (Clair, 2012). Le genre, lequel procède du « faire » (ou doing selon Butler, 2004), est présent dans toutes les dimensions de la vie sociale :« [Il] organise des pratiques et des idées partagées par tout le monde : les normes du genre nous obligent tou-tes à devenir hommes ou femmes, c’est-à-dire à marcher comme ci, à parler comme ça, à préférer telles couleurs, tels plats et tels partenaires sexuels, à éprouver de la peur dans telles circonstances mais pas dans telles autres, bref d’avoir à toujours faire en sorte d’avoir l’air d’être ce que nous sommes supposé-es être

« naturellement », à ressentir les émotions qu’un « instinct » bien intégré nous dicterait. » (Clair, 2012, 9).

92 Bien que cette distinction entre sexe et genre ait fait l’objet de critique pour des féministes qui y lisent une continuité de la division des tâches entre sciences sociales et sciences médicales (Gardey et Löwy, 2002), je garde cette distinction dans un but de clarté entre ce qui est communément vu comme une catégorie descriptive (un corps sexué) et la dimension analytique de celui-ci (le genre).

En résumé, le sexe est un marqueur social tandis que le genre définit les modalités des rapports sociaux (de l’ordre du doing). Le premier m’intéresse pour rendre compte des rapports sexués dans le choix du placement de chacun-e, tandis que j’interroge la fabrique du second à l’aune des pratiques spatiales.

La « race » : la matrice taboue

La classe et le genre ont été largement théorisés. Malgré les débats que leurs définitions suscitent, ils sont utilisés dans la plupart des analyses en sciences sociales. Etudier « la race », ou l’origine ethnique, est en revanche problématique, en particulier dans la culture francophone.

Malgré un usage revendiqué du terme dans le cas des mouvements Black aux États-Unis et Beur en France, initiant les approches visant l’intersectionalité93, la

« race » comme catégorie descriptive reste taboue dans la culture scientifique française. Le terme de « race » a longtemps été utilisé par les ethnologues comme une « réalité biologique », soit une catégorie à la fois descriptive et explicative. Issue de la colonisation pour traduire une hiérarchie entre les peuples, ce terme a été largement critiqué après la décolonisation. Par conséquent, chez les chercheurs en sciences sociales, le parti pris a longtemps été celui du renoncement (Célestine, 2012), fournissant peu d’outils analytiques et méthodologiques pour étudier la naturalisation de l’assignation à l’altérité.

Aucun équivalent n’a été proposé pour rendre compte d’un marqueur d’appartenance marqué en premier lieu par l’apparence, mais auquel s’ajoute et se confondent souvent la nationalité, la langue, la religion, etc.

Pourtant, le processus de racialisation, ou la naturalisation de l’assignation à l’altérité, persiste jusque dans les institutions de façon latente mais non moins violente. Elle est rendue silencieuse par le tabou qui l’entoure. Les attaques aux organisatrices et la menace de censure du colloque « Penser l’intersectionnalité dans les recherches en éducation : enquêtes, terrains, théories », qui s’est tenu à l’ESPE de Créteil le 18 et 19 mai 2017, rendent compte de la chaude actualité du thème en France. C’est le terme de « race » qui posait problème aux représentants de la « laïcité » et de l’école « républicaine ». Pour ces derniers,

93 C’est Crenshaw qui, cherchant à comprendre la situation des femmes noires et l’imbrication des rapports de dominations (class, gender and race), parle d’intersectionnalité pour la première fois. Ce concept est à l’origine d’ une approche analytique (Denis, 2008) dorénavant utilisée pour étudier « la complexe articulation des identités/inégalités multiples » des populations marginalisées et inscrites dans un système d’oppression (Bilge 2009). L’âge social peut alors s’ajouter aux trois systèmes d’oppression principaux (pour un exemple en géographie des enfants et des jeunes, voir Larreau, 2011 ; Rodó-de-Zárate, 2015).

parler de « race » au sein de l’école de la République, qui se veut égalitaire et universaliste, signifierait encourager le communautarisme.94

En pratique, dans le cadre de ma thèse, la prise en compte des racialités a posé problème à plusieurs niveaux. Tout d’abord un problème de définition : s’il est

« race » est un rapport social fondé sur l’apparence ? Deuxièmement, un interdit moral persiste : s’il est socialement accepté de décrire les pratiques des filles (identité sociale assignée depuis la naissance et rarement discutée hors de la population transexuelle et queers), il s’avère délicat de décrire les pratiques des individus noirs à l’école (catégorie stigmatisante dans la culture française).

Enfin, nous touchons ici aux limites de l’observation. Celle-ci, en effet, dépend des catégories descriptives tout en les reproduisant par le simple fait de les nommer. Elle ne permet donc pas d’avoir une approche critique de celles-ci. En effet, je définis les occupations des lieux à partir de ce que je vois, ou de ce que les usager-ères reconnaissent. Cela revient à affirmer que l’on peut « voir » le genre ou la « race » et les utiliser comme des variables ou des catégories descriptives, ce qui pose problème pour les raisons scientifiques et morales que je viens de décrire.

Ayant choisi de privilégier une étude à l’échelle de l’établissement, je réutilise les références à une origine ethnique ou culturelle dans mes notes lorsqu’elles sont mentionnées par les élèves pour parler des autres ou de soi (notamment :

« renois » et « latinos » font sens dans les trois écoles). Se revendiquer

« noire », « latino » ou « kosovar » ne renvoie pas au même cadre de référence ou à la même histoire. En revanche, ils traduisent une distance avec un autre groupe, le groupe majoritaire qui lui n’est jamais mentionné par les élèves : les blancs ou les suisses. Je constate qu’il en est de même dans mes observations : si je souligne la présence de personnes qui me semblent différentes pour leur langue ou leur couleur, je ne note jamais qu’il s’agit d’un

94 Entre aggresions personnalisées et discours offensif amplifié par les réseaux sociaux, des représentants de la droite identitaire comme de la gauche dite « républicaine » se sont mobilisés pour annuler la tenue du colloque. Il s’en fallu de peu pour que celui-ci n’ait pas lieu. Il se déroula sous la protection d’un dispositif sécuritaire. Les enseignant-es en formation n’eurent, en revanche, pas le droit de s’y rendre contrairement à ce qui était convenu initialement. En concluant la conférence d’ouverture, Fassin (2017) s’interroge sur le privilège et la responsabilité académique de tou-tes dans un contexte où l’institution a été tentée par la censure pour calmer les censeurs. L’intégralité du texte de

la conférence est accessible sur le site Bibliobs :

http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20170518.OBS9602/comment-un-colloque-sur-l-

intersectionnalite-a-failli-etre-censure.html?xtref=https%3A%2F%2Fwww.facebook.com%2F#https://www.facebook.co m/ Le programme du colloque est accessible sur la page de la journée d’étude http://intersectionnalite-education.fr/programme/ Parce qu’il comprenait des mots clés à la combinaison explosive (race, genre, musulman), les intitulés ont été remaniés plusieurs fois avant la tenue du colloque. Sites consultés le 20.05.17.

groupe de blancs ou de suisses. Bien que cela soit discutable, je catégorise moi aussi selon le premier objectif défini par Sanchez-Mazas (2012) : pour structurer et organiser mon environnement, impliquant nécessairement un manque dans les informations. Etant prise dans les mêmes difficultés et contraintes catégorielles que le public que j’observe, mon issue réside dans la prise de conscience et l’honnêteté, c’est-à-dire la réfléxivité.

Des catégories descriptives à une catégorie d’analyse majeure : le genre

La classe sociale, la classe d’âge, le sexe et la race (ou l’origine ethnique) jouent un rôle dans les modes d’appropriation, d’usage et de production de l’espace, c’est pourquoi, dans mes notes, je faisais référence à ces catégories descriptives lorsque j’en avais connaissance. Néanmoins, sans connaissance de l’histoire sociale des individus, le genre est le rapport de pouvoir qui se prête le plus à une observation ethnographique des pratiques corporelles. Je ne peux pas affirmer que l’appartenance et l’assignation dans des rapports genrés dominent dans les modes de faire avec l’espace. Il est toutefois certain qu’il s’agit du rapport de pouvoir dont le matériau est le plus dense et le plus fiable pour l’analyse. En outre, le sexe passe pour une identification première dans le système scolaire, justifiant une prépondérance de ce système de relations dans l’analyse. Par conséquent, alors que je souhaitais intialement croiser les catégories d’analyse pour comprendre la production et l’usage de la ressource spatiale, c’est finalement l’analyse par le genre, en tant que principale catégorie d’analyse, qui domine.