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L’école, où s’expérimente la culture des pairs : entre apprentissages et rapports de pouvoir

SOCIOLOGIE À LA GÉOGRAPHIE

1.1.2 L’école, où s’expérimente la culture des pairs : entre apprentissages et rapports de pouvoir

Un deuxième grand axe d’analyse des études portant sur le monde scolaire est celui de la « culture enfantine », aussi appelée « culture des pairs ». Parce qu’il nous importe dans cette recherche de mieux saisir l’inscription spatiale de la culture de pairs et les lieux de sa diffusion, précisons ce que ce terme recouvre et les enjeux qu’il soulève.

Si « culture enfantine » et « culture des pairs » se confondent parfois en sciences sociales, les expressions se distinguent à deux niveaux. La première nuance est d’ordre linguistique. Suite aux écrits de Delalande (2006), « culture enfantine » est privilégiée dans la langue française tandis que « culture des pairs », a été popularisée dans le monde anglophone par Corsaro et Eder (1990). La seconde nuance est d’ordre thématique, la première étant plus souvent associée à la (re)production de savoirs et compétences, la seconde à la diffusion de valeurs et aux la (re)production de rapports de pouvoir au sein des jeunes pairs. Discuter des traits partagés au sein d’une même génération permet de complexifier les travaux en cultural studies présentées précédemment.

Les quelques références selectionnées dans cette sous-partie, non exhaustives, se situent bien souvent dans un contexte scolaire, même si l’école, ou le rapport à l’école, n’en est pas l’objet principal.

Culture(s) enfantine(s) : le jeu moteur des compétences sociales

Delalande définit la culture enfantine comme « l’ensemble des connaissances, des savoirs, des compétences et de comportements, qu’un enfant doit acquérir et maîtriser pour faire partie du groupe de pairs » (2003, 3). Étudier les actions et comportements des enfants, comme l’a fait l’anthropologue en étudiant les règles de vie à partir des jeux de l’enfant (1995, 2001, 2003, 2006), éclaire le fonctionnement des groupes de jeunes pairs. En étant en performance, l’enfant apprend à devenir acteur de son groupe, à se faire accepter et respecter, éventuellement à le diriger et à montrer qu’il a intégré les valeurs, celles du groupe de pairs et celles qui correspondent à son genre.

En plus de produire un groupe à part entière, la culture enfantine se caractérise avant tout par un savoir ludique qui lui est propre. C’est celui-ci qui, dès la fin du XIXème, intéresse les folkloristes, tel Eugène Rollant, qui, en 1883, répertorie

les formules et jeux de l’enfance. En Angleterre, le couple Opie et Opie est connu pour leurs études sur les traditions et le langage des enfants à l’école (1959) et sur les jeux des enfants dans la rue (1969). Citons aussi l’influence des nombreux ouvrages de Sutton-Smith, tel le récent The Ambiguity of play (1997). L’acte de jouer, le playing, cette expérience créative si importante dès le plus jeune âge (Winnicott, 1971), est au centre des attentions des recherches en anthropologie et psychologie environnementale. En servant de médiation pour les relations sociales, le jeu permet d’apprendre les rôles sociaux et les compétences requises.

Le « playground », compris comme une aire de jeu et un temps entre pairs, apparait alors comme un espace-temps particulier où l’individu, libre d’être créatif, se découvre en présence d’autrui et poursuit ses apprentissages. Alors que l’enfant apprend des autres et de l’environnement, ce dernier est plus ou moins favorable à l’acquisition des compétences sociales nécessaires au développement de tout être humain. C’est dans cette perspective qu’un intérêt pour les aires de jeux prend forme dès les années 1980, en témoigne un numéro spécial de la revue Children’s environment quaterly11. Mentionnons enfin les travaux actuels de Blatchford et de son équipe sur le temps de la pause et les changements de jeux (1998) en fonction de différents motifs de regroupements (activités, sexe, ethnicité) au fil de l’année (2003).

D’après ces études, plusieurs facteurs jouent un rôle limitant dans le jeu et donc dans le développement des compétences sociales de l’enfant. Nordström (2010) en présente plusieurs. Premièrement, le contrôle et l’intervention des adultes limite le développment de la culture enfantine. C’est d’ailleurs un constat que déplore la récente étude suisse ProJuventute12, les enfants jouant de moins en moins longtemps sans surveillance. Ensuite, la forte densité des cours d’école augmente le stress et l’agressivité en limitant les capacités de concentration, les possibilités d’agir et donc d’agir ensemble. Celle-ci se combine souvent avec le manque de créativité offert par l’équipement des espaces de jeu. C’est ce manque de « playing » que regrette le collectif contribuant à l’ouvrage de Paquot (2015) ou encore l’architecte paysagiste suédoise Jansson13. Un espace favorable, comme le résume Nordström, doit donc permettre l’exploration et la créativité dans des « espaces de liberté ». Ces espaces étudiés par Korpela et Hartig (1996) offrent les qualités ressourçantes, notamment pouvoir se relaxer, se détendre, favoriser la liberté d’expression et l’expérience esthétique.

13 Marit Jansson, architecte paysagiste de l’université de Stockholm, publie de nombreux articles en suédois sur l’usage des espaces de jeu par les enfants. Elle souligne l’importance de pouvoir créer, au sein d’espace de jeu qui ne soient pas « ennuyeux ».

Une partie de ses arguments sont vulgarisés dans un article du 6 décembre 2014 hébergé par la plateforme scientifique ScienceNordic : http://sciencenordic.com/children-want-challenging-playgrounds, consulté le 12.05.17.

Si la majorité des recherches sur les cultures enfantines portent sur les enfants et non sur les adolescents, celles-ci ne s’arrêtent pas du jour au lendemain à la porte du cycle d’orientation. Nous pouvons supposer que l’aspect ludique, en prenant d’autres formes, reste un enjeu à l’école secondaire. Dans les cours d’école, l’équipement immobile, de surcroît occupé avec une forte densité, est a priori peu favorable au « playing ».

Culture des pairs : de la reproduction interprétative aux rapports de pouvoir Lorsque l’on parle des adolescents, ou des plus de 12 ans, les chercheurs évoquent plus volontiers la culture des pairs, parfois appelée « culture adolescente » (Danic, 2006). Pour Corsaro (1992), la culture de pairs (peer culture) est un ensemble d’activités, de routines et de valeurs que les enfants et les jeunes produisent et partagent entre eux. Il insiste dans ses écrits sur l’autonomie et la capacité d’action des « groupes de pairs » (peer group), cette instance de socialisation composée d’enfants (son objet d’étude principal) ou d’adolescent-es. Son second apport est le concept de reproduction interprétative (interpretative reproduction). Alors qu’il interroge avec Eder la reproduction par les groupes de pairs de la société dont ils sont membres (1990), ils en concluent que celle-ci passe par une appropriation des informations provenant du monde des adultes, que les jeunes individus modifient à partir de leur créativité14. Nous retiendrons de cette définition une certaine porosité entre le monde des adultes et les groupes de pairs au moment où ces derniers produisent une culture commune. Les rapports de pouvoir traversent donc tout autant les adultes que les enfants, même si leurs formes peuvent différer.

Dans l’organisation de la culture des pairs, les rapports de pouvoir entre les membres du groupe de pairs, et plus particulièrement entre adolescents, ont fait l’objet d’études approfondies. Bandes (clique), leader (leader) et popularité (popularity) sont alors des concepts analytiques fréquents. Ils ont néanmoins l’inconvénient en français de paraître empreints de culture américaine et sont peu repris en tant que tels par les sociologues francophones, lesquels sont alors préoccupés, à la suite des travaux de Bourdieu et Passeron (1970), par la question de la reproduction sociale et de la construction des inégalités sociales15. En français, les sociologues et psychologues privilégient souvent la notion de « groupe » à celle de « bande » pour signifier trois personnes ou plus unies par des caractéristiques communes et un sentiment d’appartenance.

L’étude la plus connue portant sur les sociabilités pré-adolescentes et l’organisation des groupes de pairs est probablement Peer Power (Adler et

14 Citation exacte: « Peer cultures result from children’s creative appropriation of information from the adult world to address their own peer concerns » (Corsaro, 2014, 232).

15 Pourtant, et cela est parfois troublant, les jeunes usager-ères utilisent le terme

« populaire » en entretien. Pourquoi cette question de la popularité est-elle passée quasi inaperçue jusqu’à récemment dans les études francophones ? Serait-ce parce que le phénomène n’a pas été perçu, ou bien est-il apparu avec la diffusion des séries américaines organisées autour du jeune sportif et de « sa » pom-pom girl ? D’ailleurs, à deux reprises dans les entretiens, les enquêté-es me renvoient aux séries américaines :

« Si vous voulez comprendre, il suffit de regarder n’importe quelle série américaine. » ;

« J’aime bien les casiers on se croirait dans un film américain ».

Adler, 1998). À partir d’une étude qualitative des groupes d’amis de leurs deux enfants pendant six ans (méthode qualifiée de PAR, Parent As Researcher), les chercheurs ont non seulement mis en avant les critères qui fondent la popularité entre filles et garçons, mais aussi les principes de fonctionnement et de stratification au sein des bandes.

Parmi les facteurs de popularité, ils mentionnent pour les garçons : les compétences sportives (athlétiques en particulier), les savoir-faire pratiques, les relations entre les genres et les performances académiques ; pour les filles : l’héritage ou le passé familial (niveau socio-économique et degré de permissivité), l’apparence physique, l’entourage des autres filles et les performances académiques.

Trois principes organisent les bandes : le maintien d’une frontière et la définition d’une adhésion exclusive, une hiérarchie entre les membres et des techniques d’inclusion et d’exclusion. Alors que le principe de la “frontière” reste assez symbolique dans l’analyse, les auteurs décrivent une hiérarchie rigide et déterminante au sein de la bande : « Alors que les leaders populaires déclassent les suivants, les suivants déclassent leurs aspirants, et les aspirants déclassent les personnes moyennes, chacun peut compenser sa propre humiliation en la passant aux individus de la couche inférieure »16. L’intégration à un de ces groupes s’apparente souvent à un « recrutement » (recruitment).

Elle fait suite à une invitation ou une sollicitation des membres du groupe. Elle se produit plus fréquemment en début d’année, lorsque les bandes sont plus ouvertes. Parfois, il s’agit d’une « candidature » (application). Au cas où le leader approuve, le nouveau membre gagne de suite un statut supérieur.

Lorsque, en revanche, survient un changement de position ou un remaniement au sein du groupe, un processus de redéfinition des amitiés s’opère (friendship realignment). L’analyse de ces sociabilités a permis de relever le rôle des techniques d’exclusion pour la cohésion interne : l’usage de la rumeur et du ridicule, en produisant la figure de l’étranger (outsider), sont très utiles pour consolider le groupe. Les auteurs résument ainsi les deux dynamiques : « the inclusionary dynamic is central to cliques foundation of attraction (…) the exclusionary dynamic is central to cliques bases of cohesion » (71-72).

Cet intérêt pour les interactions sociales se retrouve dans School talk, Gender and adolescent culture de Eder, Evans et Parker (1995), un ouvrage moins connu mais à la démarche assez semblable. Ayant la volonté de s’immerger dans les groupes de pairs, ils ont passé trois ans auprès de quinze groupes de pairs d’un établissement scolaire. Enquêtant sur la culture adolescente, ils mettent en avant le rôle du langage dans le maintien des différences entre filles et garçons, initiant les études sur la dimension performative du verbe dans les rapports de genre. Les pom-pom girl (cheerleader) sont alors des informatrices clés. Elles expliquent notamment comment, pendant l’échauffement, les femmes doivent rester plaisantes et souriantes, puisque même les plus jolies seraient soumises au jugement masculin. En revanche, la sexualité doit rester cachée

16 Ma traduction de : « While popular leaders degraded their followers, followers degraded the wannabe, and wannabes degraded the middle-people, everyone could safely offset their own humiliation by passing it on to individuals at the lowest stratum » (Adler et Adler, 1998, 89)

pour les filles17. Si la dimension spatiale est complètement absente de cette étude, un enjeu la suggère néanmoins : celui de la visibilité, de ce que l’on peut légitimement rendre visible. Celui-ci est essentielle à la popularité : « Les études sur les élèves de primaires suggèrent que les élèves populaires sont ceux qui sont le plus appréciés. Ce n’était pas le cas dans cette école. À la place, nous avons appris que les personnes les plus populaires étaient les plus visibles à l’école. Ils étaient les élèves dont la plupart des gens connaissaient le nom. »18 (Eder, Evans et Parker, 1995, 32).

Mais quelle visibilité est tolérée entre pairs ? Comment se rendre adéquatement visible ? Balleys dans son travail sociologique sur les logiques de pairs adolescents présente la visibilité du lien, ou du capital social, comme un mécanisme de la socialisation adolescente (2012). Plutôt que de popularité, elle parle de prestige dont elle étudie la négociation au quotidien. La chercheuse cite trois activités pour acquérir ce prestige. Premièrement, il faut savoir se faire entendre et savoir parler de soi. Deuxièmement, iI s’agit de se faire voir. Enfin, il importe de s’afficher publiquement et de se soumettre à une évaluation par les pairs. Selon Balleys, le prestige social s’acquiert dans la visibilisation du lien fort avec autrui, un processus amplifié par le fonctionnement des réseaux sociaux en ligne. Si son analyse porte en particulier sur les réseaux sociaux, dont elle analyse en détail les mécanismes, elle établit des liens avec ce qui se produit dans l’école.

Qu’il s’agisse de la toile ou de l’espace scolaire, un espace doit héberger et servir la mise en scène du groupe à laquelle on prétend ou souhaite appartenir, mais comment cet espace est-il produit et mis à profit ? Qu’est-ce que la spatialité des rapports sociaux a à nous apprendre sur la façon dont les individus appartiennent ou souhaitent appartenir à un groupe ? Appréhender les enfants et les jeunes comme une classe d’âge marquée par ses différences (dans la lignée des cultural studies), ou comme un groupe culturel cohérent traversé par des rapports de pouvoir (étude sur la culture des pairs), ont pour point commun d’interroger l’appartenance à un groupe social et la place de chacun-e à l’intérieur de celui-ci. Nous tâcherons au fil de cet écrit d’explorer la façon dont les jeunes individus mobilisent la ressource spatiale pour entretenir l’appartenance à un groupe spécifique au sein de l’école.

17 Eder, Evans et Parker expliquent (1995, 138-9) : « Through their narratives and performances girls attempted to avoid seeming to be sexually innocent. Boys face a similar issue of wanting to appear sexually sophisticated. Unlike boys, girls who have too much sexual interest or assertiveness are also to be scorned. And, as many girl know, the thin line between being sexual enough without being too sexual is often a continually disappearing one. Because girls fear being ostracized for sexual activity as well as sexual innocence, Michelle Fine found that few girls were willing to speak up in sex education discussions. »

18 Ma traduction de : « Studies of elementary students imply that popular students are the best-liked. This was definitely not the case in this school. Instead we were told that popular people were the most visible in the school. They were the students most people knew by name. » (Eder, Evans et Parker, 1995, 32)

Afin de présenter en quoi cette entrée par l’espace nourrit la compréhension de l’espace scolaire comme fabrique des rapports sociaux, faisons un pas outre-manche. Nous avons vu que, dès la fin des années 1960, et l’ouvrage fondateur de Opie et Opie (1969) sur les jeux des enfants dans la rue, des travaux interrogent le développement des compétences des enfants dans leur environnement (terrain de jeu, cour de récréation). Dans les années 1990, la spatialité devient un thème central de la recherche sur la fabrique de l’enfance, des enfants et de leurs quotidiens. Ce thème est encouragé par un champ émergeant : la géographie des enfants et des jeunes.

LA GÉOGRAPHIE DES ENFANTS ET DES JEUNES OU L’ESPACE AU CŒUR DES ÉTUDES SUR L’ENFANT ET L’ENFANCE

C’est dans les années 1990, et principalement dans le monde anglophone, que la géographie commence à s’intéresser aux enfants, un public jusqu’alors marginalisé au sein de la discipline parce qu’assimilé aux champs de la psychologie ou des sociologies de l’éducation et de la jeunesse. Après avoir présentées les spécificités de cette sous-discipline et de ses apports sur le monde scolaire, je discuterai de ses frontières disciplinaires avec la géographie de l’éducation. Cette sous-partie, volontairement disciplinaire, présente l’intérêt d’une entrée géographique pour interroger le monde scolaire.