• Aucun résultat trouvé

Habiter comme rencontrer autrui : l’invitation à une géographie micro du quotidien quotidien

SOCIOLOGIE À LA GÉOGRAPHIE

2.4.2 Habiter comme rencontrer autrui : l’invitation à une géographie micro du quotidien quotidien

Quelle que soit la posture, tous les contributeurs de ce numéro spécial s’accordent sur la nécessité de rencontrer l’autre pour habiter le lieu. Un espace habité est constitué d’autrui. Or comment habiter avec autrui ? Les données de l’étude vont dans le sens de la définition de l’habiter que donne Besse dans Habiter un monde à mon image (2013). Pour le géographe, habiter est « un art de l’espacement » (43), car, pour être ensemble il importe de trouver la juste métrique : « Espacer, c’est tenir à distance, et pour cela c’est d’abord délimiter, tracer une limite entre moi et autrui, c’est distinguer mon espace, mon domaine, mon territoire, de celui des autres. » (45). Plus loin dans l’ouvrage, il précise :

« C’est dans cette mesure d’espacement qu’arrive un « nous » (…) Habiter c’est trouver, définir, ajuster, entretenir les identités et les différences entre moi et les autres, entre les autres et moi. Trop près, c’est la fusion, c’est inhabitable. À l’inverse, trop loin, il est impossible qu’un « nous » advienne : l’espace devient inhabité. Pour éviter ces deux situations symétriques, l’inhabitable et l’inhabité, l’art d’habiter suppose donc un réglage des proximités et des distances » (388).

La nécessité de maîtriser les distances pour être « bien » ensemble ou constituer un « nous » est une grande partie de l’épreuve spatiale : « Chaque installation organise donc une situation où des opérateurs, en interaction, sont à l’épreuve de l’espace. Épreuve car un individu doit, en agissant, maîtriser les distances entre lui et les autres, entre lui et les réalités de l’environnement, doit aussi savoir trouver, prendre et tenir ses places » (Lussault, 2009, 418). Si de cette épreuve nait la ressource spatiale, maîtriser les distances reviendrait alors à entretenir des ressources spatiales pour produire des ressources sociales ou symboliques.

Etudier la rencontre avec autrui, le partage de l’espace et la production d’un

« nous » dans ces espaces « entre » nécessite de passer par une approche micro des pratiques spatiales et des interactions dans l’espace. L’approche micro s’intéressant aux pratiques habitantes reste émergente en géographie francophone. Relevons notamment l’ouvrage fondateur de Staszak et Collignon sur les espaces domestiques (2004) et la thèse de Milhaud sur les prisons (2009). Tout comme l’école, ces espaces peuvent être à la fois des refuges et des lieux oppression, laissant en émerger l’intime même lorsqu’ils sont

« publics ».

Un autre champ de la géographie s’intéressant à l’échelle micro est celle de la géographie de la mobilité, des espaces de transit ou de transport tels que le

train (Frétigny, 2012) et l’aéroport (Frétigny, 2013). Les films de Claire Simon sur la cour de récréation (Récréations, 1992) ou la gare du Nord (Gare du Nord, 2013) s’inscrivent aussi dans cette perspective avec une réflexion géographique sur l’être ensemble dans un espace micro. Malgré l’existence d’interventions en colloques et d’une journée d’étude67 sur les approches « micro » en géographie, il existe encore peu de publications.

Dans toutes ces recherches, la prise en compte du corps, cet espace et organisme vivant, medium des interactions et support d’incorporation du social (Di Méo, 2010) est primordiale. En particulier, la géographie du corps anormal dans l’espace public rend compte de l’intérêt d’une approche micro pour relever les valeurs de l’espace public et les limites de ce qui est toléré (Fournand, 2008

; Longhurst, 2001).

Dans notre étude, l’espace clos et l’intime en public, la mobilité et le corps sont des thématiques que nous étudierons via une géographie qui, partant des interactions sociales dans l’espace, questionnera le vécu du dispositif spatial scolaire.

Schéma 2.4 : Synthèse de « L'école, espace vécu »

67 Par exemple, le 12 novembre 2015 à l’université de Tours, a lieu la journée d’étude

« Approche micro en géographie. Regards croisés interdisciplinaire » organisé par Hovig Ter Minassian, avec une session sur les mobilités et une sur les processus d’appropriation.

ESPACE PRATIQUÉ, ESPACE VÉCU : L’ÉCOLE, UN ESPACE DE CONSTRUCTION DES IDENTITÉS ?

L’espace est conçu, perçu et vécu selon Lefebvre. Le sociologue ne parle pas d’identité, ce terme ou concept omniprésent dans les sciences sociales contemporaines. J’aimerais me situer par rapport à celui-ci. En effet, comme évoquée en conclusion du chapitre précédent, la question de l’identité gravite autour des différentes dimensions de l’espace, en particulier lorsque nous parlons de l’espace comme d’un territoire. Pratiquer l’espace en se l’appropriant, et habiter le lieu, cette condition et pratique qui nous fait rencontrer autrui, dépend de et façonne des identités sociales et individuelles. Cela dit, et comme le critique Brubaker (2001), l’identité souvent invoquée en sciences sociales est rarement utilisée en tant qu’outil d’analyse, d’autant plus que lui donner trop de sens porte le risque d’essentialiser les acteurs en figeant les individus dans des catégories, tandis qu’en donner trop peu serait inutile. C’est pour cette raison que j’ai choisi de privilégier une analyse des processus spatiaux, en questionnant la différenciation socio-spatiale: comment un groupe d’individu se singularise spatialement par rapport à d’autres groupes, comment un individu se singularise spatialement vis-à-vis de ses pairs. Néanmoins pour des raisons méthodologiques et pratiques, il apparaît difficile de passer outre une réflexion sur l’identité en termes de catégories sociales, ne serait-ce que pour savoir comment nommer les enquêté-es.

2.5.1 Elèves, enfants, adolescent, jeunes : comment nommer les enquêté-es ? Nommer c’est donner une identité. Dès le début de la recherche, la désignation de la population enquêtée est problématique. Contrairement aux études françaises qui s’intéressent à la vie des « collégiens » ou des « lycéens » (Didier Fevre, 2014; Pasquier, 2005; Rayou, 1998; Sgard et Hoyaux, 2006), les individus scolarisés au cycle d’orientation n’ont pas de nom à part celui d’« élève du cycle ». Or le qualificatif d’élève renvoie à une identité dépendante du maître et un rôle à tenir pour réussir à l’école (« le métier d’élève »). Bien que ce terme soit couramment employé par les enseignants – et ceci malgré la prise de position des sciences de l’éducation au profit de la figure de « l’apprenant » lequel serait actif dans la construction de son savoir – ce n’est pas cette dimension que ce projet entend questionner. Au contraire, il souhaite interroger les appartenances sociales qui s’expriment lors des moments de pause, dans les interstices du métier d’élève.

Dès lors, comment nommer les enquêtés connus dans un contexte scolaire et âgés de 12 à 15 ans sans se référer à une catégorie englobante, homogénéisante et donc réductrice telle que celle de l’élève ? Comment parler des identités sociales assignées sans en imposer une à notre tour ? Le choix sémantique traduit la façon dont les individus sont perçus et leur confère une position dans la société. Si l’étiquette est utile pour penser les relations entre les groupes d’individus qui constituent la société, le chercheur doit néanmoins rester vigilant vis-à-vis des termes qu’il emploie. Chaque catégorie traduit une première interprétation des rapports sociaux et produit une réalité, tel le terme

« adolescent » qui, banalisé dans la langue française, n’existe que depuis le

XIXème siècle et contribue dorénavant à penser les individus en « classe d’âge »68 (Thiercé, 1999).

Couramment employé en psychologie, « adolescent » a l’avantage d’intégrer le vécu des individus et de renvoyer à une période de changements qui fait écho aux trois années du cycle (12-15 ans). Il est néanmoins critiquable pour sa définition biologique et ses bornes fluctuantes. En effet, comment dans ce contexte être sûr que le terme adolescent ne soit pas imposé à un public qui ne se reconnaîtrait pas dans cette phase de changement ? En anglais la définition est plus univoque, renvoyant à un âge biologique entre treize ans et dix-neuf ans (teen-agers). Pour autant, et à l’exception de travaux en childhood studies, ce terme reste peu employé dans la recherche en sciences sociales anglophones. Principalement associé à la grossesse (teenage pregnancy), il renvoie en outre à une définition médicale.

Dans la recherche anglophone en géographie, c’est donc la catégorie enfant (child) qui, en tant que personne mineure selon le cadre juridique de la déclaration des droits de l’enfant, est utilisée dans son sens élargi au sein de la sous-discipline Children’s Geographies. Eventuellement, à partir de 10-13 ans, il est question de « jeunes » (young people). Or si deux termes précédents, enfants et jeunes, font consensus dans la recherche anglo-saxonne, la traduction en langue française est malaisée. Parler d’ « enfants » pour des individus âgés de 12 à 15 ans induit un contresens pour le public francophone qui s’attendrait dès lors à une population plus jeune. La catégorie « jeune », telle qu’utilisée en sociologie de la jeunesse (Galland, 2009) est probablement la plus adéquate, généralement définie comme un moment de passage entre les âges qui les encadrent (enfance, adulte), comme un moment clé de la socialisation.

Toutefois, elle est aussi plus souvent employée pour la classe d’âge 15-30 ans.

De plus, le terme connait deux critiques majeures. La première a été formulée par Bourdieu (1978) dans son célèbre entretien dont on retient la phrase suivante : « La jeunesse n’est qu’un mot. ». Pour le sociologue, la « jeunesse » est une catégorie « manipulée et manipulable » qui dépolitise le débat et encourage la pensée en « générations » ou « luttes de génération ». Par conséquent, il nous invite à rester vigilants vis-à-vis de la dimension construite de la jeunesse, une catégorie qui n’a de sens qu’en opposition à l’âge adulte, et qui résulte par conséquent d’un classement. La seconde critique est issue de l’usage médiatique du terme « jeune » ou « jeunesse » qui s’entache alors d’un ensemble de représentations peu flatteuses, quand elle n’est pas excessivement valorisée sous la forme du « jeunisme ». Toutefois, la distinction que formule Perrot entre l’adolescence et la jeunesse nous encourage à privilégier cette dernière : tandis que le mot « adolescence » a un sens moral et biologique, la jeunesse a une connotation politique moins individualisante qui invite plus aisément à penser la relation sociale entre pairs et avec les adultes (Perrot, 1996). En définitive, aucun de ces termes (élève, adolescent, jeune) visant à classer les âges n’est pleinement satisfaisant. Chacun est inscrit dans

68 « L’adolescence devient une classe d’âge après avoir été longtemps, jusqu’à la fin du XIXe siècle, un âge de classe, une prérogative bourgeoise et masculine. » (Thiercé, 1999, 26)

une histoire disciplinaire et n’existe que par contraste avec l’âge adulte. Il s’agit comment elles et ils souhaitaient être appelés69. J’ai pu constater que le terme d’adolescent ne faisait pas consensus. Tandis que certain-es se sentent adolescent-es (« je pense déjà que je suis un ado » Naela), d’autres plus rares se pensent déjà adultes (« Les deux premières années oui mais maintenant pas trop. Maintenant je sors du cycle et j’ai l’impression qu’il y a plus d’adolescence»

Joris). Toutefois, pour la majorité, le doute demeure (« Je sais que parfois je me sens adulte et parfois je me sens gamine. Mais pas adolescente. » Riley) et l’adolescence, qui représente une grande phase de changement, est le plus souvent « à venir ». Dans leurs représentations, cette période converge avec leurs horizons d’attente pour leurs très attendues années au post-obligatoire (« Ben là quand on sera au collège on se sentira adolescente, ce sera les plus belles années de notre vie ! » Jasmina).

L’extrait d’entretien ci-après avec Ana et Cyril est emblématique des désaccords que le terme peut provoquer et des projections qu’il suscite. Même en leur parlant d’adolescence, ce sont les catégories d’enfants et d’adultes qui font plus sens.

Muriel : Est-ce que vous vous sentez ados ?

Ana : Ben moi c’est compliqué, je sais pas trop comment expliquer, c’est que quand je suis à l’école j’aime pas faire mon enfant, j’aime bien m’éclater avec mes amis pendant les pauses mais aussi, non sérieux ça compte pour moi vraiment. (…) Il y a des moments où on est sérieux comme des adultes et des moments on est comme des enfants, des gamins, je sais pas. Enfin, voilà.

Muriel : Et ado, vous en pensez quoi du terme ? Vous disent tous qu’on est des adolescents, enfin c’est n’importe quoi je trouve.

69 Réalisés un an après le projet, ces entretiens mettent en valeur les trajectoires sociales de chacun-e à partir de leurs trajectoires spatiales dans l’école. Les parcours individuels d’Ana, Cyril, Clarisse, Riley, Layla et Joris sont présentés en 7.4 : « se déplacer et se replacer : portraits ».

70 Dans le canton de Genève le collège correspond au secondaire post-obligatoire. Il clôt les études secondaires et concerne les élèves qui se destinent à faire des études (15-19 ans).

Cyril : Ben moi je trouve qu’on est quand même adolescent maintenant, parce que on discute et tout alors qu’à l’école on faisait que des… on est plus enfant en tout cas, mais on est pas adultes non plus, on est adolescent.

Muriel : Ok, vous avez un désaccord. Et jeune ça vous parle ?

Ana : Des fois j’aime pas ce mot. Parce que j’ai l’impression que les gens plus âgés ils disent « ah les jeunes » et j’ai l’impression que c’est mal. Ça me stresse. Mais d’un côté j’aime bien être jeune, j’ai pas envie d’avoir le dos cassé, d’être en chaise roulante et tout.

Extrait d’entretien, juin 2015.

Ce court extrait montre aussi que l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte sont des catégories situées et des états qui s’activent en relation avec un lieu (l’école / hors de l’école / la maison) et en relation à d’autres classes d’âge et groupes sociaux (les parents / les frères et sœurs / les copains / les enseignants). Ils ne s’excluent pas, c’est-à-dire que l’on peut être adolescent-e chez soi et se sentir adulte ou enfant à l’école, et inversement. Il en résulte que si la période du cycle d’orientation (12-15 ans) est souvent considérée comme une période de transition, ce processus n’est pas homogène. Si l’on peut affirmer que ce sont souvent des enfants qui y entrent, il est beaucoup moins certain que ce soient des adolescent-es qui en sortent. Elles-mêmes et eux-mêmes ne le savent pas et se refusent parfois à catégoriser :

Muriel : Alors quand est-ce qu’on devient adolescent ? Enrico : Je sais pas. c’est 18 ans, parce que c’est être majeur. Je pense, j’aime pas classifier les gens comme ça par leur âge.

Extrait d’entretien, juin 2015.

Des psychologues pourraient peut-être dire que cette posture marquée par l’incertitude fait partie des particularités de l’adolescent, ce qui justifierait d’autant plus l’emploi d’ « adolescent-e ». Mais, j’avais ici le souci de les nommer avec un nom qui fasse sens pour eux. Je souhaitais aussi éviter de reproduire une catégorisation « adultocentrique » qui perçoit l’enfant comme un adulte en devenir plutôt qu’un être au présent (James, 1990 ; Uprichard, 2008).

Je prends donc le parti, dans le cadre de l’étude de ne pas parler de jeune, élève ou adolescent, chacun portant le risque d’essentialiser et d’homogénéiser un groupe.

Aucun terme n’étant pleinement satisfaisant, j’en privilégierai trois pour l’analyse. Dans une perspective de géographe, c’est tout d’abord en leur qualité de jeunes usagères et usagers de l’espace scolaire que les pratiques des individus seront étudiées. L’expression « usager-ères » désignera un groupe mixte d’acteurs et d’actrices pratiquant les lieux. Ce choix ayant été décidé au

moment de l’analyse, je n’ai pas eu l’occasion d’en discuter avec les enquêté-es. Parce qu’il s’agit d’interroger la relation entre la production de l’espace et l’acquisition d’une position sociale au sein d’un groupe, je parlerai aussi de pairs, en référence aux membres du groupe de pairs, cette institution de socialisation horizontale. Enfin, l’utilisation du terme d’individu, s’apparente à un procédé de généralisation pour insister sur les spatialités plus que sur les spécificités d’une classe d’âge en particulier.

Lorsque j’emploierai le terme d’ « élève », celui-ci fera référence à leur situation d’élève, du point de vue de l’institution scolaire.