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La géographie de l’éducation en débat et le choix d’une entrée par l’entre- l’entre-deux

SOCIOLOGIE À LA GÉOGRAPHIE

1.2.3 La géographie de l’éducation en débat et le choix d’une entrée par l’entre- l’entre-deux

Dans les années 1990, et en parallèle de la géographie des enfants, se développe une discipline voisine : la géographie de l’éducation. Malgré son appellation, le champ est interdisciplinaire. Empruntant à la sociologie la thématique de la reproduction sociale, il s’est constitué ces deux dernières décennies à partir d’un questionnement sur les politiques spatiales et leurs effets sur la reproduction sociale. Si la géographie de l’éducation ne se limite pas à l’environnement scolaire, celui-ci en est une composante. La question des inégalités sociales demeure au cœur de ses travaux, et complète en cela les recherches en sociologie présentées précédemment.

Bien que l’éducation soit souvent associée au monde de l’enfance et des jeunes, la parenté de la géographie de l’éducation avec la géographie des enfants n’est pas évidente. Si l’on suit l’approche politico-économique que donne Thiem de la géographie de l’éducation (2009), elle semble bien loin des approches par le quotidien des élèves. Ce décalage est à l’origine d’un débat sur les priorités et l’agenda de recherche que devrait avoir une géographie contemporaine de l’éducation. Thiem (2009) entend donner une place prépondérante à l’économie, dans un contexte de restructuration où la politique néolibérale et le capitalisme redéfinissent les politiques scolaires et les espaces éducatifs. Les espaces éducatifs sont alors appréhendés comme n’importe quel produit de consommation et résultent de choix et de stratégies familiales.

Cet article de Thiem, qui se veut fondateur, a été discuté par des géographes se situant à la croisée de la géographie de l’éducation et de la géographie des enfants. En effet, pour Holloway et al. (2010), la perspective politico-économique de Thiem est limitée par son intérêt pour la restructuration, omettant des recherches socio-culturelles majeures, en particulier au sein de la géographie des jeunes, des enfants et de la famille, tels que les travaux sur l’architecture scolaire, sur la reproduction de la différence sociale dans l’espace scolaire et sur la relation entre les différents espaces récréatifs. Pour Holloway et al., la filiation entre les différentes recherches sur la reproduction sociale (entre générations) et la production de la différence et de la différenciation (entre pairs, notamment à l’école) est toujours d’actualité. Ils affirment l’influence du féminisme et du processus verticaux (effet institution) et horizontaux (rapports sociaux entre pairs) à partir de la performance des corps dans les espaces informels. Le positionnement et la méthode sont féministes (cf. chapitre 5).

Les recherches en géographie de l’éducation nous invitent à rester vigilant-e au contexte de production des espaces scolaires, en particulier à l’effet du néolibéralisme et de la récession sur les politiques scolaires. Si, en comparaison du Royaume-Uni, Genève, où se situe cette recherche, est encore relativement protégée de la politique d’austérité qui sévit outre-manche, ces travaux sont éclairants pour comprendre ce que le néolibéralisme, la privatisation croissante des espaces éducatifs, et la mise en concurrence de ceux-ci peuvent faire à

l’école (Granoulhac, 2013). Précisons aussi qu’en se désengageant, l’État offre des libertés en termes de programmes et de politiques scolaires (cf. par exemple l’étude de Barker et al. 2010 sur une Academy26 présentée en 2.2.1).

Le débat entre la géographie des enfants (perspective de Holloway et al.) et la géographie de l’éducation (perspective de Thiem) semble à première vue porter sur l’échelle d’analyse, l’une donnant la primauté pour le global ou le national, l’autre pour le local. Ce décalage a été dénoncé par Ansell (2009) dans son analyse scalaire des approches en géographie des enfants. En faisant l’état de nombreux travaux à l’échelle locale, en particulier sur le quartier, l’aire de jeu, le centre commercial et le parcours pour se rendre à l’école, il rappelle l’importance de considérer les transformations politico-économiques et socio-culturelles en cours. Holloway, Brown, et Pimlott-Wilson (2011) répondent à cet appel en réaffirmant la nécessité de penser ensemble les espaces du quotidien et leur imbrication avec les processus en cours27. Ils proposent une géographie de l’éducation plus inclusive qui varie les approches et les échelles en confrontant les différents processus avec la vie quotidienne des individus28. Toutefois, à l’échelle d’une étude, il importe de choisir un point de vue. En l’occurrence, ma recherche prend le parti d’une analyse qui privilégie les politiques de l’école en train de se faire par les jeunes occupant-es au sein d’un dispositif produit par les politiques institutionnelles. Il me semble que le débat ne se cristallise pas tant sur l’échelle que sur le type d’espace que l’on questionne : les espaces formels en tant qu’espaces conçus pour les enfants, que privilégient les études en géographie de l’éducation, ou les espaces informels, ces espaces appropriés par les enfants qu’interrogent en grande partie les recherches en géographie des enfants.

Ce débat entre des représentants de la géographie des enfants et de la géographie de l’éducation peut laisser croire qu’il s’agit de courants de pensées cohérents et hermétiques les uns des autres. Or, malgré des revues de prédilection, ces auteurs anglophones interviennent parfois ensemble dans des colloques et il est souvent difficile de différencier les « éducateurs » des

« géographes ». En effet, les théories de l’espace sont à présent largement utilisées en sciences de l’éducation, comme en témoigne l’ouvrage collectif

26 Une Academy est, au Royaume-Uni, une école avec plus de libertés qu’une école conventionnelle, notamment en termes de budget et de curriculum.

27 « Just as geographies of education might benefit from insights provided by geographies of children, youth and families, the opposite is also true. Specifically, we think greater engagement with geographies of education might help as children's geographers ponder a second potential danger in the sub-discipline. The risk in question is that children's geographers, in their desire to pay due heed to the importance of children as social actors in their own right, might over emphasise ‘empirical studies of the everyday lives of children’, whilst underplaying their analysis of ‘the wider processes, discourses and institutions to which these connect’ (Ansell, 2009, p. 191) ».

28 « Our agenda for geographies of education is then one which transcends the inward-outward dichotomy, and both engage with the ways in which education is bounded into/and shapes wider social/economic/political processes, and at the same time considers how is experienced by the pupils/students, families and educators in the spaces of learning which form key sites of interaction in their everyday lives. » (Holloway, Brown, et Pimlott-Wilson 2011, 594).

Spatial theories of education, policy and geography matters (Gulson et Symes, 2007)29. L’approche par l’objet a l’avantage de réunir les disciplines tout en rendant implicite les approches de chacune, donnant à penser qu’il faudrait choisir entre la prise en compte de l’agency et la structure, entre les pratiques individuelles et les politiques, entre une étude des processus et une étude des corps. Pour parvenir à cette dialectique, questionner la transition ou le passage, apparaît comme une solution. Déjà présent dans les années 1980 (Turner, 1990) réactualisé récemment en géographie (Kraftl, 2013; Mills et Kraftl, 2014), l’espace entre-deux est qualifié de « most illuminated field to study » par Bauer (2015). C’est pour cette raison que l’espace transitionnel constitue une première hypothèse pour comprendre ce qui se joue dans l’espace scolaire.

Quoique découvert tardivement dans ce processus de thèse, les recherches interdisciplinaires de la psychologue clinicienne Maurin (2010; 2011) viennent confirmer cette intuition. Alors qu’elle s’intéresse au moment de passage qu’est l’adolescence, elle interroge les espaces informels au sein des institutions éducatives. Par espaces informels, elle entend – définition que nous reprendrons dans cet écrit – les espaces laissés vacants par le dispositif scolaire et échappant par conséquent au contrôle des adultes, soit des espaces de l’intime et de l’entre-soi. Dans un contexte de rétrécissement de l’espace familial (la chambre devient un refuge) et alors que l’espace public prévu pour les adultes n’est pas encore prêt à accueillir les adolescentes et adolescents, ceux-ci se retrouvent en quête d’espace, non seulement pour devenir, mais déjà pour être, puisque « pour être il faut en être », expression qu’elle emprunte à Sibony (1991). Les espaces restants sont alors ces espaces informels qui deviennent leurs espaces « cadre », des contenants où les adolescent-es expérimentent en même temps la réflexivité et la rencontre/séparation avec l’altérité. Maurin précise que ces espaces de transition répondent à la fonction des « espaces potentiels » analysés par Winnicott (1977) : pour se lier et se séparer, s’ouvrir et se fermer mais aussi pour s’opposer, subvertir, s’ennuyer, rêver et créer, autant d’actions essentielles au processus de subjectivation, ou comment l’individu devient un sujet qui dit « je ». Dans cette perspective, les espaces de transition joueraient le rôle d’espaces reconfortants et ressourçants.

29 Venant des sciences de l’éducation, les éditeurs Gulson et Symes définissent l’espace comme « a catalyst, providing possibilities for disruption, and a demonstration of the potential directions within, and for, educational policy studies ». Au sein de cet ouvrage notons la contribution de Thomson (2007) qui, à partir de la géographie de l’exclusion de Sibley, analyse les processus de visibilisation des élèves subissant l’exclusion et dresse des pistes spatiales pour contrer ces processus. Nous en parlerons dans le chapitre 9.

ENJEUX D’UNE RECHERCHE GÉOGRAPHIQUE SUR L’ESPACE SCOLAIRE À l’issue de cet état de la littérature, deux axes me semblent particulièrement pertinents pour une analyse géographique des rapports entre pairs dans l’espace scolaire.

1.3.1 Enjeu pour la géographie (1) : Questionner le sens que les jeunes