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MÉTHODES QUALITATIVES

6.1.3 Les couloirs et la cafétéria, des espaces de rencontre

Je rappelle qu’une hypothèse portait sur les espaces de transition comme espaces clé pour le groupe de pairs : en tant que potentiel espace d’appropriation par les pairs, et espace à éviter pour ceux qui ne seraient pas à l’aise avec la culture des pairs et le curriculum du couloir (Hemmings, 1999).

Précisons aussi que dans le secondaire genevois les couloirs sont des espaces récréatifs ; en effet, durant les cinq minutes de pause qui ponctuent chaque quarante-cinq minutes de cours, les élèves sont libres de leurs mouvements tandis que les enseignant-es restent généralement dans leur classe. Je supposais que cette spécificité favoriserait l’usage et l’attachement à ces espaces. Or, ce choix ne se retrouve pas dans le corpus. Très rarement pris en photo (seulement deux escaliers sur quatre-vingt-dix images) et peu mentionnés spontanément lors du parcours, les couloirs sont peu valorisés par les pairs. Si je ne peux confirmer l’hypothèse, je ne peux l’infirmer non plus. Comme il a pu être critiqué au sujet des cartes mentales, l’absence d’éléments dessinés ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de sens pour les usager-ères. Arrêtons-nous un instant sur les deux dessins du CO2 donnant à voir un couloir apprécié-approprié pour une élève, craint-évité pour le second :

Mia, CO2

Nolan, CO2

Dans le premier cas, l’école est représentée en archipel avec des espaces en îlots (couloir, casier, hall) non reliés entre eux. Lors du parcours photo, Mia, Ana et Saul racontent ce qu’ils faisaient dans le couloir en première année :

Mia : Moi en fait cette année ben…

Ana : Vers la musique en fait on faisait trop les cons. En fait là-bas, il y a pas le droit d’y aller. Et ben comme par hasard nous on y allait. ‘Fen, en fait vers la salle de musique on aimait bien aller là parce qu’on était tout seul, par contre y avait pas le droit. Pour faire chier les profs (rires). On était toujours dans le même couloir là-bas.

Saul : Ah les escaliers !

Ana : Non mais c’est vrai, parce qu’avant on restait toujours dans les escaliers. On montait les escaliers pour faire chier aux profs. (…) En fait ce que j’aime bien avec ce cycle, le seul truc que j’aime dans ce cycle, que j’aime vraiment dans ce cycle parce que, il y a des escaliers partout, vraiment partout. C’est trop bien, genre on doit pas monter tout au fond là-bas pour aller dans une salle qui est là. On peut monter ici.

Extrait d’entretien, parcours photo, CO2.

Investir le couloir ou les escaliers est une façon pour ces trois copains inscrits dans un grand réseau de pairs d’avoir leur endroit à eux, c’est aussi un moyen de s’opposer aux adultes de l’institution. Parfois ces oppositions se ressentent avec force pour les pairs, à l’image du dessin de Nolan, où le squelette, figure symbolique de la mort, occupe tout l’espace du couloir. Bien qu’il soit du même établissement et dans la même classe qu’Ana, usagère qui s’amuse dans les couloirs, Nolan, adepte d’un petit groupe de pairs et préférant passer ses récréations à la bibliothèque, ne partage pas cet avis. Il l’exprime en public lors de la visite commentée de l’exposition :

Nolan : Il y a des lieux que j’aime pas mais que je suis obligé de fréquenter, je n’ai pas le choix, par exemple le couloir. On est obligé d’y passer, c’est là où on est d’ailleurs le plus souvent. Il y a beaucoup de passage et beaucoup de bruit. Il peut y avoir des embrouilles, on peut se battre. J’ai dessiné un squelette car c’est un endroit que j’aime pas, et aussi parce qu’il y a beaucoup de “traces humaines”. Mais comme les humains se croient supérieurs on peut marcher sur le dinosaure !

Extrait de carnet, le 14 mai 2014, hall d’Uni-Mail.

Son commentaire sur le squelette de dinosaure est ambigu : il associe le squelette a un espace qu’il n’ « aime pas » tout en relevant le sentiment de supériorité des humains qui se permettent de piétiner ce squelette de dinosaure.

Malheureusement je n’ai pas eu l’occasion après l’exposition de questionner le sens de son commentaire. « [O]bligé de fréquenter » cet endroit, Nolan subit le lieu. Il est pourtant intéressant de noter que, dans cet établissement inauguré en 2010, le couloir n’a pas été pensé comme un espace de circulation mais comme un espace où on peut s’arrêter en groupe. Le couloir est très large et contient

des tables et des plots. Il ne s’agit pas d’un espace par défaut, non programmé (« the most unprogammed place ») comme il l’a longtemps été dans l’histoire de la construction des établissements scolaires (Hörnqvist, 2011).

Ce rapport au couloir rappelle d’autres témoignages sur l’espace de vente des petits pains dans le CO1, appelé « la cafétéria » au CO2. Tous les deux sont caractérisés par un important flux de population au moment de la pause :

Muriel : Et est-ce qu’il y a des lieux où vous n’aimez pas aller, à l’inverse ?

Patricia : Oh oui, moi j’aime pas aller vers les croissants parce qu’il y a trop de gens ! Tout le monde veut te dire t’as de l’argent, t’as de l’argent, on dirait des petits mendiants ! Extrait d’entretien, parcours photo, CO1.

Naela : Voilà ça se bouscule. C’est horrible. À moins que tu cours ou que tu sois le premier. Ou soit que tu sortes 5 minutes avant et que tu restes devant, et que tu attendes qu’ils ouvrent, et après tu prends le croissant et tu te casses.

Muriel : Et du coup vous allez acheter des croissants quand même ?

Tous : Non.

Naela : Pas tellement.

Extrait d’entretien, parcours photo, CO2.

Alors qu’il n’a été pris qu’une seule fois en photo dans le CO1 où la vente se fait dans un coin du hall, l’espace de vente des petits pains est bien mieux perçu lorsqu'il est à l’extérieur, comme dans le CO3. Cinq des huit groupes du CO3 l’ont pris en photo et deux personnes ont choisi de transformer ces photographies :

« Les petits pains »

Devant l’aula : Faire la queue, manger, attente, rendez-vous, joie, argent, patience, déception, acheter.

Elie, C03

Entrée de l’aula : Payer, partager, manger, discuter, acheter, faire la queue, déception (y a plus de pains au chocolat), se rassasier, pain au chocolat, croissant.

Paul, CO3

Le couloir et l’espace de restauration – lorsque celui-ci est à l’intérieur – ont pour point commun d’être des espaces très fréquentés avec une forte densité, et dont la morphologie interdit les échappatoires. En cela ils s’apparentent à ces espaces de rencontre contrôlés par les pairs et éloignés du regard des adultes, réunissant les caractéristiques des espaces de la tyrannie propices aux situations de harcèlement (Andrews and Chen, 2006). L’escalier est encore plus emblématique de ces espaces de rencontre, où le pire comme le meilleur de la vie en société peut se dérouler. Néanmoins, ce sont seulement les données de l’observation qui permettront de développer ce point (cf 6.3.2). Ces espaces investis par les groupes de pairs nécessitent pour certains des stratégies d’évitement, lorsque cela est possible (éviter la cafétéria), ou impliquent de subir le lieu (attendre dans le couloir, l’escalier) avec l’incertitude de ce qui va s’y dérouler. Il est possible que cet inconfort soit nourri par les histoires d’école, les films et les livres qui définissent un imaginaire du couloir en relation avec le phénomène de foule, source d’agoraphobie. D’après les entretiens et dessins, la figure contraire est l’ascenseur, en tant qu’espace de fantasme pour quelques élu-es.