• Aucun résultat trouvé

Chapitre 4. Genèse des cadres et des mythes : première partie, 1780-1949

4.4. Le « moment Durham » : la naissance d’un mythe, 1840-1867

4.4.1. Le rapport Durham : le triomphe de la conception libérale

La période entourant les rébellions de 1837-1838 voit s’imposer une conception libérale de la politique, qui l’emporte sur la conception républicaine. Si l’historiographie québécoise a longtemps

expliqué les rébellions patriotes par un libéralisme progressiste ou « radical », plusieurs historiens associent désormais le discours des patriotes au projet humaniste civique ou républicain qui s’oppose alors au libéralisme (Ducharme, 2003; L.-G. Harvey, 2005; Laporte, 2015; Lavallée, 2013). Inspiré de l’héritage gréco-romain, l’humanisme civique met l’accent sur le bonheur commun, sur la vertu et les devoirs du citoyen, alors que l’humanisme libéral insiste sur le bonheur et les droits individuels. L’échec des rébellions de 1837, et ainsi du projet d’humanisme civique dont elles étaient porteuses, contraint les intellectuels canadiens-français, dont Parent, à accepter le cadre impérial tout en réclamant davantage de liberté pour les colonies. D’après Michel Ducharme, auteur de Penser le Canada : la mise en place des assises intellectuelles de l’État canadien moderne (1838-1840), la conception libérale de la politique triomphe ainsi de la conception républicaine et s’impose de manière définitive lors de cette période de 1838-1840 (2003, p. 373).

Dès lors, s’amorce la construction de ce que l’historien Ian McKay (2000) désigne comme l’« ordre libéral ». Selon McKay, « A liberal order is one that encourages and seeks to extend across time and space a belief in the epistemological and ontological primacy of the category "individual" » (p. 624). Cet ordre libéral diffère de l’idéologie du libéralisme qu’on peut définir, à l’instar de Fernande Roy, comme un « système de symbolisation, articulé et hiérarchisé » (1988, p.48) qui accorde la primauté aux principes de liberté individuelle, d’égalité devant la loi et de propriété privée. Ce concept met l’accent sur le processus hégémonique par lequel les individus en viennent graduellement à intérioriser cette norme sociale libérale, et à cet égard, il s’apparente à celui de « métacadre ». Peu à peu, ce métacadre libéralisant devient le prisme principal à travers lequel les Canadiens interprètent les différents enjeux, dont celui de l’enseignement de l’anglais.

Dans cette émergence graduelle du métacadre libéralisant, le Rapport Durham constitue une étape charnière. Selon la politologue Janet Ajzenstat, qui a analysé en profondeur la pensée politique de Lord Durham (1988), la proposition qu’émet alors le gouverneur témoigne d’une vision typiquement « libérale » où l’assimilation devient la condition de la justice. L’anglicisation, affirme Durham, permettrait aux francophones de jouir des droits et libertés libérales au même titre que les Canadiens anglais. Le rapport Durham témoigne lui aussi d’une « interprétation whig de l’histoire » (Pâquet et Martel, 2010, p. 54) ; interprétation qui, rappelons-le, est similaire à celle de Thomas Babington Macaulay, un contemporain de Durham. La lecture de l’histoire canadienne-française proposée par Durham dans son rapport est celle d’un peuple rétrograde, ignare et soumis à la domination de l’Église. Comme le souhaitait Macaulay pour les sujets indiens, c’est pour les tirer de cette infériorité que Durham souhaite donner aux Canadiens français, la langue et le caractère anglais. L’Acte

d’Union proclamé en 1840, viendra sceller cette volonté britannique d’« anglification » en faisant de l’anglais la seule langue officielle du Canada.

4.4.2. « Faire de nécessité vertu » : Étienne Parent et l’assimilation

Selon Stephen Kenny (1980), qui analyse les attitudes linguistiques des années 1840, suite à l’Union, la population francophone du Bas-Canada se rend alors compte que sa langue est menacée. Cependant, et de manière paradoxale, plusieurs intellectuels canadiens-français, dont Étienne Parent, ont comme réaction d’encourager l’apprentissage de l’anglais dans l’espoir d’éviter d’être absorbés dans le tout anglophone. Pour Parent, l’anglais devient un outil essentiel à la survie des Canadiens français. Dans son éditorial du 13 mai 1839, il invite les Canadiens à « faire de nécessité vertu, à ne point lutter follement contre le cours inflexible des événements » et à accepter le plan d’assimilation de Durham dans leur propre intérêt. Il dit alors s’attendre à ce qu’on ne fasse pas aux Canadiens français, un sort pire qu’à celui de leurs anciens compatriotes de la Louisiane : « nous comptons, dit- il, sur l’égalité dans la représentation ; sur la révision, non sur la destruction de nos lois ; sur l’usage libre de notre langue à la tribune et au barreau, et dans les actes législatifs et judiciaires, jusqu’à ce que la langue Anglaise soit devenue familière parmi le peuple [...] » (É. Parent, 1839a, p. 2).

Dans cet éditorial comme dans ceux qui suivront, l’assimilation à l’anglais est envisagée par Parent comme un phénomène inéluctable auquel les Canadiens français doivent nécessairement se résigner. Alors que le français demeure la langue des ancêtres et des « affections », l’anglais devient la langue des « besoins », celle qui permet aux Canadiens français d’éviter l’isolement :

Que leur restent-ils donc à faire dans leur propre intérêt et dans celui de leurs enfants, si ce n’est de travailler eux-mêmes de toutes leurs forces à amener une assimilation qui brise la barrière qui les sépare des populations qui les environnent de toutes parts, populations déjà plus nombreuses qu’eux et qui s’accroissent d’une immigration annuelle considérable (Parent, 1839b, p. 1).

Au cours de ces années, le rédacteur du Canadien encourage également les efforts des collèges qui introduisent des cours d’anglais. En août 1839, il félicite le Séminaire de Québec des progrès qu’il réalise à cet égard et invite les autres maisons d’enseignement à imiter « l’utile exemple que commence à donner le Séminaire de Québec en favorisant de plus en plus l’étude de l’Anglais ». Aux dires de Parent, le Séminaire comprend le besoin impérieux d’apprendre l’anglais pour les Canadiens français. Il écrit : « Alors vienne l’Anglification quand elle voudra ; nous ne la craindrons plus ; nos enfants pourront aller défendre nos droits et nos intérêts, dans cette langue, en quelque lieu, sur quelque théâtre que ce soit » (« Exercices philosophiques et littéraires du Petit séminaire de Québec », 1839, pp. 1-2).

Outline

Documents relatifs