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Chapitre 4. Genèse des cadres et des mythes : première partie, 1780-1949

4.4. Le « moment Durham » : la naissance d’un mythe, 1840-1867

4.4.6. Le français, âme nationale L’anglais, langue de Lord Durham

Dans le sillage de l’émergence des mythes entourant la Conquête et le rapport Durham, les historiens et poètes vont contribuer, par leurs écrits, à mythifier également la langue française, qui devient un héritage à protéger, voire une dimension essentielle de l’identité nationale. Par ricochet, un autre récit s’élabore en filigrane : celui de l’anglais, langue de l’« Autre » ; langue du colonisateur qui menace la nation d’assimilation ; langue de Lord Durham. Les élites cléricales canadiennes-françaises participent à l’élaboration de ce récit, notamment en faisant de la langue française la gardienne de la foi. Inspirées par l’idéologie ultramontaine et via leurs principaux porte-paroles, dont Mgr Bourget et Mgr Laflèche, les élites cléricales refusent alors toute conciliation au libéralisme, au progrès technique et au matérialisme. Pour combattre l’idéologie libérale, elles imposent leur vision du nationalisme canadien-français où la nation est conçue dans une unité de langue, de foi et de mœurs. Cette vision peut être résumée par la maxime du grand vicaire Louis-François Laflèche prononcée

lors de son célèbre Sermon de la Saint-Jean à Ottawa, le 25 juin 1866 : « Quiconque perd sa langue, perd sa foi ! ». Le discours de Mgr Laflèche témoigne alors d’une vision messianique de la nation canadienne-française, laquelle aurait reçu de la Providence la mission de transmettre la langue, de la conserver intacte pour préserver le lien national : « Si la langue est le premier élément national, le premier devoir de tout citoyen est donc de la parler, de la respecter et de la conserver. Or, nous mettant, ici, la main sur la conscience, demandons-nous si nous avons toujours rempli fidèlement ce devoir sacré ». De la Conquête, affirme Mgr Laflèche, découle une forme de taxe : la nécessité, pour certains Canadiens français, d’apprendre l’anglais. Toutefois, prend-il soin de préciser, « de cette taxe, ne payons que le strict nécessaire, car la langue est gardienne de la foi » (1866, p. 47).

D’autres acteurs, dont l’abbé Henri-Raymond Casgrain, Jules-Paul Tardivel et Edmond De Nevers, développeront à leur tour cette thèse messianique, tout en contribuant à la « mythification » d’un récit ayant pour cœur, l’amour de la langue française. Né en 1831, Casgrain subit, aussi, « l’électrochoc » que provoque la célèbre maxime de Durham, à savoir que les Canadiens français sont « un peuple sans histoire ni littérature ». Jeune étudiant au collège classique de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, il découvre la littérature romantique, tout comme il est fortement inspiré par la découverte de l’Histoire du Canada de Garneau. En réponse aux propos de Durham, il œuvre à fonder une littérature canadienne. Dans l’article « Le mouvement littéraire en Canada », publié dans la revue Le Foyer canadien, dont il est l’instigateur, Casgrain insiste sur la nécessité pour les Canadiens français, de se créer « une patrie dans le monde des intelligences ». « D’une main saisissant les trésors du passé, de l’autre ceux de l’avenir, et les réunissant aux richesses du présent, vous élèverez un édifice qui sera, avec la religion, le plus ferme rempart de la nationalité canadienne » (1866a, p. 31). Casgrain contribuera à mythifier les personnages de Garneau, qu’il élèvera au rang d’historien et de poète national aux côtés d’Octave Crémazie. Selon Rayner Grutman, auteur de Des langues qui résonnent:

l’hétérolinguisme au XIXe siècle québécois (1997), bien que la question linguistique ne figurait pas

parmi les priorités du nationalisme de Garneau, « Une fois son message récupéré par l’animateur de l’École patriotique de Québec, François-Xavier Garneau sera coopté posthumément par les élites du XIXe siècle. Aussi finit-on par oublier que la langue ne figurait pas parmi les priorités de son

nationalisme créole » (p. 73).

Tous deux militants ultramontains, Jules-Paul Tardivel et Edmond De Nevers contribuent eux aussi à la mythification de ces deux récits linguistiques. Journaliste né aux États-Unis et ayant l’anglais pour langue maternelle, Tardivel s’attarde à dénoncer les anglicismes qui constituent à ses yeux le principal danger menaçant la survie du français. En 1879, il prononce une conférence devant le cercle

catholique de Québec intitulée L’Anglicisme, voilà l’ennemi : un cri d’alarme. Il dénonce la tendance inconsciente de certains Canadiens d’adopter des tournures « étrangères au génie de notre langue » (p. 9). « La langue, affirme alors Tardivel, c’est l’âme d’une nation. [...] Il est donc important pour un peuple, surtout pour un peuple conquis, de conserver sa langue » (p. 7). À l’instar de Tardivel, dans l’essai l’Avenir du peuple canadien-français, publié en 1896, de Nevers déclare la guerre aux anglicismes et fait de la langue française l’incarnation vivante du passé des ancêtres et le portrait de « l’âme » de la nation : « Oh ! la langue maternelle, génie familier, qui s’est introduit, infiltré peu à peu dans nos âmes, avec les premiers balbutiements, langue des aïeux, combien elle l’emporte sur tout autre idiome, acquis depuis, à l’âge d’homme, ou même d’adolescent, de collégien ! » (de Nevers, 1964, p. 85). Tant les propos de Nevers que de Tardivel témoignent d’une conception expressiviste du langage26. Contrairement aux Canadiens d’avant l’Union, qui concevaient l’enjeu linguistique de

manière instrumentale et qui envisageaient l’anglicisation, de Nevers perçoit cette dernière comme un événement potentiellement fatal pour la nation : « Avec la langue d’un peuple, c’est tout un passé qui s’efface ; il se fait une interruption dans la civilisation de ce peuple, dans la civilisation qui lui est propre, dans la marche de sa culture » (p. 87). Citant abondamment le philosophe allemand Fichte, qui fonde l’existence de la nation sur l’usage d’une langue commune, De Nevers dépeint la destinée de la langue française comme indissociable de celle du peuple canadien-français : « L’abandon de notre langue, ce serait une rupture absolue avec le passé ; car nous ne céderions pas à la force ; nous sommes libres. Nous ne pourrions plus nous réclamer de la patrie française que nous aurions volontairement reniée » (p. 88).

4.5. « Apprenez l’anglais » : la montée en puissance du métacadre libéralisant, 1867-1913

4.5.1. « Moins de langues mortes et plus de langues vivantes »

Si, au cours de la période allant des années 1860 à 1900, le nationalisme ultramontain domine largement le paysage idéologique, le libéralisme économique constitue néanmoins une idéologie montante. Comme le mentionne le sociologue Robert Gagnon, ce libéralisme bourgeois insiste alors sur les progrès de la société, perçus comme la somme des réussites individuelles : « Le progrès est alors vu comme nécessaire et bénéfique, l’éducation comme un moyen de le réaliser » (1987, p. 25). Le Canada français traverse alors une importante phase d’industrialisation et d’urbanisation marquée

26 Selon Karim Larose, l'expressivisme commence à s'imposer à la fin du XVIIe siècle, dans la foulée des travaux de Herder.

Ce dernier soutient alors que l'homme ne peut penser sans la langue ; qu'elle lui est consubstantielle. Cette conception s'oppose au désignativisme qui envisage la langue comme un simple outil de communication (Larose, 2003, p.8)

également par l’arrivée d’immigrants, surtout irlandais, et par un exode des Canadiens français vers les villes.

En éducation, de fortes tensions se font sentir entre formation pratique (cours industriel et commercial) et humaniste (cours classique), contrôlée par le clergé. Comme l’a relevé Fernande Roy dans Progrès, Harmonie, Liberté (1988), la presse d’affaires et les élites laïques canadiennes- françaises revendiquent alors une réforme du cours classique dans l’optique d’une éducation plus « pratique », adaptée aux nécessités du temps. Or, la question de l’enseignement de l’anglais figure au cœur des critiques et des attaques des hommes d’affaires canadiens-français envers l’enseignement traditionnel. Ceux-ci réclament la réduction des cours de latin et de grec au profit des langues vivantes et surtout de l’anglais (p. 254). Dans Le Pays, 20 août 1868, on peut lire : « Il faut plus de mathématiques, plus de géométrie pratique, plus de chimie appliquée à l’industrie et moins de chimie fantaisiste. Il faut plus de tenue de livres, plus d’opérations de banque et de commerce ; et par-dessus tout, il faut plus de langue anglaise ». Au cours des années 1880 et 1890, ces critiques s’accentuent. Le journal L’Électeur, organe quasi-officiel du Parti libéral fédéral et provincial se fait alors le chantre de la nécessité, pour les Canadiens français, d’apprendre l’anglais :

Nous sommes de ceux qui demandent avec instance [sic] à nos maisons d’éducation de perfectionner leur enseignement de l’anglais. Dans notre condition de société, l’ignorance de la langue anglaise est un obstacle à tout avancement. Nous ne saurions par conséquent blâmer ceux qui ont assez de sens pratique pour comprendre ce qui est nécessaire à leur avancement. Au lieu de mépriser, nous n’avons que plus de respect pour un canadien-français [sic] capable d’écrire et de parler l’anglais comme sa langue maternelle (« La véritable anglomanie », 1892, p. 1).

Aux dires de L’Électeur, apprendre l’anglais permet d’affronter le monde et constitue un moyen « d’atteindre la fortune et l’influence sociale ». En somme, parler anglais c’est être de son temps. Selon le journal, en négligeant l’enseignement de l’anglais, les collèges encouragent un « faux sentiment de résistance à l’envahissement d’une langue, parce qu’elle n’est pas la nôtre » (« Une suggestion », 1892, p. 1) :

Inutile de rejimber : c’est l’anglais qui prédomine sur ce continent. Il nous entoure de toutes parts, et bon gré malgré il faut bien compter avec lui. Dans les affaires, dans les professions, dans la politique, la première condition du succès est de savoir la langue du million. Tant mieux pour celui qui en a deux à sa disposition : celui-là a deux cordes à son arc (p. 1).

L’Électeur est alors propriété d’Ernest Pacaud, organisateur politique d’Honoré Mercier et ami intime de Wilfrid Laurier qui deviendra Premier ministre en 1896 (F. Harvey, 2004). La principale réponse à cette campagne de L’Électeur en faveur de l’enseignement de l’anglais viendra de l’ultramontain

Jules-Paul Tardivel, via son journal La Vérité (voir figure 4.1). Dans l’édition du 1er juillet 1893,

Tardivel reproche à Laurier d’avoir prononcé un discours enjoignant les élèves à apprendre l’anglais, en réponse à un article de La Vérité : « M. Laurier aurait donc mis ses auditeurs en garde contre les doctrines d’un "certain journal" qui venait de mal parler de la langue anglaise. Apprenez l’anglais, a- t-il dit et répété, apprenez l’anglais ; apprenez-le afin de pouvoir mieux défendre les droits de la langue française que l’on attaque ! » (p. 3).

Tardivel critique également l’engouement populaire suscité par l’anglais et accuse Laurier et d’autres libéraux de travailler à l’accentuer :

Si les Canadiens-français [sic] se montraient prévenus contre les Anglais ; si, par un chauvinisme ridicule, ils refusaient d’apprendre l’anglais, il serait sans doute sage de leur inculquer des idées plus justes. Mais loin de faire preuve d’un patriotisme français excessif et mal éclairé, trop des nôtres se jettent dans l’anglais à corps perdu. Il y a un mouvement vers l’étude de l’anglais tout à fait suffisant, pour ne rien dire de plus. Travailler à accentuer ce courant, comme font M. Laurier et d’autres, c’est pousser nos compatriotes vers un affreux désastre, vers une humiliation semblable à celle que le peuple irlandais a subie : la perte de la langue nationale (« Réponse à M. Laurier », 1893, p. 3).

En 1896, Laurent-Olivier David, homme politique libéral également ami de Wilfrid Laurier, père d’Athanase David, fait paraître (par tranches) dans L’Électeur, le brûlot Le Clergé canadien, sa mission, son œuvre. Publié avec l’assentiment et l’aide financière du nouveau Premier ministre Laurier, le texte polémique attaque longuement Mgr Laflèche et les évêques rangés sous son influence. En outre, David réclame une réforme de l’enseignement, dont une intensification de l’enseignement des langues vivantes, au premier titre desquelles, l’anglais :

"Moins de grec et de latin, plus d’anglais et de français plus d’études scientifiques et pratiques, moins de langues mortes et plus de langues vivantes... Croit-on que si Laurier parlait le grec comme Démosthène au lieu de parler l’anglais comme Gladstone, il serait aujourd’hui le premier ministre de son pays ? (L.-O. David, 1896, p. 1)

La publication du pamphlet de David provoque une réaction virulente du clergé canadien, qui entraîne finalement la mise à l’Index de L’Électeur par Rome le 27 décembre 1896. Le journal renaît toutefois dès le lendemain sous le nom Le Soleil, publié par la même équipe, dans le même format et sur les mêmes presses.

Figure 4.1 - Extrait de l’article « À propos d’anglais » dans La Vérité

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