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Chapitre 5. Genèse des cadres et des mythes : deuxième partie, 1950-2011

5.1.7. Quand l’anglais met le feu aux poudres : la crise de Saint-Léonard et ses suites

Une autre question figure également au cœur des préoccupations liées aux questions linguistiques durant les années 1960 : la question de l’anglicisation des immigrants. Selon l’historien Robert C.H. Sweeny (1994), dès la fin du XIXe siècle, le déclin du taux de natalité des communautés anglophones

force au recrutement dans les diverses communautés allophones afin d’assurer le maintien de la part relative de la population de langue anglaise : « À Montréal, les services éducatifs et sociaux exercèrent un pouvoir d’attraction très important. Mais ce fut davantage l’usage presque exclusif de l’anglais comme langue de travail dans les bureaux et les grandes entreprises qui fut le facteur déterminant » (pp. 372‑373). Or, à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’assimilation des immigrants à la langue anglaise se fait de plus en plus marquée. Les raisons de cette conversion ressortent clairement d’une étude menée dans le cadre des travaux de la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme : « l’anglais est vu comme la langue de prestige et d’avancement au Canada et à Montréal » (J.-C. Robert, 2000, p. 242).

En 1967-1968, la crise du district de Saint-Léonard autour du droit des parents d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise, galvanise l’opinion publique sur l’enjeu linguistique et force le gouvernement de l’Union Nationale à l’action. Le contexte de cette crise se met en place alors que la CECM décide de créer un certain nombre d’écoles bilingues en raison du désir de plusieurs parents italiens de Saint- Léonard d’éduquer leurs enfants en anglais. La demande pour ces écoles s’avère si forte que la grande majorité des allophones choisit d’y envoyer ses enfants qui intègrent ensuite le réseau anglophone. Nombre d’articles de l’époque soutiennent également qu’un nombre important d’enfants de familles canadiennes-françaises fréquentent alors les écoles anglaises « parce que les parents croient qu’avec l’anglais, leurs enfants auront un avenir plus brillant » (Genest, 1969, p. 396). Ainsi, dans Les Cahiers

de Cité libre d’hiver 196931, on mentionne qu’à Montréal, 90% des enfants néo-québécois allophones

fréquentent l’école anglaise, tandis que les élèves canadiens-français représentent 10% de la clientèle des écoles anglophones (Pellerin, 1969, p. 72). La crise éclate lorsqu’en 1967, la CECM revient sur sa décision en choisissant de fermer progressivement les écoles bilingues et en plaçant les immigrants dans les écoles françaises. Sans intervenir directement, le gouvernement unioniste de Jean-Jacques Bertrand crée alors la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques (Commission Gendron), laquelle débouchera, en 1973, sur la recommandation des commissaires de faire du français la langue du travail au Québec (Gémar, 2000, p. 249). Entre-temps, il adopte également la Loi 63, Loi pour promouvoir la langue française au Québec32, visant à

sauvegarder le droit des anglophones et allophones de choisir l’école anglaise et à rassurer les craintes à l’égard du français (Veltman, 1996, p. 216). La loi provoque néanmoins un tollé chez les francophones qui souhaitent que les immigrants soient forcés de fréquenter l’école française. Le 31 octobre 1969, plus de 50 000 personnes manifestent sur la colline parlementaire à Québec, dénonçant le projet de loi de l’Union nationale (Martel et Pâquet, 2009). La politique québécoise du tournant des années 1970 se polarise mais, selon le politologue Louis Balthazar, la conception nationaliste et la croyance dans un État fort voué à la défense de la francophonie est alors si prégnante qu’elle « agit au Québec comme une sorte de raison d’État transcendant les oppositions partisanes » (Balthazar, 2013, p. 183). Suite à sa victoire en 1970, le nouveau gouvernement de Robert Bourassa doit donc tenir compte de la prégnance de ce métacadre nationalisant qui domine alors l’espace public québécois.

5.1.7.1 La Loi 63 et la Commission Gendron

Dans ce contexte dominé par la perspective nationaliste, et suite à l’adoption de la Loi 63, le gouvernement libéral s’aperçoit qu’un nombre grandissant de parents francophones envoient leurs enfants à l’école anglaise et il songe alors à abroger la loi. Dans La Presse, on apprend qu’à Baie- Comeau et Gagnonville, « La moitié des élèves du secteur anglo-catholique sont francophones » (L. Gagnon, 1971) ; des chiffres également rapportés par André Gaulin, président de l’Association québécoise des professeurs de français, dans l’article L’anglicisation par l’école :

Depuis la loi 63, les écoles anglaises sont aussi peuplées de Canadiens français. À Gagnonville, 45% des élèves qui fréquentent la commission scolaire anglophone sont des Canadiens français pure laine. A Baie-Comeau, c’est 50%. A St-Stephen de Sillery,

31 L'auteur tire ses chiffres d'une enquête menée auprès de la Commission des écoles catholiques de Montréal.

32 Peu avant l'adoption de la Loi 63, soit le 7 septembre 1969, le gouvernement fédéral adopte la Loi sur les langues officielles au Canada qui, dans le droit fil des recommandations de la Commission Laurendeau-Dunton, consacre l'égalité de l'anglais et du français dans toutes les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada ainsi que dans les organismes fédéraux (Gémar, 2000, p. 249).

à St-Patrick de Québec, c’est sensiblement la même proportion. En deux ans seulement. 2,040 francophones seront passés à Montréal dans le secteur anglophone. [...] Les parents invoquent comme raison la nécessité de préparer leurs enfants au marché du travail. Faut-il les blâmer ? (1971, p. 6).

Le rapport de la Commission Gendron est déposé en 1973. Les commissaires y concluent que le français n’est pas la langue prédominante sur le marché du travail québécois et qu’il « n’apparaît utile qu’aux francophones ». Cette omniprésence de l’anglais dans les milieux de travail, aurait selon eux pour effet de provoquer, chez les jeunes francophones, le rejet de l’apprentissage de l’anglais :

L’anglais leur apparaît comme un instrument de domination et non comme un simple outil dont il faut apprendre le maniement pour gagner éventuellement sa vie. Ils n’ont donc pas à l’endroit de l’anglais cette attitude de neutralité affective que les Européens ont développée à l’égard des langues voisines, qu’ils apprennent aussi bien pour des fins de développement culturel que pour des raisons utilitaires (p. 207).

Les commissaires estiment donc nécessaire de réclamer l’usage français dans les communications internes aux entreprises. Néanmoins, « Sur le plan des communications d’affaires, affirment-ils, l’anglais se révèle ainsi pour les francophones qui se destinent à faire carrière dans certains secteurs d’activité, une langue indispensable pour communiquer avec l’ensemble du monde nord-américain » (1972, p. 208). On comprend donc que les commissaires envisagent l’apprentissage de l’anglais dans une perspective instrumentale où la langue est d’abord vue comme un outil de communication, plutôt qu’une dimension essentielle de l’identité collective. L’attitude défensive de certains jeunes francophones à l’égard de l’anglais est, dès lors, jugée de manière négative et comparée à une « hypothèque » qui doit être levée :

C’est pourquoi, si l’on veut lever cette hypothèque que constitue l’attitude des jeunes francophones vis-à-vis l’anglais, il faut s’empresser de passer à cette première étape de la francisation des communications, qui consiste à permettre à chacun, tant francophone qu’anglophone, d’employer sa langue dans les communications internes de travail. [...] Peut-être alors commenceront-il à croire que la langue dans laquelle ils ont été éduqués leur est utile et que ce n’est pas se renier que d’en apprendre et d’en utiliser une autre. Nous avons toutes les preuves que, pour les francophones, l’anglais est une langue indispensable (p. 207).

À la suite de la lecture du rapport Gendron, il appert donc qu’aux yeux des commissaires, la francisation des communications internes des entreprises est envisagée d’abord comme un moyen privilégié d’augmenter le sentiment de confiance linguistique des jeunes francophones, les plaçant ainsi dans de meilleures dispositions pour favoriser ensuite leur apprentissage de l’anglais.

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