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Chapitre 5. Genèse des cadres et des mythes : deuxième partie, 1950-2011

5.2. Un passeport pour le monde : la montée du métacadre globalisant, 1989-1994

5.2.1. La question linguistique au cœur du processus de globalisation

Le tournant des années 1990 représente, on le sait, un moment historique signant le début d’une période d’intenses bouleversements politiques à l’échelle mondiale. La chute du mur de Berlin, en 1989, scelle la fin de la Guerre froide et annonce l’éclatement de l’URSS, pavant de ce fait la voie à l’hégémonie américaine et au processus de globalisation. Dans ce contexte entourant l’effondrement du régime communiste, la question du futur moyen de communication devient vite un enjeu stratégique. Les Britanniques et les Américains (notamment sous les administrations Thatcher, Reagan et Bush) font alors la promotion active de la doctrine néolibérale, exhortant les nouvelles nations issues des régimes communistes à embrasser la philosophie du libre marché. L’idée d’une langue véhiculaire de communication internationale figure alors au cœur de cette stratégie de promotion de l’idéal globalisant ; l’enseignement de l’anglais joue donc un rôle crucial, comme en témoigne l’allocution du président américain, George H. W. Bush, à l’Université Karl Marx de Budapest, en 1989. Bush y enjoint les étudiants à apprendre l’anglais afin de faire des affaires et de joindre le marché global. Il annonce également l’envoi d’enseignants étrangers sous l’égide des Peace Corps, une armée de bénévoles américains fondée sous la présidence de John F. Kennedy :

But to discuss anything requires a common language. The teaching of the English language is one of the most popular American exports. And as students, you know that English is the lingua franca of world business, the key to clinching deals from Hong Kong to Toronto. So, to open the global market to more Hungarians, I am pleased to announce that the Peace Corps will, for the first time, operate in a European country.

And our Peace Corps instructors will come to Budapest and all 19 counties to teach English (G. H. W. Bush, 1989).

À la veille de leur départ, le Président rappelle aux premiers bénévoles Peace Corps l’importance stratégique de leur travail. L’anglais, affirme-t-il, constitue la clé qui leur permettra de répandre l’idéal américain, favorisant ainsi la consolidation de la démocratie en Europe centrale et de l’Est :

The key you carry with you will be the English language -- what Paul calls the language of commerce and understanding. And just as national literacy has long been the key to power, so today English literacy has become the key to progress. Like your liberty, your language came to you as a birthright and a credit to the dreams and sacrifices of those who came before. (Bush, 1990).

5.2.1.1 L’anglomanie française

Dans cette Europe de la fin des années 1980, alors qu’on assiste à la naissance de l’Union européenne, la question du futur moyen de communication devient un problème épineux. Elle s’ajoute à celle des nationalismes que la globalisation, paradoxalement, contribue à exacerber (Dion, 1994 ; McRoberts, 2001 ; Oakes et Warren, 2007). Pour les Européens, l’anglais suscite un engouement indéniable et plusieurs estiment sa progression inévitable. En France, les nombreuses lettres ouvertes publiées dans le quotidien Le Monde témoignent du débat public entourant ce phénomène d’« anglomanie ». Certains lecteurs dénoncent l’attitude complaisante de leurs compatriotes à l’égard de l’anglais, alors que d’autres concluent au déclin du français et à la nécessité d’apprendre l’anglais, comme en témoigne cet extrait d’une lettre titrée Ne rayonne pas qui veut : « Les gens qui " défendent âprement notre patrimoine linguistique" sont comme ces militaires français qui continuent à faire péter leurs bombes nucléaires à Mururoa ; ils s’acharnent à vouloir gagner la bataille, sans jamais réaliser que la guerre est perdue » (Stone, 1988). Cette croyance en la conquête inévitable de l’anglais sur les autres langues figure au cœur du discours d’Alain Minc, futur conseiller de Nicolas Sarkozy, dont le livre La grande illusion, publié en 1989, aura un important retentissement :

L’omniprésence de l’anglais aura de toute façon lieu : le choix est, comme toujours face à un phénomène inexorable, de le subir ou de l’anticiper... L’anticiper, c’est s’adapter aux marches forcées, rendre l’enseignement de l’anglais obligatoire dès le primaire ; n’admettre le choix d’une autre première langue qu’une fois vérifiée la parfaite maîtrise de l’anglais ; renforcer les moyens pédagogiques ; faire de la connaissance de cette langue européenne un préalable dans les études, au même titre que les mathématiques ou l’orthographe (Minc, 1989, p. 226)

Plusieurs voix s’élèvent néanmoins pour critiquer ce phénomène d’anglomanie ainsi que la stratégie américano-britannique de promotion de l’anglais. En janvier 1989, lors du forum Apprendre les langues pour construire l’Europe, qui se tient à Lyon, la question déclenche une levée de boucliers contre le nouvel espéranto qu’est alors devenu l’anglais. Quelques mois plus tard, le 14 septembre

1989, Alain Decaux, ministre chargé de la francophonie, publie un article intitulé Europe : le défi des langues où il fait observer : « L’extraordinaire défi que l’Europe s’est lancé à elle-même pour 1993 a donné naissance à un sentiment qui ressemble parfois à de la fébrilité. Dans le domaine des langues, tout le monde s’agite, s’inquiète : gouvernements, entreprises, familles, étudiants ». Il poursuit en mentionnant : « Impossible d'échapper à la question qui agite avant tout les esprits : comment résister au rouleau compresseur de l'anglo-américain dont l'hégémonie dans le domaine des techniques, des affaires, de l'audiovisuel est telle que l'ignorance de cette langue en vient aujourd'hui à être ressentie comme un signe d'analphabétisme » (1989, p. 1). Dans un autre article, l’économiste et physicien français Maurice Allais, prix Nobel d'économie, se demande également si l’Europe doit consentir à une hégémonie totale de l’anglais, et ainsi à une hégémonie culturelle anglo-saxonne : « Mais n’y a- t-il pas là un réel danger, non seulement pour nous Français, mais aussi pour les Allemands, les Espagnols, les Italiens et les autres peuples de la Communauté européenne ? La langue d’un peuple représente une partie de son âme, et un strict bilinguisme risque de compromettre son épanouissement » (Allais, 1989, p. 2).

Au Québec, de nombreux intellectuels québécois, dont plusieurs éditorialistes, critiquent alors sévèrement la tendance à l’anglophilie de leurs compatriotes français. « Même le plus distrait des observateurs étrangers ne peut qu’être frappé par l’anglophilie galopante qui se manifeste au ras du sol dans la vie quotidienne du Français moyen. Sans parler de l’abdication totale de ses « penseurs » les plus à la mode ou de ses élites intellectuelles » affirme Pierre Gravel dans son éditorial du 7 décembre 1991 dans le quotidien La Presse (p. B2). Dans un rapport soumis au ministre Claude Ryan, responsable de l’application de la Charte de la langue française, le Conseil de la langue française s’inquiète de « l’évidente suprématie de la langue anglaise dans le monde des sciences et de la technologie et de la perte de prestige du français dans les communications internationales » (April, 1991, p. D17). En octobre 1993, peu avant le sommet francophone de l’Île Maurice, le collectif québécois Avenir de la langue française publie un appel à ses compatriotes français, signé de la plume de 101 personnalités québécoises, dont Gaston Miron et Pauline Julien. Le collectif dénonce l’abdication des Français face à l’anglais et lance un cri d’alarme devant le « risque de colonisation linguistique et culturelle de la France » par la diffusion du modèle anglo-américain et de la langue anglaise :

L’anglo-américanomanie qui se développe depuis quelques années en France et ne cesse de s’amplifier au fil des mois préoccupe l’ensemble des francophones dans le monde, particulièrement ceux d’entre nous qui sont d’origine française. Nous sommes en effet tous comptables du destin de notre langue commune. A ce titre, nous nous estimons autorisés à réagir devant la crise du français dans l’Hexagone, espérant contribuer à

conjurer un péril dont nous risquons - et tous les francophones avec nous - d’être victimes autant que vous. Nous ne pouvons pas rester passifs devant le drame qui se noue, non seulement parce que ce serait là non-assistance à "mère patrie en danger ", mais parce que votre propre déclin signerait le nôtre. (Collectif Avenir de la langue française, 1993).

5.2.1.2 Du nationalisme à la marchandisation des questions linguistiques

À l’instar de l’Europe, on observe alors dans les discours épilinguistiques canadiens, une contradiction entre la langue conceptualisée comme marque d’appartenance à une certaine identité, et la langue entendue comme compétence technique et marchandise commercialisable. Pour Monica Heller, ce tournant des années 1990 signe ainsi le passage d’une idéologie de nationalisme linguistique vers une idéologie de marchandisation (commodification) des questions linguistiques (Heller, 2002). Ironiquement, le succès du mouvement d’affirmation nationale des Québécois des années 1960 et 1970 a généré ses propres contradictions : la nouvelle classe moyenne francophone découvre que le succès économique requiert désormais l’apprentissage de l’anglais, non seulement pour son importance sur le marché national, mais également pour sa valeur internationale (Heller, 2002, p. 51). Pour Heller, c’est ce changement de base économique du discours qui donne naissance au discours globalisant :

The globalizing discourse picks up the importance of maintaining an outward focus, of participating actively in mainstream national and international networks and activities, and of doing so on the basis of a francophone collective identity with a political and economic power base (Heller, 2002, p. 51).

Ce nouveau discours globalisant favorise de plus en plus une conception utilitaire de la langue, mettant de l’avant les questions économiques plutôt que politiques et minimisant les discussions en lien avec les questions d’identité, pour s’attarder aux considérations individuelles des compétences linguistiques. Dans la mouvance de l’idéologie néolibérale, l’éducation devient donc directement liée à la préparation au marché du travail où le bilinguisme s’avère, dès lors, un avantage compétitif (Fallon et Rublik, 2011; Heller, 2002; Oakes, 2010; Pâquet et Martel, 2010).

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