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Chapitre 1. Problématique : la question du discours sur l’anglais, langue universelle

1.6. Le débat québécois sur l’enseignement de l’anglais comme objet de recherche

Les jeunes Québécois sont des citoyens du village global. Dans toute société ouverte sur le monde, à plus forte raison lorsque les échanges internationaux sont essentiels à son développement économique, la connaissance fonctionnelle de l’anglais, voire d’une troisième langue, est essentielle (Bachand, 2011, p. 12).

Le Québec n’échappe pas au discours sur l’anglais comme langue universelle. Depuis plusieurs années, une forte « demande populaire » à l’égard d’un enseignement plus poussé de cette langue semble avoir conduit à l’adoption d’orientations politiques valorisant et augmentant considérablement son temps d’enseignement. En 2006, le gouvernement libéral met en place l’enseignement de l’anglais, langue seconde, au premier cycle du primaire. Le nombre d’heures consacrées à l’anglais langue seconde au primaire passe alors en moyenne « de 260 en 2007 à 297 heures en 2012, soit une augmentation de 14 % » (Anstett et coll., 2014b, p. 32 ; Conseil supérieur de l’éducation, 2014, p. 58). Puis, dans cette même foulée, la mesure d’anglais intensif en 6e année, pour

tous les enfants du Québec, est annoncée le 23 février 2011 par le gouvernement Charest. Cette mesure universelle implique, à l’époque, une augmentation de près de 400 heures d’anglais concentrées en une année scolaire. Son implantation progressive est alors prévue sur un horizon de 5 ans (jusqu’en 2015-2016). Cette mesure vient ainsi plus que doubler le nombre d’heures consacrées à l’anglais lors du cours primaire.

La brève introduction citée plus haut, et qui préside à l’annonce de la mesure d’anglais intensif par le ministre Raymond Bachand en mars 2011, témoigne éloquemment de la manière dont un discours globalisant a pu suggérer un certain contexte interprétatif où l’anglais joue un rôle clé. On y présente les jeunes Québécois comme des « citoyens du village global » pour qui la « connaissance fonctionnelle » de l’anglais s’avère nécessaire du fait de leur appartenance à une « société ouverte sur le monde », soumise à la logique des échanges internationaux. Dans un style similaire, la Recherche évaluative sur l’intervention gouvernementale en matière d’enseignement de l’anglais, langue seconde, au Québec, commandée par le gouvernement à l’ENAP et publiée en 2014, s’appuie également sur cette prémisse de l’anglais comme langue universelle. Les chercheurs y affirment, d’entrée de jeu, que la connaissance de l’anglais est « un atout pour l’ouverture et un passage obligé pour une insertion réussie dans une économie globalisée et fondée sur l’excellence » (Anstett et coll., 2014c, p. 3). Or, à l’image des conclusions tirées par François Grin, leurs recommandations, favorables à une intensification des heures d’enseignement de l’anglais, se justifient essentiellement par « l’impératif du bilinguisme », « l’ampleur de la demande sociale » et la nécessaire intégration à la globalisation :

Malgré les efforts consentis par le gouvernement du Québec pour renforcer l’enseignement de l’anglais, langue seconde, des efforts additionnels sont nécessaires pour augmenter davantage le nombre d’heures d’enseignement consacrées à l’anglais ou pour généraliser dans les régions, et ce, pour deux raisons stratégiques majeures. La première a un lien avec l’impératif du bilinguisme comme levier d’innovation et de prospérité économique, et la seconde a trait à l’ampleur de la demande sociale en matière d’EALS dans une économie sans cesse mondialisée et basée sur l’excellence du capital humain, de toutes les régions et couches sociales (Anstett et coll., 2014b, p. 139).

1.6.1.1 La perception de l’anglais par les Québécois : changement de paradigme

On peut donc penser que le contexte globalisant modifie considérablement les paramètres de la question linguistique québécoise : l’anglais, perçu comme un outil d’accession à la globalisation, semble susciter un pouvoir d’attraction de plus en plus grand. Comme le relatent les auteurs de Langue et politique au Canada et au Québec : Une synthèse historique, Marcel Martel et Martin Pâquet, on voit s’imposer une conception utilitaire, qui fait de la langue une commodité :

Ainsi, au cours des dernières années, le statut de la langue anglaise a changé, puisque l’accélération des échanges économiques entre les continents fait du business English la lingua franca. Les études sur les jeunes francophones, notamment ceux qui vivent en milieu minoritaire, montrent qu’ils ne considèrent pas l’anglais comme une menace culturelle, mais bien comme un simple instrument de communication (2010, p. 285).

Cette hégémonie croissante de la conception utilitaire de la langue menace « le vouloir-vivre ensemble au cœur de l’enjeu linguistique », soulignent Martel et Pâquet, ce qui pourrait susciter « de

graves conséquences pour la Cité politique » (p. 285). Dans une perspective semblable, Gérard Bouchard, dont les récents travaux portent sur les mythes sociaux, perçoit les signes d’une reconfiguration des mythes de la société québécoise. Le « statut mythique du français », affirme-t-il, historiquement considéré comme vecteur de l’identité québécoise et synonyme de réussite économique, se trouve désormais confronté au nouveau rôle dévolu à l’anglais dans « la conscience nationale » (G. Bouchard, 2013a, p. 15, traduction libre). Alors que, dans les années 1980, langue française et réussite économique allaient de pair, « anglais » rime aujourd’hui avec « ouverture », « pluralisme » et « globalisation ». Dans un récent ouvrage, Bouchard (2019) affirme en outre : « … l'anglais, langue de la mondialisation, de la réussite et de l’"ouverture", fait d’importantes avancées : selon un sondage réalisé par Léger Marketing et commenté par Le Devoir des 26- 27 août 2017, 53 % des Québécois francophones souhaiteraient un assouplissement de la loi 101 pour faciliter l’accès aux écoles anglaises aux niveaux primaire et secondaire" » (p. 257).

L’engouement des Québécois pour la langue de Shakespeare est également constaté par les chercheurs et les spécialistes de l’éducation. En dépit de l’augmentation récente du temps d’enseignement, la volonté populaire d’accentuer encore davantage le nombre d’heures semble néanmoins progresser. À cet effet, le ministère de l’Éducation du Québec et le Conseil supérieur de l’éducation du Québec constatent tous deux, dans leur rapport de 2014, que « les attentes sociales quant aux compétences en anglais sont plus élevées que le niveau visé par le programme : la population souhaiterait que les élèves aient atteint à la fin du primaire le niveau visé à la fin du secondaire » (2014, p. 66). Cette pression populaire survient, en outre, dans un contexte où le Conseil supérieur de l’éducation juge le programme québécois comme étant déjà « très ambitieux » (2014, p. 60). Lorsque comparé au Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL) et aux niveaux attendus en langues étrangères en Suisse romande et en Communauté française de Belgique, le Conseil constate « que les niveaux visés ici pour le primaire correspondent à ce qui est attendu généralement en Europe pour la fin du secondaire » (p. 60). La perception populaire d’une lacune des jeunes Québécois à l’égard de l’anglais contraste également avec un taux de réussite pourtant très élevé aux épreuves ministérielles de 5e secondaire. Entre 2010 et 2013, les élèves obtiennent entre

94,8 % et 96,8 % pour l’épreuve d’interaction orale et entre 93,9 et 94 % pour l’épreuve de production écrite4. Le Conseil supérieur de l’éducation conclut donc à l’importance « de s’assurer que cette

pression ne mène pas à des décisions pour lesquelles les conditions de succès ne sont pas réunies et

4 Le Conseil souligne toutefois : « l’épreuve unique de la fin du secondaire est une épreuve de certification de quelques

heures; elle rend compte de certains éléments clé du programme dans le but de déterminer la performance minimale pour l’attribution des unités en anglais, langue seconde. Elle ne permet cependant pas de mesurer tous les éléments du programme. » (p. 65)

dont la recherche n’a pas encore permis de mesurer tous les effets » (2014, p. 66). À cet égard, il réitère l’importance de sensibiliser les Québécois au rapport de force entre les langues si l’on veut assurer la pérennité de la langue française. Il s’avère donc nécessaire, selon Anstett et coll., de prendre en compte ces préoccupations quant à la place que doit occuper l’apprentissage de la langue anglaise au sein d’un Québec francophone, « ou sur la façon dont il peut influencer la pensée de l’enseignement primaire, entre le développement de la culture de l’enfant et la préparation pour sa vie professionnelle » (Anstett et coll., 2014a, p. 78).

1.6.1.2 L’importance de l’anglais : une question de point de vue ?

Devant ces constatations, on peut se demander ce qui explique ce changement de mentalité à l’égard de l’anglais. À cet effet, certains s’interrogent sur la perspective ou le point de vue depuis lequel les Québécois abordent les enjeux liés à son apprentissage. Sans le nommer ainsi, dans une étude exploratoire sur les attitudes et perceptions linguistiques des Québécois, Pagé et Olivier (2012) constatent ce qui s’apparente à un « effet de cadrage ». Ils observent que l’importance des langues est perçue fort différemment selon qu’on l’aborde sous l’angle de la vie collective ou de la vie individuelle. D’un point de vue collectif, l’enquête montre qu’une majorité de francophones favorisent le français, mais à l’inverse, d’un point de vue individuel, la perception générale semble être que « pour réussir dans la vie au Québec, le français et l’anglais sont deux langues importantes » (p. 83). Pour 31,4 % des Québécois, c’est même l’anglais qui est perçu comme plus important que le français sur ce plan, cela bien que le pourcentage de travailleurs utilisant le plus souvent l’anglais au travail ne soit que de 17,1 % (p. 5). Les auteurs en concluent que l’identité québécoise est majoritairement associée au fait de « parler le français tout le temps ou souvent » (p. 11), alors que la réussite individuelle semble plus associée à l'anglais (p. 12). Suivant les théories du cadrage, on peut alors s’interroger quant à l’influence que pourrait avoir le cadrage sur la perception collective de l’importance à accorder à l’enseignement de l’anglais.

C’est cette même question que se sont posée les chercheurs Gerald Fallon et Natalie Rublik (2011) dans leur analyse critique du débat ayant entouré la mise en place de l’enseignement de l’anglais en 1re année primaire. Dans leur article Second-Language Education Policy in Quebec : A Critical

Analysis of the Policy of English as a Compulsory Subject at the Early Primary Level in Quebec, ils montrent comment la tension entre la perception de l’anglais comme la langue de la globalisation et celle de l’anglais vu comme une « menace » ont joué un rôle dans l’interprétation de cet enjeu :

In this study, our attention was directed toward developing an understanding of the extent to which the tension between English as a language of globalization and English

as a threat to French framed and influenced the narratives by which issues related to the teaching of ESL in cycle one were recognized, placed, articulated, and formulated on the government policy agenda (Fallon et Rublik, 2011, p. 92)

D’après leurs conclusions, le discours globalisant aurait servi de récit ou de « cadre » principal pour justifier l’adoption de cette politique d’enseignement précoce de l’anglais, l’objectif gouvernemental étant de préparer une main-d’œuvre bilingue et flexible, prête à affronter le contexte compétitif de la globalisation des marchés. En conséquence, les chercheurs affirment nécessaire de tenir compte de ce conflit entre l’utilisation des politiques linguistiques québécoises comme instrument de construction nationale et l’avènement d’un monde globalisé requérant la maîtrise de l’anglais.

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