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Chapitre 5. Genèse des cadres et des mythes : deuxième partie, 1950-2011

5.1.4. La Guerre froide, Sputnik, et l’enseignement des langues

En ce début des années 1960, la question de l’Éducation préoccupe l’ensemble des nations du monde occidental. Le spectre de la Guerre froide est alors amplifié par l’onde de choc provoquée lors du lancement d’un premier satellite Sputnik par l’URSS en 1957. S’amorce à ce moment, entre l’Union soviétique et les États-Unis, une véritable course scientifique et technologique qui génère une vaste remise en question des systèmes éducatifs un peu partout en occident. Dans ce contexte international, la question de l’enseignement des langues, et plus particulièrement celle de l’anglais, acquiert encore

une fois une dimension stratégique. Selon Robert Phillipson, auteur de Linguistic Imperialism (1992), dès le milieu des années 1950, la majeure partie des activités de politique étrangère américaine, comme celles de son alliée économique la Grande-Bretagne, sont subordonnées aux besoins stratégiques de la Guerre froide. Dans cette guerre culturelle, la promotion de leur langue commune peut alors être bénéfique à chacune des deux nations : « The Americans were as aware as the British of the indivisibility of economic and cultural policy, and developed their own version of a civilizing mission to legitimate the spread of American influence » (Phillipson, 1992, p. 155).

Une collaboration anglo-américaine autour de l’enseignement de l’anglais se met alors en place pendant que s’organisent plusieurs conférences internationales sur l’enseignement de l’anglais. En mai 1959, l’United States Information Agency organise la conférence : "Teaching English Overseas" à Washington, en collaboration avec le Center for Applied Linguistics et grâce au financement de la Fondation Ford. D’après Phillipson, le rapport de la conférence témoigne alors du consensus des délégués autour de l’objectif commun de combattre le communisme. En juin 1961, l’Anglo-American Conference on English Teaching Abroad est tenue à Cambridge par le British Council. Selon Phillipson, le rapport confidentiel de la conférence, produit par le British Council pour circulation interne et dont il affirme avoir obtenu copie, témoignerait de l’idéologie dominante qui sous-tend alors la doctrine de « compréhension internationale » autour de laquelle prend forme la discipline de l’enseignement de l’anglais langue seconde. On pourrait y lire les « propositions fondamentales » réaffirmées par les délégués et visant à guider l’enseignement de l’anglais à l’étranger et à en faire un « agent transformateur », notamment dans les pays du Tiers-Monde :

The teaching of English to non-native speakers may permanently transform the students' whole world. Such teaching should be within the total linguistic and educational requirements for the economic, social, and human development of the host country (Anglo-American Conference Report, 1961, cité dans Phillipson, 1992, p. 166).

Une version condensée du rapport, récemment publiée par le British Council, montre effectivement qu’une stratégie de « recadrage » de la perception de l’enseignement de l’anglais figure au premier plan des conclusions de la conférence. Dans ce document que le British Council décrit aujourd’hui comme un « pamphlet », on apprend que l’un des moyens privilégiés par les délégués pour poursuivre et encourager l’expansion de l’anglais dans le monde consiste à cadrer l’anglais en tant que moyen de communication « culturellement et politiquement neutre » :

The spread of English in the world is less the result of any carefully devised teaching policy than of selective, deliberate and planned learning to suit varying needs. Such an interpretation—that the materials to be used and skills to be taught abroad should be determined by what people wish to learn, and not merely by what we like to teach— reflects a sound educational principle, but involves the concept of English taught as a

politically and culturally neutral means of communication. This may seem strange or even faintly alarming to those English-speaking peoples who have for long been accustomed to regard their language as an expression of their own national development (British Council, 2015, pp. 9-10).

En 1961, pas moins de six (6) agences gouvernementales américaines sont alors impliquées dans les activités d’enseignement de l’anglais, langue seconde29. Les fondations privées joueront également

un rôle décisif dans son établissement comme discipline académique. Selon Phillipson (p.160), l’objectif stratégique visé par ces fondations est alors de lier le système d’éducation des pays anglo- saxons dits « périphériques » aux valeurs, institutions et manières de travailler des États-Unis, notamment en formant des Américains pour agir en tant qu’experts à l’étranger. À partir de 1952, la Ford Foundation fournit ainsi des bourses pour développer les ressources en enseignement de l’anglais à l’étranger ; la fondation Rockefeller supporte également plusieurs projets. Cette forme d’« aide », affirme Phillipson, aura un impact considérable et durable dans plusieurs pays. En 1961, est également organisée la Commonwealth Conference on the Teaching of English as a Second Language à Makerere en Ouganda. Lors de cette conférence-clé, dont les participants proviennent de plus de 20 pays, prend forme la doctrine qui sous-tend, encore aujourd’hui, la discipline de l’enseignement de l’anglais à travers le monde :

The doctrine that was to underlie ELT work was enshrined at Makerere in a number of tenets. [...] They represent influential beliefs in the ELT profession, which were given a stamp of approval at Makerere and which have had a decisive influence on the nature and content of ELT aid activity in periphery-English countries (Phillipson, 1992, p. 184). Selon Phillipson, les grands principes ayant émané de la conférence de Makerere seraient les suivants : l’anglais devrait être enseigné de manière monolingue, par un locuteur natif, le plus tôt possible, de manière intensive, et en minimisant le recours à d’autres langues (p. 185).

5.1.4.1 L’enseignement des langues et l’unité canadienne

Au Canada, l’organisation de plusieurs conférences pancanadiennes sur l’éducation témoigne du climat d’effervescence de cette période. Dès 1958, se tient à Ottawa la première Conférence canadienne sur l’éducation, sous la présidence du célèbre neurochirurgien montréalais, le Dr Wilder Penfield. Tel que relaté dans l’article « Canada’s educational crisis » du Canadian Jewish weekly (1958), l’organisation de la conférence aurait été accélérée par le sentiment de retard scientifique et technologique provoqué par le lancement du satellite soviétique Sputnik. Dans ce climat d’inquiétude

29 Phillipson énumère les agences suivantes : le Département d'État, via le programme Fullbright; l'Agence pour le

Développement international ; le Bureau de l'Enseignement, via l'International Teacher Exchange Program; le Département de la défense; les Peace Corps; le Département de l'Intérieur (Phillipson, 1992, p. 158)

et de tension internationale, la question de l’unité canadienne se profile, encore une fois, derrière celle de l’Éducation. L’article Les "Canadians", l’État fédéral et l’éducation des citoyens du Canada, signé par Michel Brunet de L’Action nationale résume bien le contexte de l’époque :

L’unanimité sur l’urgence d’une politique commune d’éducation est presque réalisée au Canada anglais. […] La menace que présente l’avance scientifique et technologique de l’U.R.S.S. ne peut qu’accélérer la prise de conscience des Anglo-Canadiens au sujet de la nécessité d’une réorganisation complète de leurs systèmes d’enseignement dans toutes les provinces et à tous les niveaux. Cette réforme radicale sera animée par une politique d’éducation répondant aux objectifs que poursuit le nationalisme Canadian. L’avenir du Canada comme pays indépendant en Amérique du Nord et son développement harmonieux comme société industrielle du XXe siècle l’exigent (Brunet, 1957, pp. 276‑277).

La conférence, qui réunit alors plus de 800 délégués ainsi que quelques 74 conférenciers de divers pays, est la première du genre à se tenir au Canada où, comme le suggère le journaliste du Canadian Statesman : « the largest gathering of the country's "brains" ever placed together in one group » (James, 1958, p. 3). Le gouvernement québécois de Maurice Duplessis refuse néanmoins d’y envoyer des participants, arguant que l’Éducation est de compétence provinciale. Les délégués mettent alors de l’avant plusieurs propositions et résolutions, dont l’une des principales est de promouvoir et de devancer l’enseignement des langues secondes au pays. Une seconde Conférence canadienne sur l’Éducation aura lieu du 4 au 8 mars 1962 à Montréal. Lors de ces deux rencontres, comme dans les années qui suivront, le Dr Penfield se fera le promoteur d’un enseignement précoce des langues secondes en s’appuyant sur ses propres recherches sur la plasticité du cerveau chez l’enfant ; ces recherches avaient alors mené à l’hypothèse d’un âge critique pour l’enseignement efficace d’une langue seconde. Toutefois, au-delà des motivations scientifiques, Penfield n’hésite pas à mettre de l’avant l’un des objectifs fondamentaux qui l’anime : celui d’assurer l’unité du pays. Ainsi, en 1963 et 1964, il tient une série de conférences sous le thème « Unity and Disunity », notamment devant le Canadian Club de Montréal. Lors de ces conférences, il martèle l’importance du bilinguisme pour l’unité et l’avancement de la société canadienne. L’éminent neurochirurgien commente également la Révolution tranquille et les multiples changements qui affectent alors l’église, le gouvernement et l’éducation au Québec, changements qu’il juge plus que nécessaires. Penfield exhorte enfin le gouvernement fédéral à faire les ajustements nécessaires pour tirer profit de la révolution québécoise, notamment au chapitre du bilinguisme : « "Let no language be forced on anyone but let bilingualism be recognized as a national opportunity" he said » (« Penfield Sees Quebec “Revolution” Source of Strength », 1964, p. 7). Dans cet effort promotionnel du bilinguisme, nul besoin d’imposer ou de « forcer » l’enseignement d’une langue en particulier, affirme Penfield, car c’est l’avantage économique qui guidera le choix de la « classe ouvrière » : « "Expediency and financial advantage

will always determine the tongue that the bread-winner uses in Canada, or in any other country." he declared. "It is no use to scold or try to force ». Or, c’est via l’amélioration de l’enseignement des langues secondes, croit Penfield, qu’on peut parvenir à atteindre cet objectif.

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