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Chapitre 2. Cadre théorique et conceptuel : cadrage, cadres, mythes et idéologies

2.4. Le mythe : l’art de toucher une corde sensible

2.4.5. Le mythe : notre définition et opérationnalisation

Pour notre propre analyse du rôle du mythe au sein du processus de cadrage, nous nous appuierons principalement sur les modèles de Gérard Bouchard (2014), de Christopher Flood (1996) et de Jonathan Charteris-Black (2011). Sur la base des définitions proposées par ces auteurs, un mythe est un récit idéologique, enraciné dans l’histoire et la mémoire collective, qui s’exprime de manière symbolique, qui fait appel à l’émotion plus qu’à la raison, qui prétend rendre compte et expliquer un ensemble d’événements passés, présents ou à venir, et qui détient, dans une collectivité donnée, le statut de « vérité sacrée ».

Sans lui être exclusive, sa forme narrative est pour nous l’une des principales caractéristiques du mythe. Ce dernier prend généralement la forme d’un récit que Robert Scholes (1981) définit comme : « the symbolic expression of a sequence of events connected by subject matter and related by time » (p. 205). De ce fait, les mythes se distinguent de l’idéologie et de sa forme argumentative constituée d’affirmations, de définitions et de raisonnements (inductifs et déductifs) qui prétendent à une certaine véracité et validité (Flood, 1996, p. 116). Alors que l’argument est atemporel, la logique chronologique représente également une constituante essentielle du récit mythique. Ce dernier comprend un scénario et se construit selon une trajectoire linéaire : début, milieu, fin. Cette notion de trajectoire suggère un processus dynamique, soit le passage d’un état à un autre. C’est, selon Roger Silverstone, « la logique fonctionnelle du héros, de l’épreuve, de la quête, du succès et de l’échec » (1990, p. 214) ; une logique facile à saisir pour le non-initié.

L’ancrage historique est également caractéristique des mythes. Ceux-ci traitent des origines et des fondements d’une société, parlent de ses héros, racontent sa naissance et ouvrent vers son renouveau. Pour Bouchard, on fait ici référence à « un événement ou à une séquence d’événements structurants survenus dans un passé proche ou lointain et jouant le rôle d’ancrage » (2014, chap. 3, sect. b, paragr. 1). Cet ancrage « s’impose rarement de lui-même ; il est ordinairement le résultat d’un choix effectué par des acteurs sociaux, parmi diverses possibilités, au nom d’un groupe ou de l’ensemble d’une collectivité » (Bouchard, 2014, chap. 3, sect. b, paragr. 2). Le récit mythique ne se limite pas non plus à la narration d’évènements ayant eu lieu dans le passé ; l’ancrage peut également loger dans l’avenir. Christopher Flood distingue trois différentes catégories de narrations : narration antérieure (récit d’évènements ayant déjà eu lieu) ; la narration simultanée (récit d’évènements au moment où ils se produisent) ; et la narration ultérieure (récit d’évènements de manière prédictive) (p. 119). La répétition d’un récit dans le temps permet également d’établir qu’il y a mythe. Selon Flood, on pourrait postuler l’existence d’un mythe lorsqu’un récit idéologique, qui s'avère plus ou moins constant, circule de manière prolongée au sein d'un groupe social (1996, p. 42).

Le point de vue narratif s'avère également stratégique. Les mythes, affirme Maurice Charland (2003), concernent des sujets d'importance pour la société entière ; ils contribuent à construire l'ethos de cette société, à en fixer l'identité. Le héros est donc le peuple en soi, sujet collectif, ou un individu agissant au nom de cette nation : « Évidemment, puisque ce sont des discours constitutifs, le destinataire du récit, celui à qui il est adressé, est ce même protagoniste, cette même collectivité, mais le récit est transposé au présent » (p. 79). Le mythmaker, parlant au « nous », s'identifie donc de manière rhétorique à l'auditoire, l’invitant par le fait même à accepter son interprétation des évènements comme consensuelle (Flood, 1996, p. 119).

Le mythe opère également selon une logique binaire, en présentant une perspective antagoniste des rapports sociopolitiques, qui incite à légitimer un certain raisonnement idéologique : nous/eux, bien/mal, bon/méchant (Flood, 1996, pp. 151‑152). Cette logique binaire s'exprime dans une volonté de résoudre les grands dilemmes de la vie sociale : « C'est la logique du paradigme, une logique concrète, exprimant à la fois une binarité essentielle à l'activité de création et une relation à la culture matérielle de la société créatrice » (Silverstone, 1990, p. 214). Par le mythe, certains acteurs historiques sont ainsi mis à l'avant-plan pour en faire le centre d'une attention positive ou négative. Ils deviennent les protagonistes ou antagonistes du récit. Le récit mythique laisse donc sur l'impression que les « bonnes croyances » sont celles du héros de l'histoire – en l'occurrence, le peuple – qui, selon cette logique, poursuit forcément de « louables objectifs ». La fonction du mythe, dans

la communication politique, serait donc de créer des représentations positives et négatives, contribuant ainsi à laisser l'impression qu'on raconte « la bonne histoire ». Le mythe, affirme Charteris-Black, devient une manière d'articuler l'idéologie en référant les notions abstraites de celle- ci à des expériences concrètes de la réalité (2011, p. 23).

Une autre grande composante du mythe est sa rhétorique figurative : celle de la persuasion ou de la séduction (Doty, 2000). Le mythe s'exprime dans un langage fait de métaphores, d'allégories, de symboles, d'images fortes. Il agit ainsi comme un mécanisme permettant à une société de structurer la représentation symbolique qu'elle se fait de la réalité :

In supplying the root metaphors, the ruling images, of a society, mythological language provides a coding mechanism by means of which the existentially apparent randomness of the cosmos can be stabilized. Myths provide the overarching conceptualities of a society by structuring its symbolic representations of reality (Doty, 2000, p. 51).

Le mythe n'entraîne pas sur le terrain de la raison, mais celui des sentiments : « Myth expresses how we feel about reality, as opposed to what we know rationally » (p. 51). Selon Bennett, il opère sur la base de « processus primaires de croyances et structures d'opinion » (primary process belief and opinion structures) caractérisés de la manière suivante :

In contrast to “secondary process” or “rational” thought, primary process thinking is characterized by projection, fantasy, the incorporation of nonverbal imagery, a high emotional content, the easy connection of disparate ideas, the failure to make underlying assumptions explicit, and the generation of multiple levels of meaning (1980, p. 169).

Ainsi, la structure de la plupart des discours publics ne consisterait pas en une série d'affirmations ou de relations logiques entre différents concepts, mais créerait des liens entre différents symboles clés et leur signification mythique (Flood, 1996; Sykes, 1970).

Enfin, pour Gérard Bouchard, le mythe se présente « comme un lieu de vertu et de consensus, comme un idéal au-dessus de la mêlée, censé échapper à la contestation » (2014, chap. 2, sect. c, paragr. 6). Les mythes participent du sacré et débordent de l'ordre de la rationalité. Ils s'affranchissent de la critique et leur message devient inattaquable. C'est cette autorité et cette légitimité dont il bénéficie qui distinguent le mythe de toutes les autres représentations collectives. Cette sacralité confère au mythe une robustesse et une longévité qui le distingue également des cadres qui ne jouissent pas d'une telle autorité. Les mythes changent très lentement et sont difficilement remis en question. Ils sont le résultat d'un long processus culturel et social, au cours duquel les institutions jouent un rôle important ; qu'on pense à la famille, à l'école, aux Églises, aux médias, etc. Selon Bouchard : « Lorsque, après d’intenses opérations de promotion et de diffusion, le mythe y est finalement pris en

charge, c’est que la mythification est tout près de son terme ; le contenu symbolique qu’il véhicule est sur le point d’être tenu pour acquis et d’entrer dans la vulgate » (2014, chap. 3, sect. h, paragr. 8). Les cadres, à l'inverse, peuvent être contestés et concurrencés par des contre-cadres, des interprétations alternatives qu'élaborent les acteurs sociaux au gré des événements et des enjeux. Cela expliquerait également pourquoi les cadres font appel aux mythes afin d'évoquer leur légitimité.

Suivant cette définition conceptuelle du mythe et sur un plan davantage opératoire, nous dirons que nous sommes en présence d'un mythe en rencontrant l'ensemble des indicateurs suivants :

1) Un récit (forme narrative) ancré dans un événement structurant, survenu dans un passé proche ou lointain d'un groupe social, ou dans son futur anticipé ;

2) Une logique binaire qui suggère un raisonnement idéologique (bien/mal, nous/eux) ; 3) Une rhétorique figurative et persuasive, s'observant par le recours à :

a. un langage figuratif et émotif, plutôt qu'argumentatif, dont le recours aux quatre tropes maîtres décrits par Kenneth Burke : la métaphore, la métonymie, la synecdoque et l'ironie ;

b. la présence d'une rhétorique constitutive ou processus d’identification tel qu'entendu par Charland (1987) et identifiable par le recours au mode narratif du « nous » ; 4) Lorsque ce récit semble bénéficier d'une autorité sacrée, ou être considéré comme « vrai » et

inattaquable, par l'ensemble de la société.

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