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Chapitre 4. Genèse des cadres et des mythes : première partie, 1780-1949

4.6. Clef du succès ou « boulet au pied » ? : confrontation des cadres, 1919-1942

4.6.4. Le bilinguisme des Canadiens français : une question d’unité et de défense

Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, le débat québécois sur l’enseignement de l’anglais prend également une importance stratégique qui déborde les frontières du Québec. Au Canada anglais, affirment Pâquet et Martel, certains impérialistes imputent aux différences linguistiques la faiblesse du sentiment d’union nationale (2010, p. 95). Dans une entrevue controversée accordée en 1940, où il déclare que le Québec est voué à devenir une province de langue anglaise, l’ancien juge en chef de l’Ontario, William Mulock, fait directement référence à la politique du gouvernement d’Adélard Godbout :

Je m’attends que, durant l’année présente qui vient de commencer, le premier ministre Godbout va prendre des mesures pour que l’anglais soit davantage enseigné dans la province de Québec. Et comme pour d’autres choses qui ont de la valeur, aussitôt que le peuple en aura profité un peu, il s’apercevra des avantages à tirer de cet enseignement et en « redemandera » (« Québec “grande province de langue anglaise” », 1941, p. 6).

La campagne sur le bilinguisme fait également écho au plus large courant du mouvement de la « Bonne Entente » dont Jean-Charles Harvey se fait désormais le chantre. Selon Robert Talbot, ce mouvement « avait pour objectif de favoriser le dialogue entre Canadiens français et Canadiens anglais, qui faisait cruellement défaut pendant la Première Guerre mondiale par le rapprochement entre les élites des deux groupes linguistiques ». Harvey, qu’on présente comme le « champion du bilinguisme » et partisan de l’enseignement précoce de l’anglais chez les francophones, prononce diverses conférences, notamment devant l’Empire Club. Ses idées bénéficient d’une vaste diffusion au Canada anglais ainsi qu’aux États-Unis où, dans le sillage du débat sur la conscription, on commence à s’intéresser à la question québécoise. Certains politiciens prononceront également diverses conférences visant à encourager l’apprentissage de l’anglais. Ce sera le cas du maire de St- Hyacinthe et ministre du gouvernement Godbout, T.D. Bouchard qui, le 17 décembre 1941, prononce une conférence fort controversée sur le sujet au Club Kiwanis St-Laurent à l’Hôtel Ritz-Carlton. Dans

ce discours intitulé Si nous voulons être de véritables patriotes, qui provoque une violente réaction dans la presse nationaliste, Bouchard récuse l’idée voulant que les promoteurs du bilinguisme individuel soient de « mauvais patriotes ». Il dénonce également l’isolement dans lequel certaines élites avaient, selon lui, maintenu les Canadiens français en prêchant contre l’apprentissage de l’anglais :

Et quand ils prêchent l’isolement comme étant salutaire aux Canadiens français, ils commettent une erreur fondamentale et contraire aux intérêts de leurs compatriotes. Il est souverainement injuste d’attribuer à nos compatriotes de langue anglaise le retard que nous subissons dans le domaine économique. Ce retard, nous le devons à l’influence néfaste de ceux qui se sont opposés, au cours du dernier siècle, à la diffusion de l’enseignement populaire et pratique des masses. […] (Bouchard, 1941, cité dans Guttman, 2013, p. 367).

L’importance alors accordée par certaines élites au bilinguisme des jeunes Canadiens français incite le directeur de L’Action nationale, André Laurendeau, à se demander si le vieux plan d’anglicisation des Canadiens français ne refait pas surface avec le conflit et dans l’éventualité d’une conscription. Il cite, en ce sens, les propos de J.S. Duncan, alors Ministre de la Défense, qui soutient que la guerre aérienne devait se conduire dans une seule langue : l’anglais. Dans Alerte aux Canadiens français!, Laurendeau mentionne :

De ce que nos pilotes se soient entraînés et collaborent avec leur camarade en langue anglaise, M. Duncan conclut que les « préjugés » de race disparaîtront. De là naîtra l’unité nationale. Mais voyez dépasser le bout de l’oreille : cette unité canadienne se fera en anglais. Cela est symbolique! La vieille thèse assimilatrice — one nation, one language, one flag — se profile à l’horizon ; elle découle logiquement de ce petit discours amical (1940a, p. 183).

Certains articles de journaux américains de l’époque témoignent effectivement de l’importance stratégique que prend la question du bilinguisme des Québécois dans ce contexte de guerre. Le 14 septembre 1941, le New York Times publie l’éditorial « Canada's War Effort is Analyzed » signé par le publiciste et éditeur américain William R. Mathews (p. E6). Selon ce dernier, l’unilinguisme des Canadiens français, comme leur manque d’éducation, constituent des obstacles à la création d’une armée nationale et au recrutement d’officiers. Un autre article de l’historienne américaine Elizabeth H. Armstrong, « Quebec's Influence on Canadian Defence Policy », paraît en 1941 dans l’Inter- American Quarterly. Armstrong, bien connue pour son étude de la crise de la conscription au Québec, expose l’importance stratégique de la question linguistique québécoise dans une éventuelle stratégie de défense canado-américaine : « Few people on this side of the border, outside of official or academic circles, fully realize the importance of the Quebec "problem", or even that it is one » (p. 2). Depuis la capitulation de la France en 1940, affirme l’auteure, le Canada français réalise qu’il doit désormais vivre dans un monde anglo-saxon où il ne peut se permettre de rester isolé. Dans ce contexte,

Armstrong réfère explicitement à la politique d’intensification de l’enseignement de l’anglais du gouvernement Godbout qu’elle qualifie de « courageuse » :

Realizing, since the French collapse, that French Canada could afford less than ever to remain isolated, the Godbout government has initiated a campaing for a greatly increased teaching of English in the provincial schools. It has been realized for a long time that English was inadequately taught to French Canadians outside the metropolitan centers of Montreal and Quebec (p. 2).

La compréhension du « problème » québécois, conclut Armstrong, est essentielle à toute volonté de collaboration canado-américaine dans un objectif de défense : « It will be interesting to see whether the intelligent modern leadership exemplified by Mr. Godbout, or a narrow obscurantist nationalism, have more force with French Canadians during these critical times. Possibly the successor failure of plans for hemisphere defense may hinge upon this issue » (p. 2).

4.7. Conclusion

La querelle entourant la réforme de l’enseignement de l’anglais au Québec s’estompera progressivement en 1942 dans la foulée du plébiscite sur la conscription et quelques mois avant l’adoption de la Loi sur l’Instruction publique obligatoire en 1943. Néanmoins, cette question de la nécessité relative du bilinguisme, comme de ses effets, demeurera d’actualité et pavera ultimement la voie à une intensification du débat linguistique, vers la fin des années 50. Le prochain chapitre aborde cette seconde partie de la genèse historique des cadres. Il s’amorce peu avant la Révolution tranquille et s’étend jusqu’aux années 2000, pour se terminer lors de l’adoption de la mesure d’enseignement intensif de l’anglais par le gouvernement Charest en 2011. Au cours de cette période, le contexte international de mondialisation fait en sorte que le métacadre libéralisant se transforme peu à peu en métacadre globalisant. Nous verrons ainsi comment le débat sur cet enjeu passe d’un contexte dominé par un métacadre nationalisant à un contexte où le métacadre globalisant semble s’imposer.

Chapitre 5. Genèse des cadres et des mythes :

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