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Chapitre 4. Genèse des cadres et des mythes : première partie, 1780-1949

4.2. L’anglais, langue universelle : trajectoire historique d’un mythe colonial britannique

4.2.3. Les Canadiens et la « grandeur » de l’anglais

À partir du milieu du XIXe siècle, la rhétorique de Macaulay, glorifiant l’anglais et sa destinée

universelle, deviendra courante, notamment en Amérique du Nord. Au Canada, on peut cependant en observer des traces dès la fin du XVIIIe siècle. Selon Danièle Noël, la « relative abondance » de petites

annonces offrant des services d’enseignement de l’anglais montre qu’on « acceptait le fait qu’il y ait deux langues dans la colonie » (p. 126). Comme le relate Noël, on commence également à vanter les mérites et la grandeur de la langue anglaise :

Dans une annonce parue dans La Gazette de Montréal du 1er novembre 1787, un certain monsieur Bentley offrait ses services pour apprendre « à Lire, Ecrire et Parler la Langue Angloise dans toute sa Perfection ». Il se flattait de donner « des connoissances épurées de la Beauté et de l’Elégance de cette Langue » qui, selon lui, était faite « pour prévaloir sur toutes les autres connues, tant dans la Traduction des Auteurs Latins et autres, anciens et modernes, que dans les Arts Libéraux, qu’elle facilite en raison de son Energie, qu’aucune autre Langue ne sauroit lui disputer » (1990, p. 125).

Pour les Canadiens d’alors, la question linguistique ne constitue pas un enjeu aussi fondamental qu’il le deviendra plus tard. Ne bénéficiant pas encore d’espace public de langue française, les colons canadiens ne s’imaginent pas encore en tant que nation. Leur identité, affirme Joseph Yvon Thériault, est alors une identité concrète, « de fait », et non une identité symbolique (F. Dumont, 1996 ; Noël, 1990 ; Thériault, 2000). Pour toute la période allant de 1760 à 1791, la langue n’est pas un élément de nationalité ni un fait politique ; elle est une dimension de l’ordre social, comme l’affirme Danielle Noël.

Néanmoins, un espace public de langue anglaise commence à prendre forme dans certaines villes, dont Québec. Selon Michael Eamon, auteur de Imprinting Britain : Newspapers, Sociability, and the Shaping of British North America (2015), la presse anglophone naissante diffuse alors, dans l’environnement colonial, une perception idéalisée de la Grande-Bretagne et de ses traditions. Cette diffusion contribue à l’émergence d’un sentiment national typiquement britannique et, en même temps, à l’avancement du statut de l’anglais en tant que langue de communication :

The efforts of this colonial print community of printers, readers, and contributors advanced the English language as a preferred colonial vernacular. Furthermore, as Samuel Neilson observed in the pages of his almanac, the domestic press communicated a new language of reason, imbued with the arts and sciences, an ars artium conservatix with the power to both convey and fix communication in time and space (2015, p. 16). Comme l’affirme John Hare dans son étude Sur les imprimés et la diffusion des idées (1973), la presse joue également un rôle dans la dissémination de nouveaux courants de pensée à l’époque des révolutions américaine et française : « Loin de se voir couper de l’extérieur, les Canadiens se voyaient plutôt inonder de propagande imprimée. L’influence des nouvelles idées s’infiltrait partout » (p. 418). Or, selon Danièle Noël (1990), qui étudie les questions de langue au Québec de 1759 à 1850, en France, la pensée, la langue et « l’esprit anglais » commencent alors à s’imposer, notamment grâce aux traductions des œuvres de Bacon, d’Hobbes et de Locke. Certains articles de journaux canadiens de l’époque témoignent d’ailleurs de cet engouement français pour la langue anglaise : « Un correspondant observe que l’étude de la langue Angloise, qui depuis quelques années est devenue à la mode en France, peut être considérée comme une des circonstances collatérales qui tendoient à répandre de justes idées de la liberté dans ce Royaume » (« Grandeur de l’anglais », 1790). Citant les propos du philosophe Raynal, le correspondant attribue à l’anglais « un caractère d’énergie et de hardiesse », lui prédit un avenir éternel et l’associe aux idées de justice et de liberté : « Puisse-t-elle, ajoute-t-il, être étudiée chez toutes les nations qui aspirent à n’être pas esclaves ; elles oseront alors penser et agir pour elles-mêmes ». Selon Noël, « Cette influence grandissante de la culture anglaise en France ira en s’accentuant dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et se traduira par un intérêt

exagéré pour "la chose anglaise", c’est-à-dire l’anglomanie » (p. 64). Ce courant anglomane est également présent dans les discours bas-canadiens de l’époque, comme en témoigne la pièce L’Anglomanie ou le dîner à l’Angloise de Joseph Quesnel, écrite en 1802. Bien que Quesnel dépeigne la connaissance de l’anglais comme une force, il critique la tendance de certains Bas-Canadiens à imiter les us et coutumes anglo-saxons et à les considérer comme supérieurs (L. Robert, 1995, p. 378).

4.3. « Nos institutions, notre langue et nos lois » : vers un métacadre nationalisant, 1791-1840

4.3.1. Le français... en attendant l’anglais : une perspective instrumentale

Pour les Canadiens de langue française qui jusque-là n’avaient pas de véritable lieu pour débattre et exprimer leur opinion, l’Acte constitutionnel de 1791 constitue, en quelque sorte, le « point zéro » de la communication publique. Comme l’explique Jean de Bonville dans son étude sur Le développement historique de la communication publique au Québec, en octroyant à la population une assemblée législative élective, l’Acte constitutionnel crée un espace réservé au débat politique où les membres

de l’Assemblée et représentants du peuple peuvent désormais exprimer leurs opinions sur l’administration publique (1991, p. 12). Par le fait même, il donne naissance à une opinion publique de langue française, tout comme il signe la politisation du débat public. Les années qui suivent seront donc marquées par une polarisation des opinions entre les intérêts de l’élite politique anglophone et ceux de la majorité francophone.

Dès les premiers débats à l’Assemblée législative, se pose la question de la langue. En 1792, un premier contentieux éclate concernant la candidature de Jean-Antoine Panet comme orateur. Sous prétexte de sa maîtrise imparfaite de l’anglais, les députés anglophones ainsi que trois francophones s’y opposent, dont le cousin de l’orateur, Pierre-Louis Panet, député de Cornwallis. Ce dernier fait alors valoir la « nécessité absolue pour les Canadiens d’adopter avec le temps, la langue Angloise » (Panet, 1792, cité dans Guy et Meynaud, 1972, p. 118). Le débat le plus marquant, qui dure trois (3) jours, éclate toutefois en 1793, lorsque le député John Richardson propose, comme seule version légale, les textes de loi rédigés en anglais. Immortalisé par le peintre Charles Huot (1855-1930) dans un tableau qui orne le Salon bleu de l’Assemblée nationale, ce fameux débat sur les langues de 1793 devient l’emblème de cette polémique linguistique naissante. De l’épisode, on retient généralement qu’il s’agit d’un des premiers moments d’affirmation nationale et culturelle des Canadiens. S’il est vrai qu’une certaine classe sociale (seigneurs et membres du clergé) amorce alors la construction d’un argumentaire visant à légitimer l’usage du français à l’Assemblée législative, leurs discours attestent néanmoins d’une vision stratégique et instrumentale de la question linguistique. Les élites se portent à la défense du français principalement dans l’objectif de conserver un certain nombre de pouvoirs et de droits liés à la conservation des lois civiles françaises. À titre de sujets britanniques, elles estiment bénéficier de certains privilèges, dont celui de « comprendre » pour participer aux lieux de pouvoir (Noël, 1990, pp. 121‑122). Leurs revendications linguistiques n’excluent pas une éventuelle conversion à l’anglais. Elles visent essentiellement à démontrer que, tant que la très grande majorité de la population ne comprend pas l’anglais, le français doit être maintenu. Dans une allocution empreinte de la métaphore des Lumières, Chartier de Lotbinière fait référence à ce jour « des clartés » où les Canadiens comprendrons l’anglais :

Laissons arriver ce jour des clartés et des lumières, et pour en rapprocher le terme heureux, commençons à nous occuper de l’instruction de nos campagnes. Trouvons les moyens d’établir des écoles publiques, fondons-en d’anglaises et françaises, et quand une partie de nos constituants seront en état d’entendre la langue de l’Empire, alors le moment sera arrivé de passer toutes nos lois dans le texte anglais (Chartier de Lotbinière, 1793, pp. 3‑4).

Pour les Canadiens, la connaissance de l’anglais répond alors à la nécessité de pouvoir s’informer des choses de l’État. Son apprentissage apparaît d’abord pour son utilité, et non comme une atteinte potentielle à la nationalité. Il permet ensuite de gravir les échelons de la société, d’atteindre un certain degré d’influence.

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