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Chapitre 4. Genèse des cadres et des mythes : première partie, 1780-1949

4.2. L’anglais, langue universelle : trajectoire historique d’un mythe colonial britannique

4.3.2. La querelle des prisons : la naissance d’une rivalité ethnolinguistique

L’antagonisme entre anglophones et francophones qui se manifeste en chambre d’Assemblée trouve également écho dans la presse d’opinion naissante. Celle-ci prend son envol entre 1805 et 1806, autour de l’épisode politique de la « querelle des prisons »23. Il nait alors une rivalité entre les journaux

d’opinion le Quebec Mercury, outil politique du Parti Tory, et Le Canadien, fondé par Pierre Bédard et François Blanchet en réaction à la propagande du Mercury. Premier journal publié uniquement en français, Le Canadien défend les intérêts politiques des classes professionnelles canadiennes- françaises qui trouvent désormais un espace pour exprimer leurs opinions. Au fil de cette « querelle des prisons », et au cours des années suivantes, les deux journaux croisent régulièrement le fer. Se dessine alors le contour de chaque groupe ethnique, déterminé par certaines manières de penser et certaines valeurs culturelles, dont la langue et la religion. « En un sens », affirme Yvan Lamonde dans son Histoire sociale des idées au Québec, « le système culturel se met en place selon ce clivage des valeurs » (2000, pp. 81‑82).

Les rédacteurs du Mercury réclament alors un avenir britannique pour le Canada et souhaitent l’assimilation des Canadiens français. Leur opinion se cristallise dans les écrits des dénommés Anglicanicus et Akritomuthos qui enjoignent à leurs compatriotes d’user de tous les moyens pour stopper la propagation du français et pour « anglifier » la colonie. Caractéristiques du discours sur l’universalité de l’anglais, plusieurs textes du Mercury mettent de l’avant l’utilité de la langue anglaise. Dans l’édition du 9 mars 1807, celui qui signe Nestor fait valoir l’intérêt que trouveraient les Canadiens à faire apprendre l’anglais à leurs enfants :

So much for the general tendency of the English language, but what the Canadians ought to regard principally, is, that they must in infalliably be surrounded by people who speak English, with whom it is their destiny to buy and sell, to traffick and treat [...]it presses upon them on all sides, so that, on this account alone, it is evidently the interest of the Canadians to learn English, not to mention how much it is their duty as well as their

23 La « querelle des prisons » est un épisode d'affrontement entre l'exécutif et la Chambre d'Assemblée, qui refuse alors de

voter les crédits nécessaires à l'administration des prisons sous prétexte que cet argent sert au patronage. La querelle accentue le clivage entre les politiciens canadiens-français et les marchands anglais de Québec qui dénoncent le caractère trop français du Bas-Canada et contestent la légitimité de la Chambre. Elle aboutit à la création, en 1805, du journal Quebec Mercury par Thomas Cary, porte-parole de la bourgeoisie anglophone (Wallot, 1961, p. 560).

interest, to learn the language of the head and executive part of their government (Nestor, 1807, p. 75, l’auteur souligne).

Les rédacteurs et collaborateurs du Canadien, dont un dénommé Canadiensis, répondront à Anglicanicus et Akritomuthos dans les pages du nouveau journal. Toutefois, si la langue française devient peu à peu un élément important du discours et des revendications des Canadiens, elle ne semble pas encore constituer, à leurs yeux, un élément essentiel de leur nationalité. La lecture des premiers articles du journal (1806-1809) montre que les Canadiens s’identifient avant tout comme de loyaux sujets britanniques. Le français est dépeint comme une langue de civilisation dont l’« universalité » en fait également l’une des langues du Souverain britannique. On peut lire : « Avez- vous donc oublié que la langue des Canadiens est celle de Guillaume le conquérant de l’Angleterre ; Guillaume, l’illustre ancêtre de Notre Souverain ; et que Guillaume était le Souverain naturel des Normands nos ancêtres » (Canadiensis, 1806, p. 11).

L’uniformité linguistique n’est pas non plus considérée comme un gage d’unité ou d’harmonie. « Ce n’est pas au langage, c’est au cœur qu’il faut regarder » (C. Roy, 1806, p. 2), lit-on dans la toute première édition du Canadien. Ce type d’affirmation, à l’effet que la langue n’est pas l’élément « fondamental » qui unit les hommes, est présent dans le discours de plusieurs acteurs de l’époque. Dans un essai polémique publié en 180924, Denis-Benjamin Viger, l’un des intellectuels les plus

importants de son temps mentionne (Lavallée, 2013) : « Mais ce n’est point la similitude du langage qui inspire aux hommes les mêmes affections et les mêmes sentiments. Ce sont les principes sur lesquels l’éducation est dirigée, et non la langue qui sert de véhicule à l’instruction (Viger, 1809, p. 5). Seize ans plus tôt, Chartier de Lotbinière tenait des propos très similaires : « Ce n’est donc pas l’uniformité du langage qui rend les peuples les plus fidèles ni plus unis entre eux » (1793, cité dans Terrien, 2010, p. 13). Preuve que l’usage des deux langues était envisagé positivement, Viger argumentait même que l’étude du français faciliterait l’apprentissage de l’anglais :

L’étude raisonnée des langues Françoise et Latine qu’on fait dans nos collèges, nous conduit dans le fait plus facilement et plus directement à celle de la langue Angloise elle- même, et en rend la connoissance beaucoup plus aisée à acquérir la meilleure preuve qu’on en puisse donner, c’est que la plupart de ceux qui y ont étudié sont en général ceux qui l’apprennent avec le plus de facilité (1809, p. 29).

24Publiée sous le long titre Considérations sur les effets qu'on produit en Canada, la conservation des etablissemens du pays, les moeurs, l'education etc. de ses habitans ; et les consequences qu'entraineroient leur decadence par rapport aux interets de la Grande Bretagne, l'essai de Viger répond à un dénommé « Scévola », dont les écrits parus dans le Mercury réclament l’abolition de l’enseignement en français dans les collèges canadiens.

Enfin, cette relation instrumentale à la langue se reflétera, quelques années plus tard, dans le mémoire présenté par Louis-Joseph Papineau et John Neilson aux autorités britanniques en opposition au projet d’Union. Tout en réclamant l’usage du français à l’Assemblée législative, Papineau et Neilson adoptent un ton résigné à l’idée que l’anglais devienne la langue dominante de l’Amérique du Nord, admettant du même coup l’engouement des parents canadiens pour l’apprentissage de l’anglais :

The English language will unavoidably become the prevailing language of North America, with or without positive enactments. There are probably not ten Members of the present House of Assembly of Lower Canada, who do not understand English; several of them speak English fluently; there is no person of any wealth or station in the Colony who does not cause his children to learn English (Papineau et Neilson, 1823).

Le plaidoyer de Papineau et Neilson montre ainsi que la dominance éventuelle de l’anglais était envisagée par les Patriotes de manière pragmatique. Ils réclamaient le droit d’user de leur langue maternelle, mais aspiraient également à connaître l’anglais pour des motifs utilitaires.

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