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Chapitre 2. Cadre théorique et conceptuel : cadrage, cadres, mythes et idéologies

2.2. Le cadrage : un pont entre culture et cognition

2.2.2. Le paradigme constructionniste : construction sociale et résonance culturelle

Un autre groupe de chercheurs s’intéresse au processus de construction des cadres (frame building). Cette tradition sociologique du cadrage est en large partie attribuable aux travaux d’Erving Goffman, notamment son ouvrage Frame analysis: an essay on the organization of experience (1974). Goffman étudie comment les individus organisent et classifient leurs expériences quotidiennes. Il emprunte à Gregory Bateson (1972) le concept de cadre. Les « cadres d’expérience » sont, pour lui, des schémas interprétatifs qui permettent aux individus de traiter et d’interpréter les événements et de faire sens du monde qui les entoure :

I assume that definitions of a situation are built up in accordance with principles of organization which govern events—at least social ones—and our subjective involvement in them; frame is the word I use to refer to such of these basic elements as I am able to identify. That is my definition of frame. (Goffman, 1974, pp. 10–11)

Les individus, affirme Goffman, utilisent les cadres pour comprendre les enjeux du quotidien (Van Gorp, 2007). Les chercheurs travaillant dans la tradition sociologique considèrent donc le cadrage comme faisant partie du processus de socialisation politique (Crigler, 1996; D’Angelo, 2002; Gamson et Modigliani, 1989). Ils sont moins intéressés par les effets produits par les cadres que par leur contenu, et par la fonction de ressource culturelle qui leur est attribuée.

Les chercheurs William A. Gamson et Andre Modigliani seront parmi les premiers à développer davantage le concept de « cadre » proposé par Goffman, pour en faire une modélisation. Dans leur étude phare Media Discourse and Public Opinion on Nuclear Power: A Constructionist Approach (1989), ils décrivent les cadres comme des « coffrets médiatiques » (media packages) qui permettent de donner sens à un enjeu. Le cœur de ces coffrets, ou panoplies, est composé d’une idée centrale qui donne corps au cadre et le synthétise, suggérant ce qui est en jeu. Les coffrets comprennent également cinq formes de mécanismes de cadrage (framing devices), des symboles condensés, qui permettent de suggérer rapidement l’essence du cadre (les métaphores, les exemples, les amorces ou catchphrases, les descriptions et les images visuelles). Enfin, trois mécanismes de raisonnement suggèrent quoi faire, en réaction à un enjeu : les interprétations causales, les conséquences ou effets et les évaluations morales. Les cadres constituent, en somme, des trames narratives à la lumière desquelles il devient possible d’interpréter la vie sociale (1989, p. 3)

D’autres domaines de recherche, comme la communication politique (Tuchman, 1978; Gitlin, 1980), la recherche sur les mouvements sociaux (Snow et Benford, 1988) et les relations publiques (Hallahan, 1999), se sont également rapidement approprié le concept de cadre, contribuant, du même fait, à l’élargissement de sa conceptualisation. De ce point de vue, les cadres réfèrent aux modes de présentation utilisés par les journalistes et communicateurs pour formater l’information en résonance avec les schémas présents chez les membres de l’audience. On parle ainsi de cadres médiatiques ou communicationnels (traduction de media frames ou encore de frames in communication) :

Frames in communication and frames in thought are similar in that they both are concerned with variations in emphasis or salience. However, they differ in that the former usage focuses on what a speaker says (e.g., the aspects of an issue emphasized in elite discourse), while the latter usage focuses on what an individual is thinking (e.g., the aspects of an issue a citizen thinks are most important) (Druckman, 2002, p. 228).

Les chercheurs qui travaillent dans ces perspectives politique et sociologique tâchent de comprendre comment un cadre médiatique parvient à dominer le discours public. D’un point de vue épistémologique, cette double origine et les multiples angles d’approche qui en ont découlé ont conduit les études sur le cadrage à être plusieurs fois critiquées pour leur manque de clarté et leur inconsistance conceptuelle. Dans son article Framing: Towards Clarification of a Fractured Paradigm, Entman (1993) lançait d’ailleurs un appel à une plus grande unité paradigmatique.

Suivant les travaux de Goffman sur le cadrage et l’interactionnisme symbolique, et ceux de Berger et Luckmann (1991) sur la construction sociale de la réalité, un nouveau paradigme émerge dans les

études sur le cadrage : le paradigme constructionniste5. Le livre de Gaye Tuchman Making news: a

study in the construction of reality (1978) est l’un des ouvrages phares de cette approche, s’inscrivant à la jonction des travaux sur la construction de la réalité sociale et de la sociologie de la connaissance. Pour Tuchman, « the act of making news is the act of constructing reality itself rather than a picture of reality... » (p. 12). Toujours dans ce paradigme constructionniste, suivront les travaux de Gamson (1988), puis ceux de Neuman, Just et Crigler (1992) qui développeront davantage le modèle. Dans Common Knowledge. News and the Construction of Political Meaning, Neuman, Just et Crigler distinguent huit (8) caractéristiques de l’approche constructionniste :

1. Elle met l’accent sur le rôle actif de l’audience dans l’interprétation et la construction du sens;

2. Elle étudie l’interaction, voire la « conversation », entre le public et les médias au lieu des seuls effets des médias sur l’audience ;

3. Elle s’attarde au contenu des communications et à ses caractéristiques qui varient selon les enjeux et les acteurs ;

4. Elle souligne l’importance du médium de la communication, incluant ses caractéristiques historiques, structurelles et technologiques ;

5. Elle met l’accent sur la « connaissance commune », soit la composante culturelle et collective du cadrage ;

6. Elle est non-évaluative : ne part pas d’un modèle idéalisé de l’électeur rationnel ;

7. Elle est comparative : s’intéresse à la communication en tant que « mise en commun » et compare les discours médiatiques à ceux du public ;

8. Elle met l’accent sur l’intégration systématique de multiples méthodologies (tant quantitatives que qualitatives).

2.2.2.1 Importance du contexte culturel

Les chercheurs qui travaillent dans la perspective constructionniste accordent un rôle prépondérant au contexte culturel dans le processus de cadrage. Aux dires de Goffman, les cadres sont des phénomènes persistants et extérieurs aux individus, puisque ces derniers ne peuvent, à eux seuls, les changer. Ils ne naissent pas d’eux-mêmes, par la seule action des individus, affirme également Stephen D. Reese, mais font partie intégrante d’un système culturel, un « web of culture » : « [...] the web idea alerts us to how certain frames are connected to an underlying structure- a historically rooted but dynamic cultural context. Frames don’t just arise as free-standing entities » (Reese, 2009, p. 2). Le fait qu’ils soient largement reconnus et partagés par les membres d’une même société confère aux cadres un pouvoir important, selon Hertog et McLeod, car les individus, organisations et institutions agissent en présumant que les membres d’une société partagent le même cadre.

5 La distinction que nous établissons entre constructivisme et constructionnisme est celle que proposent Mucchielli et Noy

(2005) ainsi que Gaudet et Robert (2018). Le « constructivisme » serait une posture épistémologique fondée sur le postulat d'une relativité de la réalité. Le « constructionnisme », en revanche, serait un courant de recherche qui vise à rendre compte de la manière dont les hommes construisent la réalité sociale. Ce courant doit principalement aux travaux de Mead (1934) ainsi qu'à Berger et Luckmann, auteurs de La construction sociale de la réalité (1991 [1966]).

Pour le chercheur belge Baldwin Van Gorp (2007), qui propose son propre modèle constructionniste, le concept de cadrage permet de faire le pont entre la cognition et la culture. La compréhension que se forgent les individus des enjeux, dit-il, n’est pas seulement motivée de manière interne, mais guidée par cette « macrostructure » culturelle. Dans leur travail, les journalistes puisent dans ce répertoire des cadres comme répertoire de sens pour rédiger leurs nouvelles d’une manière qui soit signifiante pour le public. En retour, les membres de l’audience utilisent ces cadres pour faire sens des enjeux. L’idée que les individus doivent ainsi négocier le sens attribué aux cadres pour forger leur interprétation des enjeux est mise en évidence par l’approche constructionniste. Tant Van Gorp que Neuman, Just et Crigler mettent l’accent sur le rôle actif de l’audience dans l’interprétation et la construction du sens : « different kinds of issues are interpreted by the media and by the public in different ways, and [that] communications theory must be sensitive to these differences » (Neuman, Just, et Crigler, 1992, p. 17). En suggérant implicitement un thème culturel, les cadres déterminent quelle signification le récepteur « attachera » à un enjeu particulier ; ils servent à activer les schémas mentaux individuels (Van Gorp, 2007). Le processus de cadrage permet ainsi de faire le pont entre le vaste répertoire culturel d’une société et la compréhension individuelle et quotidienne des évènements (Scheufele, 1999, p. 106).

2.2.2.2 Les cadres d’action collective

Dans une perspective légèrement différente, des spécialistes des mouvements sociaux étudient comment les différents groupes utilisent les cadres à des fins de mobilisation. S’inscrivant dans ce champ de recherche, les sociologues Robert D. Benford et David A. Snow rappellent que la perspective du cadrage s’ancre dans la prémisse d’un processus interactif de construction du sens. Le cadrage, affirment Snow et Benford, (1988) serait l’une des actions posées par les mouvements sociaux :

We use the verb framing to conceptualize this signifying work, precisely because that is one of the things social movements do. They frame, or assign meaning to and interpret relevant events and conditions in ways that are intended to mobilize potential adherents and constituents, to garner bystander support, and to demobilize antagonists (p. 198).

Ces mouvements collectifs, selon Snow et Benford, fonctionnent en tant qu’« agents signifiants » qui transmettent des croyances et idées mobilisatrices. Ils sont ainsi activement engagés, aux côtés des médias et de l’État, dans la production de significations, motivés par le désir de susciter une mobilisation. Les cadres résultant de cette activité sont appelés « cadres d’action collective ». Néanmoins, pour s’avérer efficaces, ces cadres doivent s’aligner avec les valeurs et croyances des individus, qui s’avèrent également partie prenante du processus de cadrage : « The point is that the

relationship between the framing efforts of movements and the mobilization of potential constituent is highly dialectical, such that there is no such thing as a tabula rasa or empty glass into which new and perhaps alien ideas can be poured » (Snow et Benford, 1988, p. 204).

2.2.2.3 La résonance culturelle

Nous avons précédemment mentionné comment certains cadres parvenaient plus facilement à « toucher une corde sensible » chez les individus. Snow et Benford sont parmi les premiers à évoquer cette capacité et à développer le concept de « résonance » dans leur article Ideology, Frame Resonance, and Participant Mobilization (1988). Selon eux, la résonance concerne l’efficacité et le potentiel mobilisateur des cadres :

The concept of resonance is relevant to the issue of the effectiveness or mobilizing potency of proffered framings, thereby attending to the question of why some framings seem to be effective or "resonate" while others do not (Snow & Benford 1988). Two sets of interacting factors account for variation in degree of frame resonance: credibility of the proffered frame and its relative salience (2000, p. 619).

L’un des principaux déterminants de cette résonance des cadres est leur fidélité narrative, soit leur capacité à faire écho aux récits et légendes d’une société : « the degree to which proffered framings resonate with cultural narrations, that is with the stories, myths and folk tales that are part and parcel of one's cultural heritage and that thus function to inform events and experiences in the immediate present » (1988, p. 210). D’une manière similaire, Entman parle de « congruence culturelle ».6 Selon

lui, plus un cadre s’avère congruent avec les schémas qui dominent la culture politique, plus son potentiel d’influence est grand, car il détient la capacité de suggérer des réponses émotives similaires chez les individus : « The most inherently powerful frames are those fully congruent with schemas habitually used by most members of society » (Entman, 2009, p. 14). À l’inverse, les cadres non congruents bloqueraient la propagation des associations mentales habituellement suscitées par le cadrage, provoquant une dissonance culturelle. Cette congruence – ou fidélité - avec de plus larges thèmes culturels, tels les mythes, conférerait à certains cadres un avantage particulier, car ces derniers transporteraient un grand pouvoir symbolique :

Members of the culture have strong affective reactions to the activation of certain myths. These myths are ego-involving. As a member of the society, an individual identifies with the morals, ideals, stories, and definitions of her culture. Certain myths, metaphors, and narratives are deeply embedded within the fabric of the culture [...]. A second source of the power of culturally privileged narratives, metaphors and myths is that they carry "excess meaning." That is, by mentioning one or more of these powerful concepts the

6 Le concept de congruence culturelle d'Entman est similaire à celui de « fidélité narrative » proposé par Snow et Benford.

Dans les deux cas, c'est cette fidélité ou « congruence » d'un cadre avec les récits culturels familiers qui favorise la « résonance culturelle ».

array of related ideas, social history, policy choices, heroes, and villains may be activated (Hertog et McLeod, 2001, pp. 142‑143).

Par leur ancrage culturel et leur pouvoir symbolique, les mythes agiraient comme vecteurs de sens partagé. Leur simple évocation suffirait à provoquer de fortes réactions affectives, et ainsi à faire vibrer les individus. Selon James Ettema, cette résonance culturelle des cadres n’est toutefois pas un « donné ». Elle doit être produite à travers le texte :

Resonance is not simply there, in the world, to be appropriated from a cultural repertoire. Like salience, it must be enacted in the processes of message production. And like salience, which promotes certain moral evaluations and hinders others, resonance is a key element of journalism as a moralistic, if not always moral craft. Resonance elevates news to myth and deepens it into ritual (Ettema, 2005, p. 134).

En cadrant les enjeux en congruence avec certains mythes ou récits culturels, les promoteurs de cadres tenteraient ainsi de produire un effet de résonance culturelle. Cette dernière permettrait aux cadres d’accroitre leur attrait, les faisant paraître naturels et familiers. Elle laisserait les individus sur une impression de naturel et de justesse : « Cultural resonances contribute to the fact that devices are often perceived as familiar, so that the frames to which they refer can remain unnoticed » (p. 73). La résonance culturelle influerait donc sur la capacité d’un cadre à susciter le soutien ou l’opposition à un enjeu politique (Entman, 2009, p. 6).

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