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Partie 2. Les entretiens semi-directifs et les cartes cognitives

II. Les résultats des entretiens et des cartes cognitives

II.2. Le rôle de la démographie aujourd’hui

Comme rappelé en introduction de ce mémoire, les populations amérindiennes du HM et aluku sont passées respectivement de 260 et 1000 personnes en 1962 à environ 1400 et 6000 aujourd’hui sur la zone concernée, tandis que la population totale des communes de Maripa-Soula et Papaïchton sont passées respectivement de 636 et 284 habitants en 1966 à 9970 et 6097 en 2012. Ces augmentations très soutenues ont inévitablement provoqué des changements sur le territoire et c’est pourquoi, nous avons cherché à mieux les appréhender et à comprendre si elles avaient des impacts sur l’anthropo-écosystème des pêcheries du Haut-Maroni.

II.2.1. L’augmentation de la population

Nous avons d’abord cherché à connaître comment les pêcheurs expliquaient l’augmentation de la population. Curieusement, cette augmentation spectaculaire de la population n’a pas tant retenu l’attention des pêcheurs et nous ne trouvons que peu d’évocations de variables concernant le sujet de la démographie. Malgré tout, au regard de la carte-figure 42, nous avons des variables-émettrices qui expliquent plus particulièrement le solde naturel comme « Nombre de natifs sur le territoire » ou « Nombre d’habitants au village ». Elles n’ont été évoquées que par deux Amérindiens du HM. Celui qui a parlé du « Nombre de natifs sur le territoire » lui a prêté une force d’influence importante sur la « Démographie ». Nous avons également des variables de passage relatives au solde migratoire, expliquées par l’activité aurifère (« Nombre d’orpailleurs clandestins » et « Commerçants chinois »). Elles n’ont été retenues que par quatre Amérindiens du HM pour expliquer directement l’augmentation de la population (influence moyenne) et deux Aluku de façon indirecte (influence forte). Notons que les autres acteurs du solde migratoire n’ont pas été évoqués, même le cas de Maripa-Soula qui représente pourtant un lieu de concentration de l’immigration important.

Concernant les Amérindiens, c’est dans les entretiens que nous trouvons une explication de l’augmentation de leur population sur le HM dans la seconde moitié du siècle dernier. Grâce à l’évocation de leur passé, les plus âgés ont rappelé que nombre d’entre eux sont, de loin en loin, des immigrés de première génération dans les villages qu’ils habitent actuellement. Qu’ils viennent anciennement du Jari ou du Paru92, ou un peu plus tard du Tapanahoni93 ou même de l’amont des

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Le Jari et le Paru sont des fleuves brésiliens, deux affluents majeurs de l’Amazone. Le Haut-Jari est alimenté entre autre par le Mapaoni, qui trouve sa source à quelques kilomètres au sud de la frontière guyanaise, sur les mêmes longitudes que le Litani. Le cours du Paru est parallèle à celui du Jari. Il trouve sa source à quelques kilomètres au sud de la frontière surinamienne, sur les mêmes longitudes que le Palomé, un affluent du

affluents du HM, ils ont contribué à augmenter et à concentrer la population wayana dans cette zone. Ces quinquagénaires arrivés dans les années 1960-1970 sur le HM précisent qu’à l’époque il y avait peu d’habitants ici, selon une densité similaire à la région d’où ils venaient (sauf le Jari déjà presque vidé de ses habitants)(Cognat, 1967; Cognat & Massot, 1977; Grenand, 1982).

Les Aluku ne se sont pas exprimés directement sur l’augmentation de la population dans leur village.

Figure 42. Carte-focalisée-ajustée sur la variable-réceptrice « Démographie du territoire »

Même si l’augmentation de la population n’a pas été une variable très exprimée directement nous allons voir que les pêcheurs lui prêtent pourtant une influence sur le système général et que des différences de visions sont perceptibles entre les deux communautés.

Tapanahoni. Les communications par voies terrestres étaient nombreuses entre ces quatre fleuves (Coudreau, 1895; Crevaux, 1993). Aujourd’hui, le Haut-Jari est inhabité tandis que le Paru est jalonné de villages amérindiens Tilio et Apalaï.

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Le Tapanahoni est un fleuve surinamien. Ce fleuve et le Lawa forment ensemble le Maroni, à la hauteur de la commune de Grand Santi. Le Tapanahoni est habité par les noirs marrons ndjuka sur son aval et par des

II.2.2. Solde naturel et ressource

A l’analyse de la carte-figure 43, nous constatons immédiatement une différence marquée entre Aluku et Amérindiens du HM concernant le lien entre la démographie et la ressource halieutique. Quatre Aluku sur dix estiment que l’augmentation naturelle de la population n’a pas ou très peu d’influence sur la Ressource. Nous trouvons déjà un premier élément de réponse grâce aux différentes relations faites par un pêcheur de Papaïchton. D’après lui, si le « Nombre de natifs sur le territoire » augmente, cela favorise la « Demande de poisson » de façon modérée [ ,1], mais celle-ci n’est pas proportionnelle au solde naturel, car son importance pousse de la même façon [ ,1] nombre de personnes originaires du village à émigrer définitivement (« Emigration des natifs »)94, réduisant à leur tour la « Demande en poisson » et minimisant l’impact sur la Ressource [ ,-1].

Au contraire, six Amérindiens du HM lui attribuent un rôle modéré de renforcement de la « Pression de pêche locale » [ ,2] et de diminution de la « Ressource » [0,-2]. Ces derniers ont été 20 % à illustrer cette idée dans les entretiens et expliquent bien le phénomène et ses nuances. Un pêcheur d’Antecume-Pata est le seul à évoquer clairement le rôle du solde naturel : « Il y a des personnes qui ont beaucoup d’enfants et qui vont encore plus souvent à la pêche. C’est comme si le rapport entre la population humaine et celle des poissons s’était déséquilibré » (H, 60 ans, Ant.P). Pour illustrer de manière encore plus claire la perception du rôle de la démographie sur la Ressource, nous pouvons retenir les témoignages de trois habitants de Pidima, un village isolé dont la population reste peu nombreuse (66 habitants). Le plus âgé constate une diminution des poissons (H, 80 ans, Pidima), celui d’un âge moyen dit « La différence entre Antecume-Pata et ici, c’est qu’ici nous ne sommes pas très nombreux » (H, 44 ans, Pidima). Le plus jeune qui vient d’arriver dans ce village pour y rejoindre sa femme déclare : « Depuis 2007, je n’ai pas constaté de changement du nombre de poissons à proximité du village ou plus haut. C’est dû au fait qu’il n’y a pas beaucoup de monde ici. A Talwen j’ai constaté une diminution de la Ressource sans beaucoup de poissons dans les filets. Ici, à Pidima, c’est tranquille » (H, 23 ans, Pidima). Nous percevons bien la graduation de perception du rôle de la démographie en fonction des générations.

Les Amérindiens du HM constatent bien une diminution de la Ressource en raison de l’augmentation de la population, mais comme exprimé dans la carte-figure 43 et les entretiens, cette réduction reste, à leur yeux, principalement un problème localisé aux abords des villages. Un habitant d’Elahé l’exprime ainsi : « la sédentarisation risque d’amenuiser la Ressource aux alentours » (H, 25 ans, Elahé). A Antecume-Pata, à la confluence du Marouini et du Litani, deux autres pêcheurs le disent de cette façon : « C’est vers le Marouini qu’on trouve encore beaucoup de gibier, car les gens n’aiment pas trop aller là-bas à cause des sauts, tandis que le Litani, les gens de tous les villages y vont » (H, 52 ans, Ant.P) ou alors : « Cette raréfaction est autour d’Antecume-Pata, je vais donc un peu plus haut sur le Marouini ou c’est facile » (H, 34 ans, Ant.P).

Il reste à souligner sur cette carte-figure 43, que cinq pêcheurs amérindiens du HM montrent que l’augmentation naturelle de la population dans les communautés se traduit directement par une augmentation de la « Pêche au filet ». Ainsi le « Nombre d’habitants au village » l’augmente moyennement [ ,2] et le « Nombre de natifs sur le territoire» fortement [ ,3]. Deux Aluku font également cette relation vers la « Pêche au filet », mais en partant de la variable « Nombre total de pêcheurs », qui selon eux n’est pas forcément en augmentation, malgré une hausse de la démographie. En effet, nous voyons bien dans l’étiquette d’arc, qu’ils ont spécifié que le nombre de pêcheurs pouvait être en diminution [-2,2].

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Figure 43. Carte-dirigée-ajustée entre la variable-émettrice-principale « Démographie du territoire » et la variable- réceptrice-principale « Ressource (espèces et milieu) »

En conclusion, on note une différence d’appréciation entre les Aluku et les Amérindiens du HM. Pour les Aluku, l’augmentation naturelle de la démographie n’a pas forcément d’impact négatif sur la Ressource, car pour eux, la demande en poisson n’est pas exactement proportionnelle à cette hausse démographique et que cette dernière n’est pas nécessairement synonyme d’une augmentation du nombre de pêcheurs. Chez les Amérindiens du HM, au contraire, elle est directement, mais modérément responsable d’une augmentation de la pression sur la Ressource et la fait diminuer localement, près des bassins de vie. Les pêcheurs des deux communautés pensent qu’aujourd’hui,

II.2.3. L’influence de la démographie sur les rapports sociaux entre pêcheurs

Que cela soit dû au solde naturel ou migratoire, l’augmentation de la démographie peut parfois engendrer des problèmes sociaux entre les pêcheurs. Le problème migratoire rejaillit au fil de quelques entretiens pour expliquer son impact sur la Ressource et finalement sur les rapports entre les pêcheurs.

Ainsi, chez les Aluku, deux d’entre eux évoquent le sujet : l’un de manière indirecte en soulignant qu’il voit davantage de traces de pêcheurs qu’avant dans les zones orpaillées, l’autre en expliquant l’augmentation de la population par le nombre croissant d’immigrants : « Avant le fleuve était à nous, nous sommes venus de loin pour y vivre. Maintenant il appartient aux étrangers, aux Brésiliens » (H, 47 ans, Loca). Il rajoute immédiatement après : « Ce n’est pas l’augmentation de la population qui est un problème, mais le système. Il n’y a pas de bonne loi qu’un bon Gaan Man95 fait respecter ».

A Antecume-Pata ou à Twenké, plusieurs pêcheurs ont mis en cause l’attitude trop prédatrice à leurs yeux des Amérindiens tilios venus du Brésil et du Suriname, dans le but de se faire de l’argent avec la pêche et la chasse avant de s’en retourner chez eux. Comme exprimée dans la carte-figure 43, cette situation aurait même engendré une sorte de litige entre Wayana et Tilios à Antecume-Pata. Nous le voyons exprimé sur les arcs reliant les variables « Nombre de pêcheurs extérieurs au territoire du village », « Pêche commerciale » et « Tension entre pêcheurs ».

L’augmentation naturelle de la population, pourrait également, selon un pêcheur d’Antecume-Pata, engendrer des problèmes de territoires de pêche qui deviendraient trop exigus : « Depuis que je suis né, je n’ai pas vraiment vu de changements à part l’augmentation de la population. Du coup il y a de plus en plus de petits villages. Pour moi, l’augmentation de la population créé une surpêche. Les gens des villages de l’aval commencent à monter jusqu’ici, à la recherche des sauts. Cela peut poser des problèmes de concurrence avec nous » (H, 45 ans, Ant.P). A Kayodé, plusieurs voix se sont exprimées pour critiquer le nombre croissant de pêcheurs du bassin de Twenké et d’Anapaïkë qui viennent exploiter le Tampok.

En conclusion, il semble bien exister un phénomène de surexploitation du territoire qui ferait naître des tensions d’un nouveau type autour de la Ressource halieutique entre les différents usagers du fleuve.

Nous notons cependant une différence de perception et même d’intérêt autour de cette question entre les Aluku et les Amérindiens du HM. En effet, les Aluku semblent considérer comme négligeable l’influence de la forte augmentation naturelle de la démographie et renvoient la faute uniquement sur les orpailleurs clandestins. Les Amérindiens critiquent également les étrangers, mais perçoivent aussi les conséquences de l’augmentation de leur propre population. D’où vient alors cette différence de perception ? Comme nous allons l’exposer maintenant, elle trouve peut-être une partie de sa réponse dans une évolution des modes de vie dans les deux communautés, commencée il y a plus longtemps chez les Aluku.

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Le Gaan Man est le chef suprême de tous les Aluku. Il a une compétence spirituelle et de justice. Après la mort du Gaan Man Tolinga en 1990, des dissensions entre les lignages du groupe ont abouti à la nomination de deux Gaan Man pour la première fois dans l’histoire aluku, le Gaan Man Doudou et le Gaan Man Joachim. Le Gaan Man Doudou est décédé en 2014 et n’a pas été remplacé jusqu’à présent.

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