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Partie 3. Discussion

IV. Pourquoi une baisse de la production halieutique ?

Chez les Aluku et les Amérindiens du HM, nous entendons parfois l’idée d’une nature forte et indestructible, pour la raison essentielle, commune aux deux communautés, que ce ne sont pas les hommes qui dominent la nature et qu’ils ne peuvent pas la modifier si elle en a décidé autrement. Ainsi, les uns disent : « ce sont ceux (ou celui) qui ont (a) créé les poissons qui peuvent (peut) les contrôler, les faire disparaitre, pas nous ». On entend aussi : « Dieu a créé les poissons pour qu’on les 0 50 100 150 200 250 300 350 400 450 1962 2014 B io m asse e n g Années

Biomasse disponible par habitant par jour

Amérindiens du HM Aluku

mange, il ne nous les enlèvera pas ». S’il existe une telle confiance en ces forces extrahumaines concernant la ressource, alors pourquoi ne pas prélever à la hauteur réelle des besoins de la population, en fonction de son augmentation ?

Malgré l’acquisition généralisée de filets qui auraient pu augmenter la capacité productive des pêcheurs et malgré l’augmentation de la population, donc de la taille des familles, qui aurait dû accroître la force humaine productive, nous voyons que la production halieutique générale est loin d’avoir suivi la croissance de la population.

Plusieurs raisons non exclusives les unes des autres peuvent-être à l’origine de ce phénomène : soit qu’il existe des raisons culturelles qui brident la demande générale et les capacités productives, ce qui a pu entraîner un contrôle conscient ou non de l’effort et de la pression de pêche, soit la ressource halieutique est en diminution et n’est pas capable de produire suffisamment.

IV.1. Une baisse de la demande ?

Qu’est-ce qui motive la demande en poisson et donc l’intensité de l’effort de pêche aujourd’hui chez les Aluku et les Amérindiens du HM ?

Pour tenter de le comprendre, nous nous sommes tournés vers l’école anthropologique marxiste142 qui pointe d’abord les modes et les ressorts de la production, avant de nous intéresser aux modes de circulation des produits. Il s’agit de reconstruire, notamment à travers l’analyse des diverses fonctions des rapports de parenté ou religieux, les conditions structurales et historiques qui pourraient être à l’origine du ralentissement de cette production. Comment les rapports de parenté, politique ou religieux fonctionnent comme rapports de production et comment interviennent-ils dans un contrôle de cette production, c’est-à-dire dans un contrôle de l’effort de pêche ? En effet, nous pressentons que derrière le jugement en première instance des pêcheurs, favorable à une nature résiliente envers et contre tout, aucun d’eux n’occulte l’importance de l’action humaine sur la nature, ni ne se départ d’une conscience écologique s’inscrivant au cœur des différents fonctionnements culturels et socio-économiques de leur communauté.

IV.1.1. Une limitation de la force productive et de la demande liée à des considérations culturelles

IV.1.1.1. Règle de Chayanov et temps libre

Bien que dans leur histoire les Aluku aient très tôt engagé des échanges avec le littoral, ils étaient restés, jusqu’à une époque récente, dans une logique d’auto-suffisance quant à leurs besoins en nourriture de base (Delpech, 1993), au même titre que les Amérindiens du HM. De ce fait, les Aluku comme les Amérindiens du HM, faisaient partie, jusqu’à une époque pas si lointaine, des sociétés que Sahlins (1976) appelle les « sociétés d’abondance ». Dans ces sociétés de chasseurs-pêcheurs- cueilleurs, le temps libre, en dehors des temps de production de subsistance, est bien supérieur à celui des sociétés capitalistes basées sur la maximisation de l’effort et de la production. Même l’agriculture sur abattis n’a pas éloigné les producteurs de cette logique. En effet, cette façon de cultiver n’est pas tellement chronophage sur l’année (Grenand & Grenand, 1996). Dans ces sociétés, il n’est donc pas nécessaire de produire un effort démesuré pour subvenir aux besoins de subsistance de tous, car elles parient sur la prodigalité de la nature qui les entoure, sur le fait que les ressources permettant de satisfaire les besoins en nourriture de base ne sont pas rares mais au contraire

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Cette école est surtout représentée par des noms français comme Claude Meillassoux (1964), Maurice Godelier (1964), Pierre-Philippe Rey (1977) et Emmanuel Terray (1995). On trouve également des américains tels Jonathan Friedman (1977) et Marshall Sahlins (1958, 1976).

abondantes, et sur leurs propres capacités à les trouver aisément grâce à leurs compétences techniques et écologiques. Ces sociétés sont initialement peu peuplées et organisées pour être facilement mobiles, afin d’avoir une grande marge de sécurité entre leurs besoins et les capacités maximales de la ressource. Dans ce contexte, Sahlins suggère que « la sous-production s’inscrit dans la nature même des systèmes économiques considérés », c’est-à-dire que ces sociétés auraient les capacités en temps et en nombre de producteurs pour produire plus si elles le voulaient. Pourtant, pour elles, il n’est pas nécessaire, voire contradictoire, avec ce système socio-économique, de produire du surplus ou de stocker et conserver outre mesure. Cependant, cette richesse relative suppose des besoins primaires peu exigeants et nécessite de savoir parfois se satisfaire de peu. Ainsi, comme l’écrit Godelier (1973), dans la plupart de ces types de sociétés, une force de travail considérable demeure sous-employée au service de la production.

Depuis quelques temps, les sociétés amérindiennes du HM et aluku sont soumises à de nombreuses forces extérieures liées à la globalisation qui les inciteraient à rentrer dans une logique de surplus et de profit. En effet, l’incitation au « développement », passe par une logique d’incitation à une production dégageant des bénéfices pécuniaires. Pourtant, malgré ces pressions et malgré l’augmentation de la main d’œuvre productive et des engins de production plus pêchants (les filets notamment), il semble que la réponse apportée par ces deux communautés à propos des produits de subsistance issus de la nature n’aille pas nécessairement dans le sens de la maximisation. Si nous prenons la communauté comme échelle d’unité de production, il semble que chacune d’entre elles suive la règle de Chayanov (1925) qui dit que « dans un système de production domestique de consommation, l’intensité du travail varie en raison inverse de la capacité de travail relative à l’unité de production ». A moins de se heurter à une incompatibilité culturelle vis-à-vis de sa société, il semble impossible de se lancer dans un mode de production de pêche complètement dégagé de la parenté, intensif sur le long terme et à seul but d’un profit personnel. En effet, cela remettrait en cause tout un système culturel basé sur la parenté, qui suppose au contraire que « les normes coutumières du bien-vivre doivent être fixées à un niveau susceptible d’être atteint par le plus grand nombre, laissant sous-exploités les pouvoirs de la minorité la plus active » (Sahlins, 1976). Ainsi, le système économique en question a tendance à s’auto-censurer et à se brider lorsqu’il atteint le point d’autosubsistance qui convient à tout le monde.

De ce fait, il semble que nous soyons aujourd’hui en présence de deux phénomènes d’adaptation de ce mode de production domestique décrit par Sahlins :

- au lieu d’intensifier structurellement l’effort de pêche en temps et en nombre de producteurs pour produire systématiquement du surplus, le nouveau temps libre issu des nouveaux moyens de production (filets passifs posés la nuit par exemple), est utilisé à renforcer des activités sociales traditionnellement valorisées dans chacune des deux communautés. La fête et les visites inter-villages en sont des représentants éminents143. Cette non augmentation de l’effort lié à la production de denrées alimentaires ou matérielles issues de la nature a pu également être complétée par un effort de travail non lié à ces activités de subsistance, donc non lié à ces considérations socio-économico-culturelles, où l’individualisme peut prendre sa place.

- Face à la sédentarisation, à l’augmentation et à la concentration de la population, la tendance initiale à la sous-production dans un contexte d’abondance citée par Sahlins ci-

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Chez les Amérindiens du HM les événements réguliers les plus populaires aujourd’hui sont les rassemblements autour du cachiri en journée, les tournois sportifs inter-villages, les campagnes évangélistes. Chez les Aluku nous parlerons surtout des pique-niques de saison sèche sur les berges du fleuve, toutes les

dessus, semble s’être encore accentuée, cette fois dans une acceptation de réduire sa consommation de poisson au profit d’aliments venant de l’extérieur. L’idée sous-jacente tient d’une adaptation à long terme aux risques bien pesés de pénuries récurrentes de la ressource halieutique, en raison de l’abandon de la mobilité et de la dispersion des communautés et du non renouvellement des territoires exploités (Sahlins, 1976).

En conclusion, la non-augmentation de la force de travail productif en fonction de l’augmentation de la population, tient entre autres au fait qu’elle ne semble pas objectivable de la part des deux communautés, tant d’un point de vue socio-culturel que d’un point de vue écologique. Cette trame théorique principale peut également s’insérer dans des schèmes culturels plus particuliers à chacune des deux communautés.

IV.1.1.2. Quelques garde-fous chez les Aluku

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