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Partie 3. Discussion

I. Les sciences occidentales face aux communautés

Quelles que soient les approches scientifiques mises en œuvre (sciences exactes et sciences humaines), l’idée de la nécessité d’un apport mutuel de l’un et de l’autre n’est pas nouvelle. Les sciences exactes semblent pourtant s’être intéressées aux sciences humaines qu’après coup, tandis que l’utilisation des données chiffrées et statistiques ont très vite été prises en compte par l’anthropologie-économique.

La science halieutique qui a été dominée au départ par les sciences naturelles, a connu des évolutions depuis ses débuts (Fontenelle, com. pers.). Emile Postel, créateur de la formation d’ingénieur halieute à Rennes en 1969, disait que « tout halieute devait être d’abord un biologiste » (Fontenelle, com. pers.). Pourtant, comme nous l’avons évoqué au cours de ce travail, étudier les pêches de petite échelle, signifie être confronté à des situations de données peu nombreuses ou absentes. Dans ce contexte de la connaissance, la compréhension des systèmes halieutiques par une étude scientifique basée uniquement sur la statistique ou la biologie devient une tâche particulièrement difficile. Ainsi, Jean Collignon, le successeur d’Emile Postel ajoutait de manière pertinente en 1974, que « pour être halieute, il fallait aussi être biologiste » (Fontenelle, com. pers.). Cette variante justifiait le tournant pour la science halieutique de devoir faire appel à d’autres disciplines scientifiques que la biologie et l’écologie associées aux mathématiques appliquées. En fait,

les pêches et leur corollaire, la gestion des pêches, sont imbriquées dans des systèmes sociaux, économiques et culturels (Costello et al., 2008), relevant donc de l’humain. D’ailleurs, pour Hilborn (2007), « gérer les pêches, c’est gérer les gens ». C’est pourquoi il est devenu indispensable d’impliquer au mieux toutes les parties prenantes (Charles, 2001), afin d’aborder d’une manière holistique et pluridisciplinaire (McClanahan et al., 2009 dans Alves & Minte-Vera, 2013) ces systèmes complexes par définition. En effet, la science halieutique a des ambitions d’applicabilité. Si elle cherche à décrire un écosystème face à l’activité d’une pêcherie, c’est dans l’idée éventuelle d’améliorer cette dernière, soit que l’écosystème a les moyens de produire plus ou mieux, soit au contraire que l’activité de la pêcherie doit être modifiée ou bridée pour ne pas risquer la perte de la ressource. Dans cette idée, mieux vaut avoir à disposition le maximum de données humaines en face des données strictement écologiques et halieutiques. D’ailleurs, et de manière évidente, sans intervention humaine, on ne parlerait ni de pêche, donc d’halieutique, ni de considération des systèmes naturels et humains en constantes interactions.

En matière d’anthropologie économique, depuis les études référentes du Potlatch nord-amérindien par Boas (dans les années 1880-1890) et de la Kula par Malinowski (1920) (Dupuy, 2008), puis l’étude de Mauss sur le don et le contre-don (1923-24) jusqu’au travaux de Godelier (de 1964 à nos jours), la question s’est toujours posée de la place des motivations et des significations des échanges économiques des sociétés dites simples, par rapport aux motivations économiques des sociétés dites complexes. De nombreux auteurs se sont essayés à des quantifications et des statistiques des activités anthropo-économiques. L’essai de Sahlins (1976) repose par exemple en partie sur de nombreuses études de ce type émanant d’auteurs tels que Chayanov (1925), McCarthy & McArthur (1960), Marshall (1961) ou Lee (1968) pour ne citer qu’eux. Ces essais permettent de mettre en relation les chiffres liés à la production et à la destination des biens de subsistance par rapport aux besoins des groupes et d’en dégager des significations socio-culturelles. Autour des sujets qui nous intéressent en Guyane, nous avons les exemples de Hurault (1965), Grenand (1996) ou de Martin (2014) qui ont eu recours aux statistiques pour asseoir des interprétations d’organisation anthropologiques et culturelles sur des données chiffrées. L’ensemble de ces études ont souvent pour but d’éclairer un anthropo-système, perçu généralement comme harmonieux et pérenne, capable d’adaptation dans la durée et viable à condition de n’être pas trop violemment modifié par des éléments exogènes.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, dans des contextes où l’ensemble des sociétés dites simples sont emportées dans le tourbillon de la globalisation, où le risque de dérèglement de leur système économique en lien avec la nature est réel, il est devenu presque obligatoire, dans une perspective de gestion écosystémique, de faire coïncider les approches des sciences naturelles et les approches anthropologiques. Pourtant, il ne s’agit pas seulement de « se servir » des acteurs locaux pour avoir accès à des connaissances que les sciences naturelles n’ont pas les moyens de se procurer (pour des raisons de temps ou d’argent). Il nous faut aussi comprendre réellement quels sont vraiment les ressorts culturels des populations en question qui les font agir ou penser de telle ou telle manière au moment de l’étude. En effet, selon Berkes (2003), la gestion participative des activités de pêche dans des milieux communautaires et la gouvernance à diverses échelles, doivent être élaborées de manière adaptative et co-construite. Elle doit engager les connaissances des utilisateurs de la ressource, leurs apprentissages adaptatifs et leurs institutions. Elle doit surtout s’intéresser aux humains et redéfinir ce qu’est vraiment « la ressource » pour chacun des acteurs. Or, sur le territoire du PAG, les communautés d’habitants sont attachées à d’autres principes cosmologiques que ceux qui prévalent dans la conception française et européenne d’envisager la protection de la nature. « La préservation de la biodiversité sur le territoire du PAG ne pourra être pleinement efficace que si elle

n’impose pas une représentation dominante et unique de la nature à ceux qui ont d’autres manières de composer leurs rapports à l’environnement, mais si au contraire elle tient compte de cette pluralité d’intelligences de la nature » (Descola, 2008).

I.1. Une démarche scientifique pas toujours comprise par les communautés

Dans le cas d’études sur les grandes pêcheries mondiales, la question du rapport entre le scientifique et le pêcheur ne se pose guère. En effet, ces pêcheries sont généralement encadrées par la loi et ces pêcheurs ont l’obligation de se soumettre aux différents contrôles et/ou de déclarer leurs captures. Ce cadre légal alimente de manière plus ou moins efficace les statistiques halieutiques des grandes zones de pêche mondiales depuis des années. Ceci n’est pas forcément le cas des innombrables pêcheries de petite échelle où ces statistiques sont très difficiles, voire impossible, à rassembler. Dans le cas de notre travail auprès des Amérindiens du HM et des Aluku, l’étude s’en remet strictement au bon vouloir des pêcheurs, contraints par aucune loi. Il s’agit alors pour le scientifique de trouver une façon opérante de gagner l’adhésion des pêcheurs à son dessein et à son protocole, au risque de se voir refuser la coopération. En effet, Aluku et Amérindiens du HM n’ont pas la même façon d’appréhender la nature que les scientifiques et peuvent même être très critiques envers eux et leur méthodes, que cela soit pour des questions de confiance en leur résultats, mais aussi pour des questions de rapports à l’autre. Cette préoccupation est d’autant plus importante que la présente étude scientifique est commandée et menée par le PAG, organisme étatique dont une des missions est la gestion environnementale. Cette étude a donc des visées d’application à terme… et les pêcheurs le savent.

I.1.1. Une confiance et une adhésion limitée en la méthode scientifique

A la question de la plus-value que la science occidentale peut apporter au territoire et aux peuples qui y vivent, les Aluku comme les Amérindiens du HM sont bien souvent dubitatifs. « Comment allez- vous pouvoir compter tous les poissons du fleuve, c’est impossible ?», « Ce n’est pas nous qui avons créé les poissons, alors comment les gérer » ? « Vous cherchez à connaître nos pratiques pour mieux nous contrôler ». Ce genre de réflexions est récurrent depuis que je travaille sur les programmes scientifiques participatifs du PAG. Ainsi, l’anonymat de la fiche d’enquête, qui est censé rassurer le pêcheur, n’est pas suffisant voire parfois inopérant pour le convaincre d’adhérer à la coopération scientifique. Le pêcheur peut avoir au contraire l’impression que l’on scrute et que l’on chiffre son activité, sans qu’il ait de contrôle sur les données, sans qu’il puisse s’expliquer à leurs propos. Il peut se sentir dépossédé. Cette façon d’étudier peut paraître froide et dénuée de lien social entre le scientifique et le pêcheur. Cela ne veut pas dire que le pêcheur ne se prête pas au jeu, mais il le fait peut-être pour d’autres raisons développées ci-après, que l’adhésion idéologique à la véracité et à la finalité des résultats issus de cette démarche.

Les raisons d’adhésions d’un enquêteur issu de la communauté sont de deux ordres : gagner de l’argent et montrer aux scientifiques qu’il en connaît autant, voire plus qu’eux sur les poissons du fleuve. Mais lorsqu’il s’agit d’expliquer aux pêcheurs l’intérêt de sa démarche, l’enquêteur se trouve bien hésitant et tente souvent de répéter de manière peu convaincante le discours que lui a servi le scientifique. Ainsi ne joue-t-il pas toujours son rôle d’animateur et de médiateur-culturel et ne s’intéresse-t-il guère à la globalité du protocole ni à la façon dont il pourrait l’optimiser.

Du côté des pêcheurs, les Amérindiens du HM acceptent généralement volontiers d’être enquêtés, dans la mesure où cela ne bouleverse pas leur emploi du temps. Par contre, si au retour d’une pêche, l’un décide d’aller vendre son poisson ailleurs que dans son village, il ne viendra pas se faire

ses éventuels manquements aient des conséquences sur la qualité de l’étude, surtout s’il n’y trouve pas un intérêt personnel. Chez les pêcheurs aluku, nous faisons le même constat, mais de façon exacerbée. L’exemple de la réaction à Loca est exemplaire. Les pêcheurs ne voulaient pas être interrogés par un enquêteur qui tirerait un bénéfice pécuniaire immédiat, tandis qu’eux n’auraient rien à gagner apparemment. Le discours du scientifique leur précisant que la contrepartie de leur coopération sera d’obtenir les données globales nécessaires à leur assurer un meilleur accès à la ressource semble parfois insuffisant pour justifier qu’ils laissent à d’autres le soin de toucher leurs poissons. Cela dérange leurs habitudes et ils peuvent même redouter une éventuelle manipulation ou action négative de l’enquêteur sur les poissons, les affectant eux ou leurs clients (action de sorcellerie). De la même façon, les pêcheurs n’ont jamais proposé à l’enquêteur de se mettre à l’écart pour traiter la pêche avant de la vendre, alors que l’enquête s’avérait difficile, voire incomplète quand les clients se pressaient pour acheter. Cela prouve une fois de plus que la science et ses objectifs tels qu’on les leur propose ne sont pas prioritaires aux yeux des pêcheurs, voire même des enquêteurs.

Ainsi, la mise en œuvre d’un protocole scientifique destiné entre autres à une analyse quantitative de données fiables peut perdre en efficacité, en raison d’une adhésion incomplète des pêcheurs. Au contraire, ces derniers ont été très coopérants dans l’approche individuelle et nominative, dans le dialogue personnel avec le scientifique du PAG que j’étais à leurs yeux. Même s’ils ne maîtrisaient pas l’exercice de la carte cognitive ou n’en comprenaient pas la finalité méthodique, ils étaient heureux de se mettre en valeur, eux et leur communauté. Ils s’intéressaient cette fois aux questions environnementales, au devenir du territoire et de la communauté. C’est pourquoi l’approche par les sciences humaines s’est avérée très pertinente pour compléter et valider les résultats issus de l’approche factuelle décrivant la pêcherie. Sans elle, nous n’aurions pu avoir la profondeur nécessaire à la compréhension des résultats des enquêtes de débarquements.

Nous le voyons, au-delà de la confiance et de l’adhésion en la méthode, c’est la question du rapport à l’autre qui est en jeu.

I.1.2. Entre le pêcheur et le scientifique du PAG, une question d’échange fondée sur la confiance et la réciprocité

Le principal problème entrevu dans le cadre de cette étude se situe au niveau du don et du contre- don. Si, comme Mauss (1925), nous faisons l’hypothèse que les rapports humains se situent dans l’échange et que le don oblige l’autre afin de créer du lien social, alors notre protocole scientifique se trouve être porteur d’un hiatus épistémologique. L’idée de l’intérêt social à venir de l’étude n’est pas suffisante et n’apparaît pas toujours comme un contre-don objectivable par le pêcheur. Alors, qu’apporte-t-on au pêcheur, moi ou l’enquêteur local, en échange de ce qu’il nous donne aujourd’hui, à savoir du temps bien sûr, mais surtout de la connaissance et une partie de lui-même et de son identité (Rimaud, 2004) ? Apparemment rien de concret, ni tangible immédiatement ou promis à l’avenir. Sans contre-don réel envisageable, il est alors compréhensible que l’adhésion à l’étude ne soit pas complète, les pêcheurs voyant en l’enquêteur une personne avide de prendre, sans idée de redonner. Pire, comme nous l’avons vu plus haut, il y a le risque que le don de connaissance puisse conduire à un effet perçu comme négatif, à savoir des mesures de gestion qui remettraient en cause leurs habitudes, soit une double frustration. Cette crainte est d’autant plus perceptible que l’étude est menée par le PAG, institution dont les populations du fleuve se méfient depuis sa création, à propos des questions autour des ressources naturelles.

Malgré tout, dans notre étude, les pêcheurs ont pour la plupart joué le jeu, ce qui montre que le rapport entre le scientifique du PAG et le pêcheur n’était finalement pas si déséquilibré. Il semble que le contre-don le plus pertinent fut en réalité le fait que le pêcheur se sente valorisé immédiatement, lui et sa communauté, face à ses pairs et face à la sphère scientifique. Que lui, sa communauté, ses connaissances, ses compétences soient prises en compte par la science occidentale et le PAG, qu’il soit considéré comme important, voire indispensable aux yeux des autres, apparaît comme un gage pour donner de soi. De ce point de vue, le don du pêcheur de sa personne oblige cette fois le scientifique à un retour bénéfique auprès du pêcheur et de sa communauté, à commencer par le respect de ses modes de vie et de ses choix : c’est un contre-don objectivable. Il oblige aussi le scientifique à un devoir d’humilité au moment de la récolte des données et à un devoir éthique de restitution et d’utilisation conforme des résultats au bénéfice des communautés. C’est la base du pacte tacite mis en place entre le PAG et les pêcheurs qui se sont engagés dans la coopération scientifique. Même les pêcheurs de Loca ne se sont pas départis de cette considération. Quand bien même ils ont souhaité une gratification en échange de leur auto-enquête, ce contre-don immédiat et concret les a engagés à leur tour dans l’obligation d’un nouveau don envers le scientifique. C’est ainsi que certains d’entre eux ont eu des velléités de pêcher plus que de coutume (ce qui était anti-protocolaire) pour démontrer leurs capacités de pêcheur, mais aussi dans l’idée d’apporter un maximum de données halieutiques au scientifique !

I.2. Un exemple de complémentarité des deux méthodes : les expéditions de plus de 24

heures

Au niveau des sorties de pêche traitées par les enquêtes de débarquements, les expéditions de plus de 24 heures représentent moins de 1 % chez les Amérindiens du HM et moins de 7 % chez les Aluku. Or, à l’écoute des témoignages des pêcheurs vus lors des entretiens, les expéditions sont plutôt nombreuses et font partie intégrante de leurs pratiques de pêche.

Chez les Amérindiens du HM, nous savons grâce aux entretiens que les expéditions sont de 3 à 5 jours minimum et qu’elles impliquent en grande partie la distribution du surplus, ce qui suppose plusieurs débarquements partiels en dehors du dégrad familial. Nous avons estimé que, pour cette raison, les expéditions ont échappé en grande partie à l’enquête. En recoupant les témoignages des pêcheurs amérindiens du HM, qui disent que 57 % d’entre eux partent en expédition en moyenne 2,7 fois par an, cela représenterait 162 expéditions par an réalisées au sein des 106 foyers amérindiens du HM échantillonnés, soit environ 4 % des sorties de pêche et non les 1 % décrites par les sorties de débarquement, soit un différentiel de 1 à 4.

Chez les Aluku, nous savons grâce aux entretiens que les expéditions courantes durent de une à deux nuits maximum. En recoupant les témoignages des pêcheurs aluku disant que 70 % d’entre eux partent sur ce genre d’expéditions courtes en moyenne 1,5 fois par mois, cela comptabiliserait environ 342 expéditions par an réalisées au sein des 27 foyers aluku échantillonnés. Cela représenterait environ 30 % des sorties de pêche au lieu des 7 % observées lors des débarquements, soit un différentiel de 1 à 4 environ comme chez les Amérindiens du HM. Le fait que ces expéditions n’aient pas été observées dans les enquêtes de débarquements pose cependant question. En y regardant de plus près, nous voyons en réalité que l’ensemble des fiches de débarquement d’expéditions émane de Loca, village de pêcheurs auto-enquêtés qui ont de fait bien compté leurs nombres de jours de déplacement. A Loca, les expéditions représentent en réalité 13 % des sorties décrites sur la période d’étude. A Papaïchton, aucune expédition n’a été comptabilisée alors que l’enquêteur affirme avoir traité 100 % des débarquements. Nous pouvons le croire puisqu’il n’y a qu’un dégrad à surveiller où interviennent tous les types de débarquement. Nous attribuons cette

absence d’expéditions au fait qu’étant courtes, l’enquêteur n’a pas su les distinguer des sorties de moins de 24 heures.

Cet exemple montre le biais que peut comporter parfois la mise en œuvre d’un protocole scientifique qui ne peut considérer tous les aléas ou les contraintes qui régissent les pêcheurs, leur degré d’adhésion au projet d’étude en particulier, mais aussi les failles dans leur propre description de leurs activités. Il est alors nécessaire de multiplier les sources de données pour les recouper et estimer un résultat final au plus juste.

En conclusion, c’est à partir de tous les éléments de méthode que nous venons de critiquer, que nous pouvons poursuivre la synthèse des résultats dans son ensemble. J’ai choisi d’adopter à partir de maintenant une démarche anthropo-économique. Cette voie me semble être la plus pertinente pour mettre en relief les dessous du fonctionnement des pêcheries aluku et amérindiennes du HM aujourd’hui. C’est grâce à elle que nous allons découvrir ce qui se cache et ce qui explique « l’immédiatement visible » des résultats des deux premières parties.

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