La
prospérité des protestants est complète^ Ils apparaissentcomme
les maîtressuprêmes
du pays, fort bien organisés, servis parun
inépuisable budget. Ils paient largement les services rendus, et font espérer plus encoresi lesservices augmentent.Ils s'attaclient leurs adeptes, a la cour et dans la province, par des avances d'argent, dont ils réclameront la restitution au premier
soupçon
de rupture.Les
églises font aussi des prêtsaux membres
de, la « congrégation )> : double profit,un
revenu de 24"/o aumoins
et la•main
mise sur des. créan-ciers toujours insolvables.Le
pays se couvre d'écoles. L'idolâ-trie n'a pas disparu, tant s'en faut, mais son influence esten
baisse.En
1869 le protestantisme est déclaré religion d'état.Dés
lors les reines qui sesuccèdent et les premiers ministres sont tousmembres
de la secte des indépendants.A
peine, de loin en loin, voit-on un catholique parmi les hauts officiers dela cour, les gouverneurs, les chefs de caste noble. L'Angle-terre, par son argent, par ses clergymen
semble
être lamaîtresse occulte de Madagascar.
Dans
la réalitéil n'enest pas tout à fait ainsi. L'on a si bien identifié l'église et l'étatque
le vrai pape de l'églisemalgache
est le premiei^ ministre.
Aux
révérends anglais tout ceque
l'ondemande
c'est de publier des journaux, deformer
des maîtres, et de faire couler surMadagascar
l'or de l'Europe. Fixés dans les grands centres, ils sont censés administrer leurs vastes districts. Mais l'actionefïicace estaux subaltermes,aux MM
pi^êcheurs(chiffres de 1880), qui j'elèvent des604
pasteurs, lesquels sonteux-mêmes
surveillés, inspectés,dénoncés
par les 180 évangélistes,92 CHAI'ITRE IV
tout cela sous l'autorité
suprême
de la cour.Ce
sont tous ces indigènes, liier encore idolâtres, christianiséspour
la forme, autocrates, fanatiques, quimènent
tout, forcent les gens ù venir à « la prière », à bâtir temples, écoles, presby-tères, exécutent et dépassent les ordresvenus
d'en haut. Et les Anglais sont les premiers à se plaindredo n'être plus rien,de
se sentir étoutîés dans leur action par la pression gouver-nementale,de neplus pouvoir« prêcherJèsus-Gliristselon le nou-veau Testament, mais seulementselon le premierministre. »D'autres sectes étaient
venues
se joindreaux
indépendants : en 1864 les anglicans, et les luthériens deNorvège
en 1867, puis les quakers américains.. Il fautdonner
:i ces missionnaires les éloges qui leur sont dûs. Certains, ilest vrai, tristesémules du
Rev. Ellis, ont laisséune mémoire
équivoque.Dès
qu'ils'agissait de contrecarrer"la
France
et le catholicisme, ils ne se refusaient pas assez lesagissements loucheset lescalomnies.Reste
que
lesmeilleurs d'entre eux, ont souventfaitbonne beso-gne pour
le progrès de Madagascar.On
leurdoit l'abolitiondela traite des noirs et la fondationdebeaux
etnombreux
hôpitaux.Mais
une
question ultérieure se pose : ont-ils christianisé lesindigènes? .
Leurs statistiques sont imposantes. Ainsi, en 1892, 810.313 adhérents
pour
les indépendants et 47.681pour
lesNorvégiens.Dans
leurs écoles, les premiers avaient inscrit 92.000enfants, et les autres 87,300. Maisdu
chiffre des inscriptions faut-il conclure au chiffre des présences? faut-il admettreque
ces adhérents aient été de vrais et sincères chrétiens? Je sais tout ce qu'on peut dire en pareille matièrepour
récuser le témoi-gnage des missionnaires catholiques. Ils ontbeau
avoirvu
les choses de près, connaître à fond leurs Malgaches, avoir vécu longtemps dans le pays,
quand
ils viennentdireque
neuf de ces protestants sur dix n'ontque donné
leurnom,
et ne sontmême
pas baptisés, qu'avec leurs centaines d'enfants inscrits les écoles sont souventcomplètement
vides, ils auront bien de la peine à se faire croire. «Je suis certain dela vérité, affirme pourtantl'un deux"En
fait, la très grande majorité desHova
se disant protestants est restée païenne. » Mais,nous
leverrons plus loin,en leurs jours de franchise et de loyal
exa-MADAGASCAR 93
men
de conscience les ministres protestantsne
disent pas autre chose. (1)Pour
elle, la mission catholiquene
pouvait mettre en avant d'aussi gros chiffres.Le
progrès cependant était continu. L'onne
tarda pas, àcompter
à Tananarive et aux environs 28 lieux de réunion, 22 chapelles,•25 écoles.Ces stations, il fallait leplus souvent les conquérir de haute lutte.
En
Ihéorie, de par les traités conclus avec la Franceen
1868, « les sujets français, dans les états .de Sa Majesté, avaient la liberté de pratiquer et d'enseigner leur religion »,donc
de bâtir écoles, églises, hôpitaux. Il est vraique
lesimmeubles
appartenaient à la reine, mais ilsne
pouvaient être détournés de leur destination.On
avait spécifié de plusqu'au-cun Malgache ne
serait inquiété pour sa religion.Malheureu-sement
la Finance paraissait se désintéresser de ses droits. Si quelque officier se permettait de parler haut et de rappeler lesHova
à l'observationdu
traité, il était sûr d'êtreblâmé
auministère.Vinrentles désastresde laguerre franco-allemande: les Malgaches comprirent qu'il n'y avait plus à se gêner.On
ne s'en prenait pas directement au missionnaire. Maisun
catholique influent de la capitale avait-il invité les Pères à ouvrirune
église dans sa maison deschamps,
des notablesdu
village, fatigués dedonner
leurtemps
et leur argent à la« corvée de la prière », décidaient-ils de passer à la religion rivale
moins
exigeante et dont le missionnaire se contentait d'unehutte indigène,on
laissait le prêtre français dire la messe, faire le catéchisme, visiter les malades; mais celui qui l'avait api)elé étaitimmédiatement
tracassé,menacé,
violentémême
et jeté en prison.
A
qui recourir? les petits seigneurs étaient protestants, les gouverneurs protestants, les ministres pro-testants.La
France laissait faire.Encore
si l'on s'était trouvé enface desclergymen
anglais : il y atout lieu de croire qu'aveceux on
eût pu vivre àpeu
près en paix. Maison
était à lamerci des évangélistes malgaches. Ija situation restait sans issue, et l'on était
voué
aux dénis de justice à perpétuité.(1)
L
IJ. Piolet. Madagascar et les Hova. p.88.8994 CHAPITRE IV
Ce
n'était là qu'un prélude.La
vraie persécution ouverte, universelle, éclata sur le terrain scolaire.Les protestants avaient sur les catholiques
une
avance de quarante ans. Les2738
élèves de leurs rivaux n'eussent pasdû
les inquiéterbeaucoup
(1874). Mais simodeste
qu'il lut, ce chiiï're était trop élevé encore. Il fut résolu qu'on ferait levidedansles écoles françaises.De
làune
série de lois qui, habilement maniées, devaient assureraux
hérétiques le mono-pole de l'enseignement.L'une d'elles obligeait
chaque
centre de population à payer l'instituteur protestant.Une
autre enjoignait, sous des peines graves, aux parents, d'envoyer leurs enfants à l'école de leur choix : or souvent il n'y avait pas de choixpossible, et il fallait s'inscrirechez des maîtres donton
ne partageaitpaslafoi. Desiis-tesd'enfants furent dressées, et,comme
les protestants avaient toutes les charges, il n'y eut d'autres listes officiellesque
lesleurs. Impossible de les contrôler : l'accaparement était facile.
On
le facilitaencore
parune
troisième loi, interdisant auxenfants'une
fois inscrits de changer d'école sans de justes motifs.Mais qui sera juge des motifs?
Jamais
on ne
saura toutes l'es vexations dont ce code scolaire fut la cause.A
toutes les plaintes, les autorités n'opposaientque
des paroles dilatoires. Donnaient-elles raisonaux
catho-liques, leur réponse était, sur place, interprétéeau
reboursdu bon
sens.Chez
les Betsiléo surtout, la pnission sur. les catho-liques fut acharnée.La
loi, disait-on, avaitun
eftét rétroactif, et tout enfant qui jadis avait été inscrit chez les luthériens devait y faire retour.De
làune
véritable chasse aux élèves : poursuivis, arrêtés, parquéscomme
des animaux, enchaînés, maltraités, ilsétaient l'enjeu du plusfort. « Les Betsiléo, avouaitun
ministre protestant, le Rév. Street, étaient conduitscomme'
des bêtes à nos temples. »Or
les suitesde
ces persécutions n'ont pas été ce qu'on attendait.La
religion officielle finit par se rendre odieuse à force de maladresses : les catholiques se multiplièrent et se trempèrent dans la lutte.En
1882, ils atteignaient le chiifre de 80,000 adhérents, dont 23,000 baptisés, avec 152 églises, 44 prêtres, 346 instituteurs, 181 institutrices. D'environ 3000 leMADAGASCAR
nombre
desenfantsmonta
danslesécoles jusqu'à 20,000.Un
autre résultatqu'onn'avaitpas prévu,cefutla guerre aveclaFrance.Autant
que
la religion catholique, les vexations .scolaires visaient l'influence française ; lesdeux
choses se trouvaient alorssynonymes
à Madagascar.Les
lois en vigueur contre-disaient les traités toujours.existants. Gela n'eût pas suffipour amener
une rupture : maiseu même
temps, lesHova
refu-saientaux
Français, le droit de posséder des terres, ils s'obs-tinaient àoccuper le. sol des Sakalaves, nos alliés.La
guerrefut déclarée (1881).
On
sait le reste.Les hostilités durèrent trois ans. Les missionnaires durent s'éloigner.
Deux moururent
enchemin
(1),comme
étaitmort M.
de Solageson
1830,comme en
1620 le père Garces, gardés à vue, privés de nourriture, tués par la faim et la misère.Quant
aux fidèles, ils furent laissés à la garde de Dieu.Lorsque, la guerre achevée,les Jésuitesrevinrentàleur poste,-ils n'eurent qu'à louer la Providence. Les Malgaches catho-liques avaient été admirables de fermeté.
Une
princesse'de sang-royal, Victoire Rasoamanarivo, s'étaitmontrée
la véritablemère
de la mission.Un
Frère des écoles chrétiennes, sixsœurs
de Saint-Joseph de Cluny, tous indigènes,un groupe
de jeunes gens, YUnion catholique, formèrent centre. Les fidèles se ser-rèrent autour d'eux, résistèrentaux
menaces, aux pihages, aux sollicitations, et attendirent dans la prière.Au
pays BetsiléO;surtout,
on
eutbeaucoup
à souffrir : écoles fermées, élèves dis--perses, assemblées interdites, églises détruites, résidencessacca-:gées. Et cependant il y eut fort
peu
de désertions, à peinef) à 600
catéchumènes
de la veille. Résultat d'autant plus con-r:solant
que
le Malgacheidolâtresemble
offrirmoins de
ressourcés à l'Evangile.Ghaque
race apporte ses obstacles originaux qui s'ajoutent à la-massecommune
des misères humaines.A
Mada-gascar, c'est l'union dedeux
choses contradictoiresen
appa-:' rence, l'absence àpeu
prèscomplètedu
sens religieuxet legoût excessif des superstitions.Aucune
préoccupation' de l'au-delàv' et la préoccupation des sortilèges. Ajoutez la polygamie, inter-dite par les lois, mais entrée dans lesmœurs,
les unions;(1) Les pères Martin Brulail el de Batz.
96 CHAPITRE i\
instables, le lien
du
mariage noué, dénoué,renoué
sans fin,au
gré des caprices, sansque personne
songe à se scandaliser.Et cependant, à ce grand enfant égoïste et sensuel, le mission-naii'e avait appris l'esprit de sacrifice.
Le
néophyte savait sedévouer pour un
salaire ridicule. Il savait être fidèle àune
religion toujours persécutée. Ilcommençait
àcomprendre
ce qu'est la pudeur.De
grands chefs avaientpu
apprendre par leursmécomptes
qu'uneMalgache
catholique sait résister.Il se fondait de vrais foyei-s chrétiens. Sans doute
on
restait parfois bien loin de l'idéal,mais parfois aussion
y atteignait.L'épreuve de la guerre et de l'isolement devait prouver
que
ces résultats étaient solides.Enfin, après des
bombardements,
des blocus,un
essaimalheu-reux
d'expédition à l'intéi'ieur,de guerre lasse,on
finit par s'en-tendre, et la paix fut signée (47décembre
1885).Dans
l'inter-valle,Madagascar
avait été érigé en vicariat apostolique, et le jour dePâques
1886,Mgr
Cazet célébrait pontifîcalementdans sa cathédraledeTananarivelarésurrection de l'église Malgache.III
Les années qui suivirent furent singulièrement fécondes.
En
1860, il y avait