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3 1900 et 1919-1924 : deux « moments » de la carrière de Ferdinand Brunot

3.2 La dernière réorientation de la carrière de F Brunot (1919-1924)

3.2.1 Pourquoi quitter l’ENS de Sèvres ?

Brunot cesse d’enseigner à Sèvres en 1925. Pourtant, il semble avoir beaucoup apprécié travailler dans cet établissement, ce qu’il rappelle en 1922 dans la dédicace qui ouvre La

pensée et la langue : « À ma chère École de Sèvres pour qui cette méthode a été créée »185. Comment expliquer son départ de l’institution à peine quelques années plus tard, alors qu’il ne prend sa retraite qu’en 1934 ? La première hypothèse, assez vraisemblable, serait que F. Brunot a justement estimé être parvenu à son objectif avec la publication de La pensée et la

langue et que son enseignement à Sèvres a dès lors perdu de l’intérêt à ses yeux. En ce cas,

pourquoi avoir attendu 1925 pour quitter l’établissement, soit plusieurs années après la parution du livre, a fortiori après l’achèvement de sa rédaction ? Il aurait pu quitter Sèvres dès 1922, peut-être même avant.

Les importantes transformations que connaît le régime des études à l’École de Sèvres entre 1919 et 1925 offrent une autre piste explicative. De façon générale, ces transformations s’inscrivent dans la crise importante que connaît alors l’enseignement secondaire des jeunes filles. D’après Anna Amieux (1871-1961), ancienne élève puis directrice de l’ENS de Sèvres (1919-1936), l’ensemble des Facultés françaises aurait délivré 81 baccalauréats (49 ès lettres et 32 ès sciences) et 29 brevets de l’enseignement secondaire spécial à des jeunes filles entre 1866 et 1882, autrement dit avant la création des lycées et collèges féminins. Cette tendance

183 Jeanne Streicher, « Centenaire de Ferdinand Brunot : Hommage de l’École des Sèvres », Sévriennes d’hier et

d’aujourd’hui, 1960, no

22, p. 3.

184 Un curriculum vitae très détaillé établi par F. Brunot lui-même à la fin de sa vie témoigne de l’évolution de sa

carrière. Cf. Annexe II. C.1.a.

185 « Dédicace », F. Brunot, La pensée et la langue. Méthode, principes et plan d’une théorie nouvelle du

se serait affaiblie dans les premières années qui suivent la mise en place de l’enseignement secondaire féminin, lequel aurait détourné la plupart des candidates des études masculines en leur offrant l’opportunité d’étudier sans avoir à s’inscrire dans des filières auxquelles elles n’étaient pas préparées. Cependant, dans un second temps, les nouvelles sections du baccalauréat créées par la réforme de 1902 auraient provoqué l’engouement des jeunes filles et de leurs familles. Celles-ci auraient ainsi demandé et obtenu la création de cours complémentaires de préparation au baccalauréat, notamment aux matières de la section latin- langues, auquel nombre d’entre elles prétendaient. Le nombre des candidates s’accroît encore dans les années 1920186.

Cela se traduit à Sèvres par l’introduction du latin dans le cursus, et plus particulièrement par l’ouverture d’une maîtrise de conférences en Langue et littérature latines en 1919. René Pichon (1869-1923) y enseignait certes déjà la littérature latine depuis 1913, il semble toutefois qu’il ne s’agissait que d’un enseignement d’histoire littéraire dans lequel les textes étaient étudiés en traduction française. L’étude des textes en traduction correspond du reste à l’approche adoptée par R. Pichon dans son ouvrage le plus célèbre, Histoire de la littérature

latine, qui connaît déjà sa cinquième édition en 1912. Les textes latins n’y sont présentés que

sous forme de courts extraits, directement suivis de leur traduction en français, sans présentation spécifique de la grammaire ni du lexique latins.

En revanche, à partir de 1919, l’étude de la langue latine s’ajoute, en tant que telle, au plan d’études de Sèvres. La maîtrise de conférences est alors confiée à un dénommé Gosselin187 pour les élèves de première année ; les cours de deuxième et de troisième année sont dispensés par Edmond Courbaud (1868-1927). Cet enseignement est facultatif, mais les témoignages des élèves comme des professeurs montrent que l’introduction du latin détourne les Sévriennes des langues vivantes : elles préfèrent apprendre le latin plutôt que l’anglais ou l’allemand188, ce dont témoigne en 1931 Émile Legouis (1861-1937), professeur à la Sorbonne et chargé de cours de littérature anglaise à Sèvres à partir de 1913 :

Les “littéraires” ont déjà déserté. Les “historiennes” seules sont jusqu’ici demeurées fidèles. L’étude des littératures et même des langues étrangères est supplantée par le latin. […] La forme primitive de leurs études, qui avait pourtant fait ses preuves, devient une chose du passé. Les professeurs de français les plus autorisés qui ont pu comparer les jeunes gens et les jeunes filles façonnés par des méthodes distinctes, avec ou sans latin, ont beau déclarer que pour la

186

A. Amieux, « L’École Normale des Professeurs-femmes (1881-1931) », art. cit., p. 188‑189.

187 Il s’agit peut-être de Louis Gosselin, ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm et agrégé de lettres en 1894

(André Chervel, Les agrégés de l’enseignement secondaire. Répertoire 1809-1960, http://rhe.ish- lyon.cnrs.fr/?q=agregsecondaire_laureats, mars 2015, (consulté le 12 novembre 2017).

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culture littéraire et l’art d’écrire en français, l’enseignement féminin valait bien l’autre, à juger par les résultats, rien n’y a fait.189

Qui seraient donc ces « professeurs de français les plus autorisés » si ce n’est G. Lanson et F. Brunot ? Or tous deux, qui ont connu jusqu’alors des parcours parallèles, de l’ENS de la rue d’Ulm à la Sorbonne et à Sèvres, quittent justement l’internat de jeunes filles après la Grande Guerre : G. Lanson dès 1918 ; F. Brunot, quelques années plus tard. Le départ de F. Brunot intervient à la rentrée qui suit directement la réforme de l’enseignement secondaire des jeunes filles instituée par le décret du 25 mars 1924 qui abroge celui du 14 janvier 1882. Les programmes d’enseignement secondaire masculins et féminins et le baccalauréat sont dès lors devenus identiques. Or, pour F. Brunot, la convergence des enseignements secondaires féminin et masculin, qui se fait par assimilation des programmes du premier à ceux du second, ne représente-t-elle pas un échec à la fois de sa volonté de refonder l’enseignement du français en le sortant du cadre traditionnel des humanités classiques et de son désir de conserver la spécificité d’un enseignement féminin ? À l’occasion du cinquantenaire de l’École de Sèvres, J. Streicher écrit à son propos :

Ce travailleur robuste, ce fondateur était le plus féministe de nos maîtres; il faisait grand cas des femmes, mais à condition qu’elles fussent « des femmes accomplies, non des garçons manqués »190.

Ensuite, s’agissant du recrutement des élèves, l’année 1923 voit l’ouverture de l’établissement à des élèves externes. Dès la création de l’établissement s’était posée la question de la place du certificat d’aptitude à l’enseignement : créé dès le début et ouvert aux candidates sévriennes comme à des candidates extérieures, ce certificat d’aptitude était initialement passé par les Sévriennes à la fin de la deuxième année d’études. Cependant, le nombre croissant de candidates malheureuses au concours d’entrée, sans aucune perspective après plusieurs tentatives infructueuses, avait motivé une réforme des études à Sèvres menée en 1911191.

Le certificat avait alors été scindé en deux séries d’épreuves, la première série étant assimilée au concours d’entrée à Sèvres et la seconde permettant aux candidates malheureuses mais néanmoins bien classées de ne passer ensuite que la seconde série d’épreuves en candidates libres afin de devenir des professeurs certifiées à part entière. Conçue pour aider les non-Sévriennes, la réforme avait toutefois eu une conséquence pour l’institution elle- même : le concours d’entrée à Sèvres avait de fait cessé d’être interne. Les épreuves avaient

189 Emile Legouis cité par J. Streicher, « Cinquante années d’enseignement littéraire », art. cit. 190 Ibid., p. 254.

191

ainsi été délocalisées à Paris et la place des professeurs de Sèvres dans le jury s’en était trouvée réduite. À la rentrée 1923, les candidates titulaires de la première partie du certificat d’aptitude, jusqu’alors obligées de se préparer par leurs propres moyens à la seconde série d’épreuves, sont admises à Sèvres en tant qu’externes pour les préparer192.

À son départ, F. Brunot laisse son poste à l’ENS de Sèvres à Mario Roques (1875-1961). Celui-ci, ancien élève à de F. Brunot et de J. Bédier à l’ENS de la rue d’Ulm de 1894 à 1897, a également suivi les conférences de G. Paris et d’A. Thomas à l’EPHE193. Sans revenir sur l’ensemble de sa carrière d’enseignant, extrêmement longue et ancrée dans de multiples institutions, on remarquera tout de même qu’il a succédé notamment aux quatre enseignants cités. En effet, dès janvier 1901, quand F. Brunot et A. Thomas accèdent chacun à une chaire à la Sorbonne suite au décès de L. Petit de Julleville, il est chargé de les remplacer respectivement à l’ENS d’Ulm pour préparer les élèves à la licence et à l’agrégation de grammaire, dans le cadre de la conférence de Grammaire et d’histoire de la langue française ; et à l’EPHE, où il est nommé maître de conférences pour la Philologie romane en 1903, au moment de la mort de G. Paris, remplacé par A. Thomas en tant que directeur d’études. Il porte le titre de directeur adjoint à partir de 1905194. Enfin, en 1937, la chaire d’Histoire du

vocabulaire français est créée pour lui au Collège de France par une transformation de celle

de Langues et littératures françaises du Moyen-Âge qui était occupée par Paulin, puis par Gaston Paris, avant de l’être par J. Bédier.

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